Qui a gagné la guerre civile américaine?

black_0Par Andrew Zimmerman, Eric Foner,
Nell Irvin Painter et Karl Marx

Il y a 150 ans, entre le 1er et le 3 juillet 1863, la bataille de Gettysburg, en Pennsylvanie, mit aux prises les armées de l’Union et de la Confédération sécessionniste. Ce conflit marque un tournant dans la guerre civile, du point de vue militaire, mais c’est aussi à cet endroit que quelques mois plus tard, le 19 novembre, Abraham Lincoln lit sa fameuse «adresse de Gettysburg». A cette occasion le quotidien The New York Times publia un débat entre plusieurs historiens sur le thème «Qui a gagné la guerre civile américaine?». Nous en traduisons trois contributions, auxquelles nous ajoutons la lettre rédigée en 1864 par Karl Marx à l’occasion de la réélection d’Abraham Lincoln. (Réd. A l’Encontre)

 

Une victoire pour Marx et d’autres radicaux

Par Andrew Zimmerman   

La bannière étoilée était à l’honneur lors des festivités de 1865 de l’Association internationale des travailleurs, une organisation basée à Londres réunissant des socialistes, des communistes, des anarchistes et des syndicalistes dont Karl Marx était l’un des membres. Pour des Américain·e·s élevés dans le climat idéologique de la guerre froide, l’association de Karl Marx et du drapeau des Etats-Unis peut sembler une étrange juxtaposition mais, pour les radicaux de la classe laborieuse du XIXe siècle, le triomphe des Etats-Unis sur la Confédération esclavagiste représenta une victoire non seulement pour les esclaves affranchis mais également pour les travailleurs partout ailleurs.

Pour Marx et d’autres radicaux, l’esclavage constituait une version particulièrement cruelle d’un conflit plus large entre la démocratie et les détenteurs des droits de propriété. Le bombardement de Fort Sumter [en avril 1861, cet épisode est généralement considéré comme marquant le début de la Guerre civile] par les confédérés commença ce que Marx appela, dans une lettre de 1864 adressée au président Abraham Lincoln, «une croisade générale de la propriété contre le travail». En affirmant posséder des personnes, une riche élite dans le Sud s’accorda le droit non seulement de brutaliser leurs «propriétés» [les esclaves], mais aussi de s’approprier la richesse créée par quatre millions de travailleurs afro-américains. De même, en d’autres lieux, d’autres puissantes élites affirmaient que la propriété qu’elles avaient sur des usines leur donnait le droit d’administrer et de vivre de l’exploitation du travail de «leurs» employé·e·s.

Depuis des décennies Marx appelait à «l’émancipation» des travailleurs par le biais de «l’abolition» des concentrations oligarchiques de la propriété, du capital. L’émancipation des personnes soumises à l’esclavage au travers de l’abolition de ce dernier représentait une étape dans cette direction, de dimension mondiale. Marx observa  également de près le déroulement de la Guerre civile parce que nombre de ses camarades révolutionnaires européens en exil se battirent dans les rangs de l’armée de l’Union. Défaits et contraints à l’exil après une vague de révolutions européennes en 1848-49, nombre d’entre eux découvrirent dans la lutte contre l’esclavage des stratégies plus prometteuses que toutes celles qu’ils avaient tentées jusqu’alors.

Les socialistes révolutionnaires représentèrent donc l’un des nombreux groupes qui gagnèrent la Guerre civile. C’était pour eux une victoire décisive dans une lutte plus ample entre la démocratie et la propriété privée. Des élites conservatrices, aussi bien au nord qu’au sud, cherchèrent à limiter la profondeur de l’émancipation avant même que la Confédération capitule à Appomattox [en avril 1865]. Elles font toujours de même, ainsi que nous l’avons vu la semaine dernière avec la décision de la Cour suprême au sujet du Voting Rights Act de 1965 [1]. L’exemple de cette puissante révolution démocratique contre la propriété oligarchique demeure pourtant aussi puissant aujourd’hui qu’il y a un siècle et demi lorsque Karl Marx acclama les couleurs rouge, blanc et bleu du drapeau de l’Union. (Traduction A l’Encontre)

[1] Adoptée au sommet de la lutte pour les droits civiques aux Etats-Unis, cette loi, sans cesse prolongée – la dernière fois en 2006 pour une durée de 25 ans –, contenait des dispositions assurant le contrôle par les instances fédérales du processus électoral ainsi que du découpage des circonscriptions dans certains Etats du Sud. Le 25 juin 2013, par une majorité de 5 voix contre 4, la Cour suprême supprima ces dispositions. (Réd. A l’Encontre).

____

Andrew Zimmerman est professeur d’histoire à l’Université George Washington. Il prépare un ouvrage intitulé provisoirement Slaves and Solidiers in the Red and Black Atlantic: A Transnational and Revolutionary History of the American Civil War.

***

Les vainqueurs et les perdants changèrent au cours du temps

Par Eric Foner

La Guerre civile américaine changea fondamentalement le cours de l’histoire américaine et mondiale. Elle préserva l’unité de la nation américaine tout en évinçant du pouvoir une classe de planteurs [esclavagistes] qui contrôlait le gouvernement national depuis sa création. Elle fit du Parti républicain la force politique dominante au cours des six décennies qui suivirent. Elle créa un système bancaire et tarifaire qui jeta les bases pour une expansion rapide du capitalisme industriel. Elle détruit le système esclavagiste le plus vaste que le monde ait jamais connu et instaura l’égalité devant la loi, quelle que soit la race, comme un élément essentiel de la citoyenneté américaine.

Tout cela produisit des gagnants et des perdants. Parmi les gagnants se trouvaient les Afro-Américains, les vétérans de l’armée de l’Union, le Parti républicain, les industriels et les banquiers de Wall Street. On trouvait parmi les perdants ceux qui avaient lié leur sort à la lutte pour l’indépendance sudiste, les personnes convaincues de la suprématie blanche, ainsi que de nombreux fermiers et travailleurs dont les luttes contre le nouveau système fiscal et industriel contribuèrent à façonner les politiques volatiles de la période dorée [Gilded Age, terme désignant la période se déroulant grosso modo entre la fin de la Guerre civile et 1900]. Si l’on prend 1900 comme point de référence, soit après l’échec de l’expérience de démocratie interraciale de la période de Reconstruction [1865-1877], il sembla que le Sud blanc, d’une certaine manière, avait gagné la guerre. Le racisme se répandit dans le pays. Le métayage, les politiques de disenfranchisement [terme désignant la mise en place des mesures de ségrégation – en matière de droit de vote, d’éducation, de séparation de l’espace – à la fin du XIXe siècle dans les Etats du Sud], les lynchages ainsi que d’autres éléments du système de Jim Crow [terme générique désignant la ségrégation des Noirs dans le Sud] limitèrent sévèrement la liberté des Noirs.

Malgré les déceptions qui suivirent, il est cependant important de se souvenir que le triomphe de l’Union empêcha une issue encore plus oppressive. Si la Confédération était sortie victorieuse de la Guerre civile, non seulement l’esclavage se serait perpétué jusqu’au XXe siècle, mais un Sud indépendant aurait créé un empire esclavagiste englobant une bonne partie de la Caraïbe et de l’Amérique centrale. La victoire de l’Union contraint Cuba et le Brésil, les derniers grands systèmes esclavagistes, à prendre le chemin de l’abolition [respectivement en 1886 et 1888]. Une victoire sudiste aurait donné une vigueur nouvelle à l’esclavage dans tout l’hémisphère.

L’histoire moderne présenterait un visage très différent si le Sud avait gagné la Guerre civile. (Traduction A l’Encontre)

____

Eric Foner est historien à la Columbia University. Son dernier ouvrage s’intitule The Fiery Trial: Abraham Lincoln and American Slavery.

***

La déségrégation de la mémoire prit du temps

Par Nell Irvin Painter

Rien ne peut être plus clair que la victoire de l’Union (pas le «Nord») sur la Confédération (pas le «Sud») à Appomattox, en Virginie, en avril 1865. Les 13e, 14e et 15e amendements de la Constitution des Etats-Unis d’Amérique inscrivirent cette victoire dans le droit fédéral: émancipation [abolition de l’esclavage], citoyenneté et (pour les hommes) le droit de vote. Un système fondé sur une riche minorité de propriétaires d’esclaves céda la place à un idéal de citoyenneté plus intégrateur.

Mais des questions plus vastes firent irruption. Quelle était la signification réelle de la citoyenneté? Qu’oublions-nous? De nombreux Américains ne savent toujours pas qu’il a fallu une campagne courageuse des abolitionnistes, dont Frederick Douglass [1818-1895 – ancien esclave, l’un des abolitionnistes les plus brillants de son époque et infatigable combattant pour l’égalité] en premier lieu, pour simplement permettre à des hommes noirs de se battre dans cette guerre. Le film Lincoln [de Spielberg, voir le débat publié sur ce site] mentionne au moins leur campagne pour une solde égale [à celle des soldats blancs].

La possibilité de se joindre à la mêlée fut gagnée de haute lutte. Lors de l’année marquant le tournant de la guerre, en 1863, l’Union refusa que des volontaires noirs de Philadelphie prennent part à la bataille de Gettysburg. Des hommes noirs purent toutefois participer au conflit au cours de cette même année. A la fin de la guerre, 11% des soldats de l’Union étaient des Afro-Américains.

La déségrégation de la mémoire, comme ce fut le cas à Gettysburg, prit beaucoup de temps. La bataille d’un Blanc pur de Gettysburg resta d’un blanc pur dans la mémoire jusqu’à ce que l’agence en charge des parcs et des monuments nationaux, le National Park Service, commence à illustrer le rôle d’ensemble des troupes noires dans la guerre. Il fallut la seconde Reconstruction, celle du mouvement des droits civiques du XXe siècle, pour remédier à cet oubli intentionnel. Les commémorations prirent beaucoup plus de temps. Par exemple, le Spirit of Freedom du sculpteur Ed Hamilton, réalisé à Washington en 1997-1998, est le premier monument uniquement en l’honneur des conscrits noirs (et de leurs familles).

Comprendre qui a gagné la guerre requiert de regarder la Reconstruction, son renversement par le terrorisme et par la loi, ainsi que d’examiner la mémoire et les oublis. La récente annulation du Voting Rights Act par la Cour suprême [voir la note 1] nous rappelle ses précédents du XIXe siècle, que l’on s’en souvienne – comme Plessy versus Ferguson [arrêt de la Cour suprême, en 1896, qui établit le principe «séparé mais égal», qui prévaudra jusqu’en 1955, instaura la ségrégation dans les installations publiques, dont les écoles] – ou qu’ils soient oubliés – comme Williams versus Mississippi [arrêt de 1898 qui maintient les conditions apportées au droit de vote par l’Etat du Mississippi telles que des tests de literacy et le paiement d’un impôt]. Plessy encouragea la ségrégation, qui consistait en fait en une expulsion de la sphère publique. Williams versus Mississippi permit le disenfranchisement, refusant un droit élémentaire de la citoyenneté [celui de voter]. Dans la mesure où le droit de vote resta contingent et, dès lors, sujet à des restrictions injustifiées, les idéaux de la Confédération d’une citoyenneté limitée survécurent. (Traduction A l’Encontre)

___

Nell Irvin Painter est professeure émérite à l’Université de Princeton. Elle est l’auteure de History of White People.

***

A Abraham Lincoln, président des Etats-Unis d’Amérique

Par Karl Marx

Monsieur,

Nous complimentons le peuple américain à l’occasion de votre réélection, à une forte majorité.

Si la résistance au pouvoir des esclavagistes a été le mot d’ordre modéré de votre première élection, le cri de guerre triomphal de votre réélection est: mort à l’esclavage!

Depuis le début de la lutte titanesque que mène l’Amérique, les ouvriers d’Europe sentent instinctivement que le sort de leur classe dépend de la bannière étoilée. La lutte pour les territoires qui inaugura la terrible épopée ne devait-elle pas décider si la terre vierge de zones immenses devait être fécondée par le travail de l’émigrant, ou souillée par le fouet du gardien d’esclaves?

MarxLincolnLorsque l’oligarchie des trois cent mille esclavagistes osa, pour la première fois dans les annales du monde, inscrire le mot esclavage sur le drapeau de la rébellion armée; lorsque à l’endroit même où, un siècle plus tôt, l’idée d’une grande république démocratique naquit en même temps que la première déclaration des droits de l’homme qui ensemble donnèrent la première impulsion à la révolution européenne du XVIIIe siècle – lorsque à cet endroit la contre-révolution se glorifia, avec une violence systématique, de renverser «les idées dominantes de l’époque de formation de la vieille Constitution» et présenta «l’esclavage comme une institution bénéfique, voire comme la seule solution au grand problème des rapports entre travail et capital», en proclamant cyniquement que le droit de propriété sur l’homme représentait la pierre angulaire de l’édifice nouveau – alors les classes ouvrières d’Europe comprirent aussitôt, et avant même que l’adhésion fanatique des classes supérieures à la cause des confédérés ne les en eût prévenues, que la rébellion des esclavagistes sonnait le tocsin pour une croisade générale de la propriété contre le travail et que, pour les hommes du travail, le combat de géant livré outre-Atlantique ne mettait pas seulement en jeu leurs espérances en l’avenir, mais encore leurs conquêtes passées. C’est pourquoi, ils supportèrent toujours avec patience les souffrances que leur imposa la crise du coton et s’opposèrent avec vigueur à l’intervention en faveur de l’esclavagisme que préparaient les classes supérieures et «cultivées», et un peu partout en Europe contribuèrent de leur sang à la bonne cause.

Tant que les travailleurs, le véritable pouvoir politique du Nord, permirent à l’esclavage de souiller leur propre République; tant qu’ils se glorifièrent de jouir – par rapport aux Noirs qui avaient un maître et étaient vendus sans être consultés – du privilège d’être libres de se vendre eux-mêmes et de choisir leur patron, ils furent incapables de combattre pour la véritable émancipation du travail ou d’appuyer la lutte émancipatrice de leurs frères européens.

Les ouvriers d’Europe sont persuadés que si la guerre d’Indépendance américaine a inauguré l’époque nouvelle de l’essor des classes bourgeoises, la guerre anti-esclavagiste américaine a inauguré l’époque nouvelle de l’essor des classes ouvrières. Elles considèrent comme l’annonce de l’ère nouvelle que le sort ait désigné Abraham Lincoln, l’énergique et courageux fils de la classe travailleuse, pour conduire son pays dans la lutte sans égale pour l’affranchissement d’une race enchaînée et pour la reconstruction d’un monde social. (Lettre rédigée entre le 22 et 29 novembre 1864; publiée pour la première fois dans The Bee-Hive Newspaper, No. 169, November 7, 1865)

Signé au nom de l’Association internationale des travailleurs par le Conseil central

Soyez le premier à commenter

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*