Etats-Unis. L’horreur persistante de la torture et des sévices de la CIA

Par Melvin A. Goodman

Il y a près de deux décennies, la Central Intelligence Agency (CIA) a lancé son programme sadique de torture et de sévices, et le ministère de la Défense a créé une prison à Guantánamo pour échapper à la loi des Etats-Unis. Nous n’avons pas fini d’apprendre les horreurs de la «Guerre mondiale contre le terrorisme». Le 16 juillet 2021, les procureurs militaires ont finalement demandé de supprimer les informations obtenues par la torture et les sévices. Quelques jours plus tard, l’administration de Joe Biden a transféré son premier détenu hors de Guantánamo, rapatriant un Marocain dont la libération avait été autorisée… il y a cinq ans. Ces deux événements sont l’occasion de recenser l’insuffisance et les erreurs de la couverture par les médias grand public des crimes inadmissibles de la CIA.

Le secrétaire d’Etat Antony Blinken a affirmé, avec une certaine audace, qu’il est difficile de transférer des détenus tant que les Etats-Unis n’ont pas reçu l’assurance que les «droits de ces personnes seront protégés dans ce pays». En d’autres termes, le haut diplomate du pays qui a torturé et maltraité des centaines de captifs, violé diverses Conventions de Genève en enlevant des individus et en les remettant à des pays comme la Syrie et le Pakistan qui pratiquent la torture et les mauvais traitements, créé des prisons secrètes dans toute l’Europe de l’Est et l’Asie du Sud-Est et utilisé Guantánamo pour contourner les lois des Etats-Unis, s’inquiète maintenant de la santé et de la sécurité de ces individus maltraités.

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Au fil des ans, des déclarations mensongères de responsables gouvernementaux ont été traitées comme des faits par les médias grand public. Peut-être Antony Blinken ignore-t-il que de nombreux détenus par les Etats-Unis, qui ont été remis à des pays tiers, ont en fait été libérés par ces pays, faute de preuves suffisantes de leur culpabilité. Blinken devrait se familiariser avec le rapport de l’Inspecteur général du Département de la justice concernant Khalid al-Masri [citoyen allemand d’origine libanaise], qui a été victime d’une restitution erronée. Sans sa citoyenneté allemande et l’intervention de la conseillère à la Sécurité nationale, Condi Rice, le directeur de la CIA d’alors, George Tenet, n’aurait peut-être jamais autorisé la libération d’Al-Masri, qui était détenu en Afghanistan.

En 2004, l’Inspecteur général de la CIA a réalisé une étude sur la torture et les mauvais traitements infligés dans les prisons secrètes de la CIA, mais plusieurs directeurs de la CIA ont contesté les conclusions du rapport. L’ancien directeur de la CIA, le général Michael Hayden [2006-2009], a menti sur tous les aspects du programme de torture dans ses exposés au Congrès, notamment sur la genèse du programme, le nombre de détenus, les renseignements prétendument obtenus par des tactiques coercitives et le comportement illégal des chargés d’interrogatoires. Il a affirmé que «moins de 100» détenus ont été transférés dans le cadre du programme de détention de la CIA, mais c’est un euphémisme.

De plus, certains individus ont été transférés ou remis d’un pays à l’autre ou à l’armée des Etats-Unis et n’ont donc pas été comptabilisés dans le cadre du programme de la CIA. Michael Hayden a également déclaré publiquement que «moins d’un tiers» des détenus ont été soumis à des «techniques d’interrogation améliorées», terme orwellien désignant la torture et les sévices. Beaucoup plus de détenus ont été soumis à des éléments du «programme de la CIA», notamment l’insomnie, la mise aux fers, la lumière et le bruit constants. Il existe de nombreux exemples de détenus rendus par erreur qui ont été torturés. Bien entendu, Michael Hayden était probablement à l’aise pour mentir aux membres de la commission du renseignement qui avaient été informés du programme plusieurs années auparavant et n’avaient rien fait pour l’arrêter.

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L’ensemble du processus était criminel, mais les médias grand public n’ont pas mis en évidence ce qui était essentiellement des crimes de guerre. La CIA bénéficiait d’une protection juridique grâce aux mémorandums de la Maison-Blanche et du ministère de la Justice, mais les médias ont omis de signaler que les tortures et les sévices ont commencé avant la rédaction des mémorandums. De plus, les techniques de torture ont dépassé ce que le ministère de la Justice considérait comme légitime. Les officiers de la CIA faisaient office d’accusateurs, d’enquêteurs, de restituteurs, d’interrogateurs, de juges, de jurés et de geôliers. Il n’y avait pas de procédure d’appel, ni de contrôle par les avocats et les responsables de la CIA. Certaines personnes ont été livrées sur la base d’informations provenant d’une seule source et destinées à un seul agent, sans contrôle. Trop d’innocents ont été maintenus en détention bien plus longtemps qu’il n’y avait de raisons de le faire. Nous ne saurons probablement jamais combien de ces personnes se sont retrouvées à Guantánamo.

Le déclin du contrôle par le Congrès de la communauté du renseignement et l’affaiblissement du rôle des Inspecteurs généraux dans l’ensemble de la communauté du renseignement ont permis à la CIA d’échapper à toute responsabilité pour son rôle dans la conception et la mise en œuvre d’un programme inadmissible de torture et de sévices. Le président Barack Obama a eu la meilleure occasion d’aborder la question de la responsabilité, mais il a déclaré qu’il «regarderait vers l’avant, pas vers l’arrière» pour les crimes de l’administration Bush et sa «guerre mondiale contre le terrorisme». Les hauts responsables de la CIA ont fait pression sur la Maison-Blanche pour limiter le rôle des Inspecteurs généraux de la CIA. Barack Obama a honoré ces demandes.

Le directeur de la CIA, George Tenet 1997-2004], qui a approuvé le programme de torture, a quitté ses fonctions avec la Médaille présidentielle de la liberté (Presidential Medal of Freedom), la plus haute distinction qui puisse être accordée à un civil. Chaque fois que George Tenet était interrogé sur la torture de la CIA, sa réponse standard était «Nous ne la pratiquons pas et je ne vais pas en parler». Les successeurs immédiats de George Tenet, Porter Goss (avril 2005-mai 2006) et le général Michael Hayden (2006-2009) n’avaient aucun intérêt pour la reddition de comptes. Porter Goss a défendu les «techniques» comme «des moyens uniques et innovants, qui sont tous légaux et dont aucun n’est de la torture.» Michael Hayden a fait pression pour obtenir une exemption de la CIA dans toute législation visant à interdire la torture et les sévices (Tenet a reçu sa médaille présidentielle en même temps que Paul Bremer [«directeur de la reconstruction et de l’assistance humanitaire» en Irak de mai 2003 à juin 2004], qui a probablement fait plus pour créer le chaos et le désordre en Irak que n’importe quel Américain autre que les commanditaires de la guerre: le président Bush, le vice-président Cheney et le secrétaire à la Défense Rumsfeld).

La CIA a commis des crimes graves dans les années 1960 et 1970 pendant la guerre du Vietnam, mais au moins la commission Church au Sénat et la commission Pike à la Chambre [qui ont enquêté, dès 1975, sur la pratique d’organismes comme la CIA, le FBI, la NSA…] ont révélé les complots d’assassinat et les intrusions secrètes contre des citoyens des Etats-Unis. Des lois ont été rédigées pour mettre fin aux types d’assassinats qui avaient été approuvés par les administrations Eisenhower et Kennedy. Les commissions de surveillance du renseignement du Sénat et de la Chambre ont été créées, trois décennies après la création de la CIA elle-même. Il a fallu quinze années supplémentaires et les crimes d’Iran-Contra [trafic d’armes vers l’Iran pour financer la Contra au Nicaragua, sous Reagan] pour créer un Inspecteur général officiel à la CIA. Les tortionnaires auraient dû être poursuivis, et le crime de torture et de sévices aurait dû conduire à un contrôle plus strict de la CIA.

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A son apogée, Guatánamo détenait plus de 675 prisonniers. Selon le New York Times, 39 hommes sont actuellement détenus dans la prison; seuls 11 d’entre eux ont été accusés de crimes. Les 28 autres n’ont jamais été inculpés, et un comité fédéral de libération conditionnelle a approuvé le transfert de dix d’entre eux, dont un Pakistanais de 73 ans souffrant d’une maladie cardiaque. Le président Barack Obama a échoué dans ses efforts pour fermer Guantánamo et transférer les détenus dans une prison des Etats-Unis. Le projet de budget 2022 de l’administration Biden a rétabli la proposition de fermer Guantánamo et de transférer les détenus (Carol Rosenberg du New York Times mérite des félicitations pour sa couverture exceptionnelle de Guantánamo sur une période de vingt ans, comblant le vide créé par l’échec de la surveillance du Congrès et du gouvernement).

Le seul accomplissement du programme de torture a été la dégradation des Etats-Unis et de la Central Intelligence Agency. (Article publié sur le site de Counterpunch en date du 27 juillet 2021; traduction par la rédaction de A l’Encontre)

Melvin A. Goodman est membre senior du Center for International Policy. Il professe à l’Université Johns Hopkins. Ancien analyste de la CIA, Goodman est l’auteur, entre autres, de Failure of Intelligence: The Decline and Fall of the CIA (2008) et de National Insecurity : The Cost of American Militarism (2013), The End of Superpower Conflict in the Third World (2019)

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