Par Lance Selfa
Le facteur unificateur le plus fort du mouvement Occupy, c’est qu’il identifie de façon claire et simple ce qu’est le problème clé dans la société des Etats-Unis: le fossé entre la vaste majorité de la population – les 99% – et le 1% le plus riche et le plus puissant.
Cette formule de 99% /1% n’est pas seulement une constatation de l’inégalité des revenus aux Etats-Unis aujourd’hui. C’est aussi la perception que le 1% contrôle largement le gouvernement et peut par conséquent truquer en sa faveur les lois, les impôts et les règlements.
Si vous regardez les enquêtes d’opinion sur des questions comme faire payer des impôts aux riches, réguler Wall Street, dépenser l’argent public pour créer des emplois, prioriser la croissance économique plutôt que réduire le déficit ou encore préserver et protéger la Sécurité sociale et Medicare [assurance-maladie pour les personnes de plus de 65 ans], vous constatez des majorités populaires, souvent écrasantes, opposées à l’austérité et favorables à des politiques «redistributionnistes».
Et pourtant le gouvernement malsain semble incapable, et cela ne l’intéresse d’ailleurs même pas, de faire quoi que ce soit pour être à l’écoute de ces revendications populaires. Au contraire, le Congrès a agi avec une vitesse impressionnante, et sans se préoccuper du déficit, pour destiner des centaines de milliards de dollars pour les banques et d’autres entreprises quand la crise financière a éclaté en 2008.
Théoriquement, nous sommes tous égaux devant l’urne dans laquelle nous déposons notre bulletin de vote. Des majorités populaires devraient donc pouvoir forcer les politiciens à satisfaire ces préoccupations. Mais le mouvement Occupy a éclaté et s’est propagé parce que des millions de personnes aux Etats-Unis réalisent que la façon dont fonctionne Washington n’a en réalité aucune ressemblance avec les explications des manuels de science politique et leur vulgarisation médiatique.
Mais alors comment le 1% réussit-il son coup ?
Un gouvernement des, par et pour, les entreprises
Le politologue Sheldon Wolin est allé jusqu’à définir les Etats-Unis comme un exemple de «totalitarisme inversé», où les entreprises dominent l’Etat, où voter est la seule participation populaire acceptable, et où la démocratie est «gérée» afin qu’elle produise seulement des résultats que le gouvernement et les entreprises souhaitent. Pour S. Wolin, les médias contrôlés par les entreprises jouent un rôle pour contribuer à manipuler la démocratie, même derrière leur prétention d’être une presse libre.
Il est incontestable que les entreprises jouent un rôle important dans le gouvernement, comme cela a toujours été le cas. La plupart des grandes fortunes des Etats-Unis ont été amassées par des capitalistes qui ont exploité le pouvoir du gouvernement pour acquérir des avantages sur leurs concurrents ou pour profiter des ressources publiques. Les ploutocrates de «l’âge doré» de la fin du XIXe siècle, par exemple, les Vanderbilts, Astors, Stewarts, Gould, ont basé la fortune qu’ils ont tiré des chemins de fer sur la concession de 100 millions de dollars de fonds du gouvernement fédéral et des Etats. Et sur la concession de 200 millions d’acres de terres fédérales pour la construction des lignes de chemin de fer. Dans l’économie d’aujourd’hui, aussi bien l’énergie nucléaire qu’Internet sont le produit de la privatisation de technologies développées dans des laboratoires du gouvernement fédéral.
Malgré toute la rhétorique des idéologues du libre marché qui opposent le «big government» [le gouvernement fédéral et ses agences] au «big business», la vérité c’est que le big business a toujours trouvé utile d’investir dans les politiciens et dans leurs partis politiques pour obtenir des politiques étatiques qui améliorent ses bilans.
C’est ainsi que lors de la crise des caisses d’épargne des années 1980, quand le Congrès a fait comparaître l’escroc Charles Keating devant une commission parlementaire, et qu’un député lui a demandé s’il pensait que les milliers de dollars qu’il avait donnés à des politiciens servaient à acheter de l’influence, Keating a répondu: «Assurément, je l’espère.»
Les deux principaux partis pro-capitalistes des Etats-Unis ont une certaine tendance à soutenir des secteurs industriels différents: les Républicains reçoivent généralement le soutien de l’industrie pétrolière, de l’agroalimentaire et de l’industrie des armements tandis que les Démocrates récoltent les financements de la part de la Silicon Valley, d’Hollywood et de Wall Street. Dans les faits, un récent article du Wall Street Journal a révélé que le secteur financier procurait les 30% de toutes les dépenses en faveur des deux partis durant la campagne des élections de 2008.
Néanmoins, il serait trompeur de conclure que les Démocrates représentent simplement une section ou une coalition du monde des affaires, tandis que les Républicains en représenteraient une autre.
Le fonctionnement du système des deux partis garantit que cette division au sein du monde des affaires aux Etats-Unis est ad hoc et ne se cristallise pas en deux camps idéologiques permanents. Les patrons doivent apprendre à opérer dans le cadre du système fédéral. Cela veut dire que les entreprises qui peuvent être des gros donneurs républicains au niveau fédéral, soutiennent et aussi financent les machines politiques démocrates au niveau des Etats ou d’entités urbaines.
Deuxièmement, les entreprises aiment à augmenter leur capacité de marchandage. Elles veulent gagner tout ce qu’elles peuvent de leur engagement politique, et cela aide si elles jouent un parti contre l’autre.
Finalement, les entreprises qui recherchent les faveurs du gouvernement succombent à la «loi du moindre mal» tout autant que les électeurs. Le parti majoritaire au Congrès est habituellement assuré de recevoir également la plus grande partie des contributions de campagnes électorales. Comme ses dirigeants jouiront d’une position d’autorité au Congrès, avec le pouvoir de proposer les lois, les entreprises vont verser des contributions pour préserver leur «accès».
Qu’est-ce que «Corporate America» attend en retour de son investissement? Au total, les élections présidentielles de 2008 ont coûté environ un peu plus de 5 milliards de dollars. Si cela paraît une somme stupéfiante – et effectivement, cela représente une énorme augmentation en quatre ans du coût d’une élection présidentielle – c’est équivalent à la taille d’une entreprise moyenne, mesurée à sa capitalisation boursière. En d’autres termes, plus grand que les pains Panera Bread mais plus petit que la Chipotle Mexican Grill.
En réalité, ce qui est le plus remarquable, c’est combien un investissement relativement petit dans les politiciens va générer des gros retours sur investissement pour les «investisseurs».
Pour une dépense qui correspond à peu de chose, l’industrie de la défense a gagné des dizaines de milliards de commandes générées par la guerre en Irak, tandis que Wall Street a reçu des milliers de milliards quand le gouvernement fédéral l’a sauvé en 2008. Une étude de 2007 analysant les donations des entreprises en regard du cours de leurs actions, entre 1979 et 2004, a démontré que le cours des actions des entreprises qui avaient contribué le plus aux partis battait le cours moyen de l’ensemble des actions de 2,5 points de base annuellement.
L’escroquerie des deux partis
Malgré toute la rhétorique anti-gouvernementale qui émane des milieux d’affaires, la classe dominante a besoin d’un Etat capitaliste qui garantisse sa propriété et son influence contre les classes capitalistes rivales.
Tant que les partis politiques du régime restent fidèles au maintien de cet état des choses, le big business peut supporter des changements dans le gouvernement. Mais pour garantir que les gouvernements ne décident pas des politiques qui aient trop d’effets contraires aux intérêts du monde des affaires, les capitalistes s’efforcent de façonner et contrôler les partis politiques qui sont habituellement en concurrence pour former le gouvernement. C’est là une des façons par lesquelles la classe capitaliste arbitre des objectifs et programmes qui entrent en conflit.
La politique pro-capitaliste n’émane pas de quelque cabale patronale, comme le prétendent les théoriciens de la conspiration. Elle se fraie son chemin au travers de différentes fondations privées et instituts d’études, au travers des universités, des institutions quasi publiques et à travers les partis politiques. Toutes ces institutions recrutent des spécialistes venus du monde des entreprises qui sont formés pour amener la politique des entreprises dans le gouvernement. Il suffit pour cela de penser aux nombreuses manières par lesquelles des milliardaires comme Bill Gates et Eli Broad [il a commencé dans l’immobilier, puis les assurances, etc. ; sa fondation possède un impact significatif] ont réussi à influencer la politique gouvernementale de «réforme scolaire».
L’Etat – et en particulier l’exécutif qui fonctionne comme ce que Karl Marx appelait «un conseil d’administration pour gérer les affaires communes de la bourgeoisie» – mène des politiques qui arbitrent entre les besoins économiques et politiques à court terme, et même entre différents secteurs du capital.
Dans ce sens, l’Etat capitaliste est moins un outil dans les mains de capitalistes qu’une arène dans laquelle les intérêts capitalistes font l’objet d’une médiation.
La constatation que Démocrates et Républicains sont dévoués au capitalisme et à la défense des intérêts des Etats-Unis dans le monde n’est guère nouvelle. Mais la bourgeoisie ne considère rien comme acquis. Elle exerce une pression constante sur les partis politiques afin de garantir que ses intérêts soient mis en application. S’il y a de nombreux tentacules qui attachent les partis politiques au big business, deux grands domaines d’influence des entreprises sont particulièrement importants: la sélection des candidats, d’une part, et, d’autre part, le lobbying par les entreprises et les services de conseil qu’elles fournissent aux politiciens et aux administrations publiques.
La vénalité légale des élections aux Etats-Unis
Mark Hanna, le premier collecteur de fonds et opérateur politique moderne qui a aidé les Républicains à remporter leur victoire écrasante de 1896 sur les Démocrates, a une fois dit: «Il y a deux choses importantes en politique. La première, c’est l’argent, et je n’arrive pas à me souvenir de la deuxième.»
Un équivalent aujourd’hui pourrait être le maire de Chicago, Rahm Emanuel, qui a dirigé le Comité de campagne démocrate pour l’élection au Congrès (DCCC) avant d’être le premier secrétaire général de la Maison-Blanche d’Obama. On rapporte qu’il a une fois dit à ses collaborateurs du DCCC: «Le premier tiers de votre campagne, c’est l’argent, l’argent, l’argent. Le deuxième, c’est l’argent, l’argent, et la presse. Le troisième tiers, c’est les votes, la presse et l’argent.»
N’importe quelle personne qui espère monter une campagne réussie pour l’élection à une charge nationale a besoin de millions de dollars. Lors des élections au Congrès de 2010, le candidat moyen à la Chambre des représentants a dépensé presque 1,7 million de dollars pour son siège. Le sénateur moyen 3,1 millions de dollars. Mais le sénateur sortant moyen a dépensé pour se faire réélire plus de 9 millions de dollars.
Le coût des campagnes électorales signifie que les deux grands partis se tournent vers des personnes fortunées ou vers des entreprises pour leur financement. Et grâce à la sentence Citizen United de la Cour suprême qui considère que le financement d’une campagne électorale équivaut à la liberté d’expression, nous assistons à l’ascension de super-comités d’action politique (PAC), des associations sans but lucratif autorisées à collecter pour les campagnes électorales des millions de dollars auprès des entreprises, sans avoir à publier la liste de leurs contributeurs.
Le système de la corruption organisée qui finance les partis politiques aux Etats-Unis garantit que qui que ce soit qui pourrait remettre en question ce statu quo ne peut devenir un concurrent sérieux. «Tout candidat qui espère figurer sur les listes des PAC est bien conscient de la nécessité de restreindre, sinon éliminer, toute inclination populiste», a déclaré un assistant parlementaire démocrate aux journalistes Alexander Cockburn et Ken Silverstein. «Ce n’est pas une formule qui ouvre la porte à d’autres que des candidats de l’establishment.»
Ce n’est donc peut-être pas une surprise si 40% des nouveaux élus en 2010 à la Chambre sont des millionnaires.
Même le fait que les Démocrates reçoivent le gros des contributions des syndicats ne change rien au fait que l’argent des entreprises noie l’argent syndical. Dans le cycle électoral de 2008, les Démocrates ont reçu plus d’argent des seuls secteurs finance, assurances et immobilier (83,7 millions de dollars) que de tous les syndicats et organisations «de gauche» combinées (79,9%).
Les renards, gardiens du poulailler
Une fois en fonction, les élus sont soumis à des pressions constantes de la part du big business pour qu’ils se rallient à des politiques favorables aux entreprises.
Depuis les années 1930, le Business Council, une institution de conseils composée de PDG des principales entreprises des Etats-Unis, a agi comme une caisse de résonance pour proposer des politiques favorables au monde des affaires à chaque administration présidentielle. Tous les présidents ont régulièrement consulté le Business Council et d’autres organisations comme le Comité pour le Développement économique (CED). Les administrations tant démocrates que républicaines ont nommé des membres du Business Council et du CED à des comités consultatifs du gouvernement et à des fonctions gouvernementales.
Le monde des affaires soutient ces sortes d’organisations – de même que d’autres comme le Conference Board, la Chambre du commerce et l’Association nationale des industriels – afin de pouvoir définir des positions qui réunissent toute la classe bourgeoise sur toute une série de questions. Ces positions peuvent ensuite être soumises au gouvernement par l’intermédiaire d’élus ou au travers des départements ministériels.
Le business ne réussit pas toujours à obtenir ce qu’il veut, mais il reçoit toujours ce qu’il peut.
Quand un politicien cherche à faire des propositions au sujet d’à peu près n’importe quoi, il va trouver un institut patronal d’études prêt à le conseiller. Un exemple particulièrement grossier en fut l’ancien sénateur démocrate Bill Bradley qui représentait le New Jersey qui hébergeait alors 10 des 18 plus grandes compagnies pharmaceutiques. Cockburn et Silverstein racontent que les discours de Bradley «répétaient comme un perroquet, parfois mot à mot, des documents publiés par l’association principale de lobbying du secteur pharmaceutique, la Pharmaceutical Research and Manufacturers of America».
Il en va de même pour l’ancien sénateur Henry Jackson, le fameux faucon de la guerre froide qui a représenté durant de nombreuses années l’Etat de Washington, où se trouve le siège de Boeing à Seattle. Il était connu comme le «sénateur de Boeing» tant il était dévoué aux intérêts du plus grand fournisseur d’armements de son Etat. C’est ainsi qu’aujourd’hui le sénateur Charles Schumer est connu comme l’homme à tout faire de Wall Street au Congrès.
Les statistiques montrent que le patronat consacre plus d’argent et de temps au lobbying qu’aux campagnes électorales. C’est parce que la vraie moisson pour les entreprises se récolte derrière portes closes, souvent dans les petits caractères des alinéas des lois et règlements. C’est là que les entreprises peuvent obtenir des faveurs, ou – tout aussi important – réécrire les règles pour favoriser leurs projets de profits, et tant pis pour l’environnement et les consommateurs.
Car c’est là qu’un seul alinéa peut défaire ou vider de son sens n’importe quelle promesse de campagne électorale du politicien. C’est là aussi que «notre bord», défini au sens le plus large, est complètement dépassé. Pendant le «débat» de 2001 à propos de la législation de réduction des impôts de Bush, le Capitole grouillait de lobbyistes de toutes les branches économiques imaginables, à la recherche d’un traitement favorable. La centrale syndicale AFL-CIO, elle, avait alors sur ce thème exactement un lobbyiste à quart-temps.
Avec ce que nous savons, est-ce étonnant si les 12 membres de la «super-commission» du Congrès chargée de proposer 1200 milliards de dollars de coupes budgétaires pour réduire le déficit fédéral ont vu affluer un surcroît de contributions dans leurs coffres? Ou que des milliers de lobbyistes mobilisent des membres du Congrès pour faire pression sur la super-commission?
Chaque fois que la majorité du Congrès change, il y a une relève de la garde parallèle parmi les lobbyistes et les assistants parlementaires. C’est ainsi qu’en ce moment, c’est un ancien lobbyiste de l’Association des intervenants sur les marchés financiers (Securities Industry Association) qui occupe la charge de chef du personnel de la Commission budgétaire de la Chambre (Ways and Means committee) tandis qu’un ancien lobbyiste de Lockheed Martin [armement] dirige l’équipe de sa Commission des affectations de crédit (House Appropriations committee).
Tout cela contribue à créer ce qu’on a appelé un «triangle d’or» de l’industrie, du Congrès et de l’exécutif, qui reste largement intact quels que soient les résultats électoraux. Cela garantit que quel que soit le parti au pouvoir, les intérêts du big business sont en de bonnes mains. C’est même mieux garanti aujourd’hui, puisque le tourniquet entre les groupes de lobbyistes et les hauts fonctionnaires du gouvernement est institutionnalisé.
Pour les patrons, c’est ce qui fait la beauté du système des deux partis. Si un parti perd la faveur des électeurs, il y a l’autre qui attend son tour sans réserver de surprises. (Traduction A l’Encontre)
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Lance Selfa est l’auteur de The Democrats : A Critical History, Haymarket Books, Chicago, 2008. Cet article a été publié sur le site socialistworker.org
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