Etats-Unis. Un échec d’Hillary Clinton ou une victoire de Trump?

Mike Flynn (Général à la retraite), Donald Trump,  et Keith Kellog (Lt. Général à la retraite)
Mike Flynn (Général à la retraite), Donald Trump,
et Keith Kellog (Lt. Général à la retraite)

Par Mike Davis

Le Financial Times du 19 et 20 novembre titre: «Trump choisit des tenants de la ligne dure pour occuper des postes clés dans le domaine du droit et des services de renseignement». Les noms et les portraits de Jeff Sessions (pour le ministère de la Justice), de Mike Pompeo (pour la direction de la CIA) et de Mike Flynn (à la tête du Conseil de sécurité nationale) défilent en première du quotidien de la City. Le Monde, daté du 22 novembre 2016, publie un article réaliste intitulé: «Les “loups de Wall Street” rôdent autour de Trump». Les données s’accumulent pour mieux interpréter les premiers résultats de l’élection de Trump et donc la vigueur de l’expression au sein de son administration des forces ultraconservatrices, étayées par des réseaux bien fournis.

Pour l’heure, nous mettons à la disposition de nos lecteurs et lectrices la traduction d’un article de Mike Davis qui, d’une part, décrypte le vote Trump et, d’autre part, à la lumière de possibles scénarios, souligne l’importance, pour lui, de la «campagne de Bernie Sanders» comme indicateur d’une possible opportunité pour une «politique de transformation». A voir. (Rédaction A l’Encontre)

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Nous devrions résister à la tentation de surinterpréter l’élection de Trump et la voir comme un 18 Brumaire ou comme un 1933 pour les Etats-Unis. Les progressistes qui ont l’impression de s’être réveillés dans un autre pays devraient se calmer, boire un coup et réfléchir aux véritables résultats de l’élection dans les Etats pivots.

Les données sont évidemment incomplètes, les principaux sondages à la sortie des urnes tels que ceux de Pew et Edison ont des méthodes imparfaites pour ce qui est de la récolte d’opinions. L’évaluation finale sur la participation et sur la composition de celle-ci doit attendre les rapports de la Current Population Survey qui tomberont au cours des deux prochaines années. Néanmoins les retours au niveau des comtés permettent déjà de faire quelques observations.

Au début, il avait été rapporté que la participation était significativement plus basse que lors des élections de 2012, mais les résultats ultérieurs montrent que le nombre d’électeurs (environ 58%) était le même, même si la part des grands partis était plus réduite. Les partis minoritaires, avec à leur tête les libertariens [avec Gary Johnson], ont augmenté leurs votes, qui ont passé de 2% à 5% du total.

A l’exception des Etats de l’Iowa et de l’Ohio, il n’y a pas eu de victoire écrasante de Trump dans les Etats clés. Il a eu à peu près le même nombre de votes que Mitt Romney [en 2012], avec des votes moins importants dans les banlieues et plus importants dans les régions rurales pour arriver à un résultat global identique. La marge qui lui a apporté la victoire au Wisconsin, au Michigan et en Pennsylvanie était très mince: environ 107’000 votes.

La grande surprise des élections n’était pas l’énorme déplacement des votes des travailleurs blancs en faveur de Trump, mais plutôt son succès à maintenir la loyauté électorale parmi les électeurs de Romney, et même son score un peu supérieur à ce dernier parmi les évangéliques, pour lesquels cette élection était vue comme l’ultime bataille. C’est ainsi que le populisme économique et l’hostilité aux immigrants se sont fortement combinés avec l’agenda social conservateur traditionnel sans pour autant le remplacer.

Le facteur clé pour capter le vote républicain a été l’alliance cynique de Trump avec les conservateurs religieux après la défaite lors des primaires de Ted Cruz [sénateur républicain du Texas qui fut parmi les deux derniers candidats à se retirer lors des primaires]. Il leur a donné carte blanche pour élaborer un projet de convention pour le parti, avant de faire équipe avec l’un de leurs héros populaires, Mike Pence, gouverneur de l’Indiana [depuis 2012], un catholique de nom qui est membre d’une méga-Eglise évangélique. Ce qui était en jeu pour les partisans du droit-à-la-vie était évidemment le contrôle de la Cour suprême et une dernière possibilité de renverser l’arrêt Roe v. Wade [cet arrêt rendu par la Cour suprême des Etats-Unis, en 1973, reconnaissait le droit à l’avortement comme un droit constitutionnel]. Cela pourrait expliquer pourquoi Hillary Clinton qui – contrairement à Obama – s’était permis d’accepter des avortements lors de grossesses avancées a récolté huit points de moins que lui parmi les Latinos catholiques.

Le transfert des électeurs blancs de la classe ouvrière d’Obama vers Trump a été un facteur décisif surtout dans les comtés riverains des Grands Lacs au Michigan, dans l’Ohio et en Pennsylvanie – Monroe, Ashtabula, Lorain, les deux Eries etc. – qui ont subi une nouvelle vague de pertes d’emplois liée aux délocalisations vers le Mexique et le Sud états-unien. Cette région a été l’épicentre le plus visible de la révolte contre la mondialisation.

Dans d’autres régions en déclin – soit les comtés charbonniers du sud-ouest de l’Ohio, dans l’ex-ceinture d’anthracite de l’Est de la Pennsylvanie, dans la Vallée Kanawha en Virginie occidentale, dans les villes du textile et des fabriques de meubles du piedmont des Carolines et Appalaches, en général – le ralliement des cols-bleus aux républicains en ce qui concerne la politique présidentielle (mais pas toujours pour ce qui relève de la politique locale ou de l’Etat) était déjà un fait. Les grands médias ont eu tendance à regrouper ces secteurs anciens et ceux plus récents de «démocrates perdus», ce qui aboutit à grossir encore la victoire de Trump.

Je n’ai pas réussi à trouver des données fiables concernant la participation de Blancs n’ayant pas fait le collège, cela ni dans les Etats pivots ni à l’échelle nationale. Selon la version dominante, Trump a mobilisé simultanément des non-électeurs et des démocrates convertis, mais les variables sont indépendantes et leurs poids respectifs sont peu clairs dans des Etats comme le Wisconsin et la Virginie (où Clinton l’a emporté de peu), et où d’autres facteurs comme le taux d’abstention des Noirs et l’impact du «gender gap» (écart entre les genres) ont probablement pesé davantage.

Une fraction importante de jeunes femmes blanches, éduquées, républicaines semble avoir rallié Trump au cours de la dernière semaine de la campagne après avoir hésité lors des sondages précédents. Plusieurs commentateurs, dont Hillary Clinton elle-même, ont attribué ce phénomène à l’intervention surprise de James Comey [chef du FBI qui annonça la réouverture de l’enquête sur les mails envoyés depuis son adresse personnelle par l’ex-secrétaire d’Etat Hillary Clinton], qui a renouvelé le scepticisme concernant son honnêteté. De plus, la désapprobation à l’égard du comportement plus que sexiste de Trump à l’égard des femmes a été contrebalancée par le dégoût à l’égard de Bill Clinton et d’Anthony Weiner [qui dut démissionner suite à la publication de textos à caractère sexuel; de plus il était l’époux de la très proche collaboratrice d’Hillary Clinton, Huma Abedin]. En conséquence, Clinton n’a obtenu que des gains modestes, et parfois nuls, dans les banlieues cruciales de Milwaukee, de Philadelphie et de Pittsburgh.

Un cinquième des personnes ayant voté pour Trump – soit environ 12 millions d’électeurs – ont affiché une attitude négative à son égard. Il est donc peu surprenant que les sondages se soient trompés. Le Washington Post a écrit «qu’il n’y a pas de précédent qu’un candidat qui accède à la présidence avec moins de personnes qui le perçoivent positivement, comme d’ailleurs sa future administration, que le candidat [la candidate] perdant».

Beaucoup de ces gens qui ont voté pour Trump tout en le désapprouvant étaient peut-être les évangéliques, car ceux-ci votaient pour la plateforme du parti plutôt que pour l’homme, mais d’autres voulaient des changements à Washington à n’importe quel prix, même si cela signifiait installer un poseur de bombe suicidaire dans le Bureau ovale.

Même l’Institut Cato (think tank de tendance libertarienne) semble penser que les résultats de l’élection devraient être interprétés davantage comme un échec d’Hillary Clinton que comme une victoire de Trump. Clinton n’a de loin pas réussi à égaler la performance d’Obama en 2012 dans les comtés du Midwest et de la Floride. Malgré ses efforts soutenus de dernière minute, le président Obama n’a pas réussi à transférer sa popularité (actuellement plus élevée que celle de Reagan en 1988) à son ancienne opposante [lors des primaires de 2007]. Il en est allé de même pour Bernie Sanders.

Même si les conclusions sont sujettes à controverse et ont peut-être été mal interprétées par David Atkins dans American Prospect, les sondages à la sortie des urnes réalisés par Edison pour le New York Times indiquent que, par rapport aux résultats de Mitt Romney de 2012, Trump n’a obtenu qu’une très mince avance parmi les Blancs, peut-être de 1%, «mais l’a dépassé de 7 points parmi les Noirs, de 8 points parmi les Latinos et de 11 points parmi les Américains d’origine asiatique».

10° Que cela soit ou non le cas, la participation plus basse des Noirs à Milwaukee, Détroit et Philadelphie suffit à expliquer une grande partie de la défaite de Clinton dans le Midwest. En Floride du Sud, un important effort a amélioré le vote démocrate, mais cela a été contrebalancé par une participation réduite (surtout des électeurs noirs) dans les régions de Tallahassee, Gainesville et Tampa.

11° Pour être juste, cette participation réduite des Noirs n’est pas seulement due à un boycott d’Hillary Clinton. La suppression des électeurs [non-inscription sur les listes; limite à l’entrée dans les bureaux de vote] a sans doute joué un rôle important et qui n’a pas encore été mesuré. Une étude rapporte: «Certains Etats ont fermé massivement des bureaux de vote. En Arizona, presque chaque comté a diminué le nombre de bureaux de vote. En Louisiane, 61% des paroisses ont diminué le nombre de bureaux de vote. Dans notre échantillon limité de comtés d’Alabama, 67% avaient fermé les bureaux de vote. Au Texas, 53% des comtés de notre échantillon limité avaient réduit le nombre de bureaux de vote.» Il y a aussi quelques preuves indiquant que des exigences discriminatoires en ce qui concerne l’identification des électeurs – la cerise sur le gâteau de la contre-révolution de Scott Walker [gouverneur du Winsconsin qui a réduit massivement les dépenses publiques et diminué le «charge fiscale» sur les entreprises] – ont réduit de manière significative le vote dans les zones à bas revenu de Milwaukee.

12° Une autre explication de la sous-performance de H. Clinton dans le Wisconsin et le Michigan a été l’aliénation des électeurs «millennial» (les jeunes de la génération du millénaire) qui avaient soutenu Sanders: dans ces deux Etats, les totaux de Jill Stein (candidate du Parti vert) étaient plus élevés que la marge de défaite de Clinton. Le vote en faveur des Verts a également été significatif en Pennsylvanie et en Floride (respectivement 49’000 et 64’000). Mais Gary Johnson (candidat du Parti libertarien), qui a gagné 4’151’000 votes à l’échelle nationale, malgré son ignorance crasse concernant la politique internationale, a probablement fait beaucoup plus de mal à Trump qu’à Clinton.

13° Depuis l’insurrection de Howard Dean en 2004 [gouverneur «rangé» du Vermont de 1991 à 2003, il se distingua lors des primaires démocrates de 2004 par une opposition nette à la guerre en Irak, à la différence des autres candidats aux primaires], les démocrates progressistes se sont battus péniblement contre l’establishment du parti pour une stratégie portant sur l’ensemble des 50 Etats qui aboutirait à la construction d’une base dans les districts républicains du Congrès, en général remaniés [changement des frontières des circonscriptions électorales]. Par exemple l’échec constant du Comité national démocrate à s’engager davantage en faveur des démocrates du Texas – un Etat qui est maintenant soumis à un statut de discrimination des minorités ethniques en termes de construction des circonscriptions pour l’élection de leurs représentants – est depuis longtemps un scandale.

La campagne de H. Clinton, qui bénéficiait de beaucoup d’argent mais qui manquait visiblement de réflexion, a eu une stratégie désastreuse. Par exemple Clinton n’a pas visité le Wisconsin après la Convention, et ce malgré les avertissements selon lesquels les partisans allumés de Scott Walker s’étaient positionnés derrière Trump.

H.Clinton a de même dédaigné le conseil de Tom Visack, le secrétaire à l’Agriculture, de mettre sur pied un «conseil rural», tel celui qui a été si utile à Obama lors de la primaire au Wisconsin et dans les campagnes présidentielles. En 2012, Obama avait réussi à gagner 46% de votes dans les petites villes pour les ajouter à sa majorité urbaine au Michigan et 41% au Wisconsin. Les résultats irréguliers de Clinton y ont été respectivement de 38% et de 34%.

14° Ironiquement, Trump a peut-être été avantagé par le piètre soutien de la part des frères Koch [magnats du secteur pétrolier] et des autres méga donateurs conservateurs, qui ont interverti leurs priorités pour investir dans le sauvetage des majorités républicaines au Congrès. Dans ce contexte, la lettre de Comey au Congrès a été l’équivalent de 500 millions de dollars de publicité anti-Clinton, alors que les républicains visant des postes moins importants recevaient une aide inespérée.

15° Malgré mon insistance sur le caractère fortuit et fragile de la coalition Trump, il ne faut pas négliger les incidences des contenus toxiques de sa politique. Comme nous l’avons déjà indiqué, Trump est moins un électron libre et moins opportuniste que ce qu’on le dit habituellement. Sa campagne a systématiquement pesé sur tous les boutons associés à la droite alternative du nationalisme blanc parrainée par Pat Buchanan et ce Goebbels potentiel qu’est Stephen Bannon.

Le président Obama tente de nous consoler en disant que Trump «n’est pas idéologique». D’accord, mais Pat Buchanan et Bannon ont de l’idéologie à revendre, et cette idéologie est fasciste. (Pour ceux qui pensent qu’il s’agit là d’une exagération et que le fascisme est démodé, allez sur le site de Buchanan et faites défiler ses colonnes les plus populaires. Dans l’une on rend la Pologne responsable du début de la Deuxième Guerre mondiale, et dans une autre on prétend en gros que les Noirs devraient payer des réparations aux Blancs.)

16° David Axelrod [conseiller d’Obama] déclare qu’il n’a fallu qu’une semaine aux républicains pour «capturer» entièrement Trump, et Robert Kuttner [qui dirige American Prospect ] est d’accord. Peut-être.

Trump essaiera certainement d’honorer sa promesse aux chrétiens en leur livrant la Cour suprême – un objectif que Mitch McConnell [chef des républicains au Sénat] pourrait faciliter avec leur «option nucléaire» au Sénat. De même, Peachbody, Arch et d’autres compagnies charbonnières obtiendront de nouveaux permis pour raser la terre; des immigrés seront sacrifiés aux lions; et la Pennsylvanie sera bénie avec une loi sur le «droit au travail». Et il y aura bien sûr des réductions d’impôts.

Mais en ce qui concerne la sécurité sociale, Medicare, les dépenses déficitaires pour l’infrastructure, les tarifs, la technologie etc., il est presque impossible d’imaginer un mariage parfait entre Trump et les républicains institutionnels qui ne laisserait pas orphelins ses partisans de la classe travailleuse. Les banquiers règnent encore sur l’univers.

17° Il ne devrait donc pas être difficile d’imaginer un scénario d’avenir où la droite extrême se scinde ou est expulsée de l’administration, pour aller rapidement consolider une troisième force politique autour de la base étendue qu’elle a gagnée grâce à la démagogie de Trump. Une autre possibilité est que les politiques incendiaires et contradictoires de Trump dans le domaine des échanges internationaux et de la politique intérieure plongent le pays dans une nouvelle récession et que la Silicon Valley finisse par monter sur le plateau pour sauver le centre gauche du Parti démocrate.

Mais quelle que soit l’hypothèse, elle doit tenir compte de la réelle révolution dans la campagne états-unienne: la campagne de Bernie Sanders. La vraie réalité émergente majeure n’est pas la longue agonie de la Rustbelt, mais le fait que la mobilité sociale des diplômés, surtout ceux d’origine ouvrière ou immigrée, va désormais vers le bas ou est bloquée. Je dis cela tout en reconnaissant l’impulsion donnée au nationalisme économique par la perte de 5 millions de postes industriels au cours de la dernière décennie, dont plus de la moitié dans le Sud.

Mais le trumpisme, quelle que soit son évolution, ne peut pas unifier le désarroi économique des «millennials» avec celui des travailleurs blancs plus âgés, alors que Sanders a montré que le mécontentement principal peut être ramené sous le parapluie d’un «socialisme démocratique» qui rallume les espoirs d’un New Deal pour une Déclaration des droits économiques. Alors que l’establishment démocrate est temporairement dans le désarroi, la véritable opportunité pour une politique de transformation («critical realignement» est désormais un terme archaïque) appartient à Bernie Sanders et à Elizabeth Warren. Nous devons nous dépêcher. (Article publié sur le site Jacobin, le 11 novembre 2016; traduction A l’Encontre)

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Mike Davis, professeur à UCLA, a écrit de nombreux ouvrages traduits en français parmi lesquels : Le pire des mondes possibles (La Découverte), Le stade Dubaï du capitalisme (Les Prairies Ordinaires), Dead Cities (Les Prairies Ordinaires)….

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