Palestine. Quel mouvement de solidarité aux Etats-Unis?

Ali Abounimah
Ali Abounimah

Par Wael Elasady

L’ouvrage The Battle for Justice in Palestine devrait être lu par tous les militants, explique Wael Elasady dans un compte-rendu du récent ouvrage publié par Ali Abounimah (Haymarket Books, mars 2014, 224 pages).

Les défenseurs de l’apartheid doivent observer avec quelque appréhension le paysage politique mouvant des Etats-Unis.

Dans un nombre croissant de campus, des étudiants mènent campagne pour faire pression sur leurs universités pour exiger qu’elles mettent un terme à leur complicité avec les violations des droits des Palestiniens. Dans ce monde académique encore sous l’emprise du climat datant des attaques maccarthystes contre des professeurs qui critiquaient l’Etat d’Israël, le vote historique de la American Studies Association (ASA) soutenant le boycott des institutions académiques israéliennes a permis de briser le mur de la peur.

Une vedette comme Scarlett Johansson [actrice révélée dans le film L’homme qui murmurait à l’oreille des chevaux, en 1998] ne peut plus «blanchir» l’occupation israélienne sans être obligée de renoncer à son poste d’ambassadrice d’Oxfam [ONG internationale dont l’objectif consiste «à mobiliser le pouvoir citoyen» contre diverses facettes de la pauvreté] et rendant ridicule son image soigneusement toilettée de Bonne Samaritaine humanitaire.

Comme c’était à prévoir, ces développements ont entraîné des réactions de la part des défenseurs d’Israël. C’est ainsi que des présidents d’université ont tenté de représenter la résolution de l’ASA comme étant une attaque contre la liberté académique. Des politiciens états-uniens ont essayé de proposer des projets de loi pour punir ceux qui boycottent Israël. Le gouvernement israélien lui-même a déclaré qu’il allait déclencher une «guerre médiatique» et mandater le Mossad pour espionner des militants engagés solidarité avec la Palestine. Mais comme le déclarait récemment l’ASA: «Nous sommes à un tournant où les tactiques d’intimidation ne réussissent plus à réduire au silence ceux parmi nous qui reconnaissent l’injustice du traitement des Palestiniens par Israël.»

Le nouveau livre de Ali Abounimah, The Battle for Justice in Palestine, n’aurait pas pu arriver à un moment plus opportun. Pour rappel, Ali Abounimah est le cofondateur de la publication en ligne The Electronic Intifada. [1]

La recherche méticuleuse et les compétences analytiques d’Abounimah, qu’il a affûtées en tant que coéditeur de Electronic Intifada, tout comme son engagement actif et sa connaissance intime de l’activisme palestinien lui ont permis d’écrire mieux personne un livre sur les questions brûlantes qu’affronte le mouvement de solidarité.

Il rassemble et développe les leçons les plus importantes des luttes menées par les militants pour les droits des Palestiniens dans des campus et des collectivités. Il expose les manœuvres d’intimidation et de harcèlement menées par les groupes pro-israéliens aux Etats-Unis et affûte les arguments – déjà esquissés dans son premier ouvrage: One Country: A Bold Proposal to End the Israeli Palestinian Impasse (Picador, 2007) sur comment concevoir la libération et l’autodétermination des Palestiniens.

Il n’y a aucun droit à être raciste

Les officiels israéliens exigent régulièrement que les Palestiniens reconnaissent le droit d’Israël à exister en tant qu’Etat juif que des leaders états-uniens comme Obama se sont empressés d’entériner. D’après Abounimah, leur attachement à la solution de deux Etats est peu imaginative et improbable. Abounimah analyse ce que signifie, dans la pratique, pour les Palestiniens ce «droit à exister en tant qu’Etat juif» qui constitue le pilier central du sionisme, aussi bien de gauche que de droite.

Pour créer et maintenir son «caractère juif», Israël a depuis son origine élaboré un éventail toxique de lois racistes et de violence et a expulsé 750’000 Palestiniens autochtones de leurs foyers, en confisquant leur propriété et en les privant de leur citoyenneté.

Abounimah explique qu’actuellement les sionistes libéraux pensent que la solution des deux Etats leur permettra de maintenir Israël en tant qu’ «Etat juif et démocratique». Mais cela ne laisserait aux Palestiniens de Cisjordanie et de Gaza que des sortes de bantoustans, privés de toute souveraineté réelle et dépendant économiquement d’Israël. En outre cette «solution» laisse de côté les droits historiques du reste de la société palestinienne, à savoir les citoyens palestiniens d’Israël et les réfugiés palestiniens vivant dans des camps partout au Moyen-Orient et au-delà. En effet, un tel aboutissement priverait également les réfugiés palestiniens du droit de retour dans leurs foyers – droit entériné par la loi internationale – et condamnerait les citoyens palestiniens d’Israël, qui constituent jusqu’à 20% de la population, à continuer de vivre comme des citoyens de deuxième classe. Dans le même temps, Israël continuerait à considérer les Palestiniens comme une «menace démographique» et les obligerait à vivre sous la menace constante d’expulsion – tout cela pour maintenir le caractère ethniquement exclusif de «l’Etat juif». [2]

La conclusion de bon sens d’Abounimah est qu’il n’«existe pas de droit à être raciste». Il met en avant la nécessité d’amorcer un processus de décolonisation en vue d’établir un Etat laïque et démocratique pour tous ceux qui vivent dans la Palestine historique. A l’argument récurrent qu’une telle solution n’est pas réaliste puisque les Juifs israéliens ne l’accepteront jamais, il répond qu’en Afrique du sud à l’époque de l’apartheid, la vaste majorité de la population blanche – tout comme les Juifs israéliens actuellement – s’opposaient à un Etat démocratique et se sont agrippés à leur position de domination sur la population noire jusqu’à la fin.

C’est la résistance intérieure des Sud-africains noirs et la pression du mouvement anti-apartheid international qui ont modifié la situation en Afrique du sud en entraînant «une perte totale de légitimité du régime d’apartheid» qui a finalement obligé la population blanche à capituler.

C’est justement la raison pour laquelle le gouvernement israélien dépense des millions de dollars pour tenter de combattre le mouvement de boycott, désinvestissement et sanctions (BDS) qui cherche à exercer suffisamment de pression pour «assurer un changement dans les calculs stratégiques sionistes» qui ferait qu’un Etat démocratique deviendrait une option acceptable.

Aller au-delà des droits progressistes

Ce qui est nouveau et novateur dans ce livre est le refus de l’auteur de limiter le débat aux formules demandant des droits politiques formels pour les Palestiniens. Abounimah utilise à nouveau l’exemple Sud-africain pour mettre en garde contre la persistance d’un «apartheid économique»: la population Sud-africaine noire a bien reçu les droits politiques formels, mais sans que cela ne réduise la pauvreté désespérante dans laquelle vit une grande partie d’entre eux. Pendant ce temps, les Sud-africains blancs – rejoints maintenant par une tranche, mince mais puissante, de l’élite noire – ont conservé leur domination économique.

Abounimah conclut que pour les Palestiniens – qui ont déjà subi pendant des années la domination israélienne, l’abrogation de leurs droits fondamentaux et le vol de leurs terres et de leurs ressources – le fait de recevoir des droits politiques formels, en l’absence d’autres changements, aboutirait probablement aussi à ce qu’un secteur clé des Juifs israéliens «conserve et même augmente ses avantages économiques» par rapport aux Palestiniens, tout comme cela s’est passé en Afrique du sud.

Le message d’Abounimah est clair: la lutte pour la libération des Palestiniens ne pourra pas pleinement aboutir sans que la justice économique ne devienne un thème central du débat. Cela signifie non seulement la nécessité d’une redistribution économique à l’échelle du pays, pour répondre aux pertes subies par les Palestiniens durant plusieurs générations, mais aussi la nécessité, dans un régime capitaliste néolibéral, de se connecter à une «lutte mondialisé contre les marchés transnationaux qui écrasent la démocratie et contre les élites économiques locales afin de reconquérir la souveraineté économique pour la population et les collectivités».

Approfondir les luttes communes

Pendant trop longtemps, les narrations sur la Palestine et Israël ont été structurées exclusivement sur le modèle d’un conflit entre deux Etats. Le livre d’Abounimah contribue à développer un nouveau récit: celui d’un projet colonial mené par une société coloniale raciste et violente contre une population autochtone. A mesure que cette nouvelle narration se structure, les Palestiniens et leurs alliés commencent à se (re)connecter avec ceux qui souffrent du racisme et de la violence, ici, aux Etats-Unis.

Michelle Alexander [3] a rassemblé des données pour montrer comment le système répressif états-unien met en prison ou sous surveillance plus de Noirs que ceux qui étaient esclaves en 1850. L’administration Obama a déporté presque 2 millions d’immigrés sans papiers, dépassant de loin l’administration de George W. Bush et détruisant les vies d’innombrables familles. Obama a également lancé une militarisation sans précédent de la frontière entre les Etats-Unis et le Mexique, ce qui oblige les personnes qui veulent franchir la frontière à se rendre dans régions de plus en plus reculées, au péril de leur vie.

Les officiels israéliens et états-uniens se vantent souvent de leurs «valeurs partagées» de liberté et de démocratie, mais comme le souligne Abounimah, il serait plus juste de dire que ce que partagent les Etats-Unis et Israël sont une «idéologie raciste»et des «systèmes de contrôle physiques et sociaux».

Mais la solidarité entre ces différentes luttes ne se réduit pas au fait que ces peuples ont, malgré leur éloignement géographique, des expériences analogues d’oppression, ce qui pourrait aboutir à une stratégie du type: «nous soutiendrons votre cause si vous soutenez la nôtre».

Abounimah explique en effet que ce sont les mêmes forces politiques qui «mettent en avant des lois et des pratiques» aux Etat-Unis «qui soutiennent et sponsorisent Israël». Après tout, Israël est en train d’aider institutions policières aux Etats-Unis, qui terrorisent les quartiers noirs et latinos avec des «techniques testés sur le terrain» et perfectionnées, visant les Palestiniens dans les Territoires occupés. Et c’est le soutien moral, militaire, politique et économique du gouvernement états-unien qui permet à Israël de mettre en œuvre et maintenir l’oppression du peuple palestinien.

Cette solidarité est indispensable pour que la lutte palestinienne pour la libération puisse réussir. Comme le souligne Abounimah: les Etats-Unis ne renonceront à leur rôle impérialiste et interventionniste partout dans le monde – ce rôle qui perpétue le soutien de l’occupation israélienne et de l’apartheid – que dans la mesure où se produira une transformation en direction d’une société juste et démocratique.

On peut regretter qu’Abounimah ne traite pas plus sérieusement dans son livre la question de la nature de la relation «spéciale» entre les Etats-Unis et Israël. Cette relation est-elle le résultat des intérêts économiques et militaires des Etats-Unis? Ou est-elle le résultat de l’influence du lobby pro-israélien? Est-ce que cette relation est en train de s’affaiblir suite aux reculs subis par les Etats-Unis dans la région et des changements intervenus au Moyen-Orient aux cours des récentes années?

On peut glaner les réponses à certaines de ces questions dans les conclusions d’Abounimah. Et il est évident qu’une analyse historique détaillée de cette question dépasserait le thème de cet ouvrage. Mais comme le soutien diplomatique et économique des Etats-Unis – à hauteur de milliards de dollars par année – est un facteur essentiel pour permettre à Israël de résister à la lutte palestinienne pour la justice, il aurait été utile de clarifier le fondement de l’alliance entre les Etats-Unis et Israël.

Néanmoins, la vision stimulante qu’élabore Abounimah reflète l’espoir que suscite la croissance et les succès grandissants du mouvement de solidarité aux Etats-Unis. Cela contribue à inverser le cours de la mobilisation en faveur des droits des Palestiniens. Pour les militants de ce mouvement, ce livre est indispensable. Il apporte aussi des enseignements pour toute personne intéressée à lutter pour un monde meilleur. Quant à ceux qui espèrent conserver un statu quo ante qu’ils voient se modifier sous leurs yeux, cet ouvrage ne fera qu’augmenter leur inquiétude. (Traduction A l’Encontre; article publié sur le site socialistworker.org, Etats-Unis)

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[1] Il est possible de lire l’entretien qu’Ali Abounimah a eu avec Amy Goodman, animatrice du réseau cablé Democracy Now, sur le site de la gauche québécoise: Presse-toi à gauche. Il porte sur les «violences transfrontalières» du début mars 2014 et a été publié le 27 mars 2014: http://www.pressegauche.org/spip.php?article9754 (Rédaction A l’Encontre)

[2] Sur le thème répété de la «sécurité d’Israël», on peut lire l’article de Philippe Lewandowski publié sur le site Démocratie & Socialisme: http://www.democratie-socialisme.org/spip.php?article3068 (Rédaction A l’Encontre)

[3] Michelle Alexander, juriste spécialisée dans la discrimination de race et de genre, actuellement professeur à l’Ohio State University, a publié un ouvrage qui a connu une audience énorme aux Etats-Unis: The New Jim Crow: Mass Incarceration in the Age of Colorblindness, New Press, 2010. Voir notamment sur ce site la vidéo d’une conférence de Michelle Alexander donnée en janvier 2012. (Rédaction A l’Encontre)

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