Etats-Unis. Le système qui exclut les tiers partis

Convention démocrate en 2012
Convention démocrate en 2012

Par Lance Selfa

C’est devenu une conviction du sens commun que le système politique des Etats-Unis est dominé par deux partis, tous les deux représentants des intérêts de grands capitalistes: les Démocrates et les Républicains. Mais, il y a une longue histoire de facteurs objectifs et subjectifs qui ont découragé l’émergence d’un tiers parti de gauche aux Etats-Unis.

Pourquoi aucun parti travailliste (Labour Party) n’est-il apparu aux Etats-Unis, à la différence des autres pays industrialisés? Pendant la plus grande partie du XXe siècle, et jusqu’à aujourd’hui, le mouvement syndical s’est loyalement rallié au Parti démocrate qui reste cependant, malgré qu’il s’appuie sur les syndicats, un parti dominé par des intérêts de grandes entreprises capitalistes.

Cette question est un classique parmi les politologues et historiens aux Etats-Unis. Ils ont produit des longues argumentations structurelles et sociologiques pour expliquer pourquoi les Etats-Unis ont été un sol infertile pour les partis sociaux-démocrates ou travaillistes.

Beaucoup de théories ont été proposées. Les Etats-Unis n’ont pas de tradition féodale; le suffrage universel pour les hommes blancs est venu très tôt aux Etats-Unis ce qui fait qu’il n’y a pas eu la même lutte de la classe ouvrière pour avoir le droit de vote comme dans d’autres pays; le système électoral aux Etats-Unis est basé sur le système majoritaire uninominal à un tour («First past-the-post») ; ce n’est pas un système parlementaire; la population des Etats-Unis est multiethnique; en plus, il y a l’héritage de l’esclavage.

Il y a du vrai dans toutes ces explications. Mais ce qu’elles ont en commun, c’est l’idée que les Etats-Unis ont quelque chose de différent qui rend leur système politique hostile à toute forme de socialisme même sous la forme atténuée sociale-démocrate.

Il y a plus de cent ans [1906], le socialiste allemand Werner Sombart publiait son livre fameux: Pourquoi le socialisme n’existe-t-il pas aux Etats-Unis ? [Trad. de Pierre Weiss. PUF, 1992, ce qui montre le sentiment d’urgence du monde académique français!]. La conclusion de Sombart, entre autres, était que les Etats-Unis étaient un pays exceptionnellement prospère où les travailleurs pouvaient réussir en une ou deux générations, c’est pourquoi le socialisme n’y avait jamais vraiment pris. [1]

Eugene V. Debs
Eugene V. Debs

Il y a là beaucoup de mythologie. Au début des années 1900, quand le Parti socialiste américain était en train de devenir un facteur important dans le système politique des Etats-Unis, quand son dirigeant Eugene V. Debs [2] récoltait des millions de voix, les Etats-Unis n’étaient alors pas si différents d’autres pays où les partis socialistes ou travaillistes allaient devenir des grands partis.

Mais aujourd’hui, nous parlons d’une société où le fossé entre les riches et les pauvres est à son point le plus extrême depuis les années 1910 et où il a été établi de manière bien documentée que la mobilité sociale y est de plus en plus restreinte. Par conséquent, l’argument ne vaut pas grand-chose.

Il y a beaucoup de points historiques particuliers à propos de ce qui s’est passé aux Etats-Unis à l’époque où des partis ouvriers apparaissaient dans d’autres pays. Mais je pense que le facteur décisif – qui a le plus de pertinence pour aujourd’hui – c’est que le Parti Démocrate a réussi, au moins depuis le New Deal des années 1933-1945, à se positionner comme une espèce d’opposition «populaire». Il a réussi à coopter de nombreux mouvements sociaux qui auraient été les fondations d’un parti social-démocrate [au sens de représentation politique indépendante des salarié·e·s, au sens historique].

Durant les années 1930, qui ont vu les plus grands soulèvements ouvriers et la formation (entre 1935 et 1938) de la nouvelle confédération syndicale Congress of Industrial Organizations (CIO), il y avait la possibilité d’un tiers parti alternatif de gauche et il y eut des débats ouverts dans beaucoup de syndicats à propos de la fondation d’un parti paysan-ouvrier d’une sorte ou d’une autre. Mais cette discussion a été refermée bientôt, essentiellement parce que les chefs du CIO ont décidé qu’ils préféraient être des partenaires mineurs (junior partners) au sein de la coalition du New Deal emmenée par les démocrates plutôt que d’être les dirigeants d’un nouveau parti travailliste.

Depuis lors, il y a eu divers essais de fonder un tiers parti de la gauche ou de présenter des candidats indépendants, avec divers degrés de succès, mais si nous voulons parler des forces sociales qui avaient effectivement la capacité de fonder un parti travailliste ou social-démocrate, c’est bien l’époque des années 1930 qu’il faut considérer avant tout.

Mais au lieu de produire un parti travailliste, c’est le moment où le Parti démocrate a bénéficié d’un énorme renfort populaire. Auparavant, les démocrates étaient vus principalement comme associés à la classe dominante du Sud qui présidait à l’esclavage et au racisme institutionnalisé de Jim Crow. A partir des années 1930, les Démocrates vont être vus comme le parti de la classe ouvrière organisée, avec une éclipse de la prééminence dans le parti des Dixiecrates du Sud. [3]

C’est là une des raisons de l’absence d’une alternative sociale-démocrate aux Etats-Unis, à savoir la capacité du Parti démocrate d’occuper cette place politique là dans la politique de masse. Mais il y a bien sûr d’autres raisons.

Très tôt dans l’histoire des Etats-Unis, les règles de leur système politique ont été écrites pour décourager la formation de partis tiers, encore plus pour empêcher leur succès. Cela est vrai dans tous les pays et tous les systèmes politiques: les partis dominants essaient d’écrire les règles de telle manière qu’ils restent au «sommet».

Un exemple contemporain. Dans les états (des Etats-Unis) où gouverne le Parti républicain, ont été adoptées de lois exigeant une carte d’identité afin que cela soit plus dur pour les gens de voter contre eux. Ces lois frappent brutalement, de manière disproportionnée, les pauvres et les Noirs, justement les groupes d’électeurs qui vont le plus probablement voter contre eux.

Dans d’autres états, les républicains sont allés encore plus loin et ont essayé de supprimer carrément les syndicats du secteur public qui sont souvent favorables au Parti Démocrate. Les syndicats sont souvent une source importante de financement du parti et tout particulièrement un vivier de militants de base.

Quand les chefs de partis politiques accèdent à une position qui leur permet d’écrire les règles afin que cela leur bénéficie, ils le font. Dans l’Illinois, où j’habite, nous avons un gouvernement dominé par les démocrates qui a été fabriqué de cette façon en redécoupant les circonscriptions électorales et par d’autres astuces. Les républicains savent mieux jouer le jeu de la manipulation, mais les démocrates savent aussi le faire.

Que les démocrates ou les républicains soient au pouvoir, les tiers partis perdent. Au fil des années, les instances législatives et exécutives ont édicté des règles électorales labyrinthiques que seuls les deux grands partis peuvent satisfaire, grâce à l’ampleur de leurs soutiens et à la force de frappe légale de leurs avocats.

C’est ainsi que les tiers partis doivent déposer un certain nombre de signatures de diverses régions de l’état ou doivent affronter des contestations devant les tribunaux questionnant la validité des signatures. Voilà les clous et les rivets, placés à raz de terre, illustrant comment les deux grands partis opèrent ensemble pour exclure des tiers de la compétition électorale.

Pour ce qui est des autres questions structurelles, beaucoup d’auteurs écrivant sur cette question évoquent le système majoritaire en vigueur aux Etats-Unis. Qui remporte le plus grand nombre de voix occupe le poste. C’est donc ainsi, pour donner un exemple, que si un tiers candidat de gauche remporte suffisamment de voix, qui autrement seraient allées à un démocrate, c’est le républicain qui peut être élu alors qu’il n’est soutenu que par une minorité d’électeurs.

Dans ce système, des tiers partis avec un succès croissant n’auront néanmoins aucune représentation jusqu’à ce qu’ils percent à partir d’une base de masse. Et, en attendant, c’est l’argument du «gâcheur» [contre le vote utile] qui joue: s’ils ne sont pas en position de gagner à coup sûr, les tiers candidats peuvent être dénoncés comme prenant des voix aux démocrates.

Voilà une troisième façon de la façon dont les tiers partis sont découragés dans le système états-unien. Mais il faut dire que cela n’empêche pas forcément un tiers parti d’émerger. Le Royaume-Uni, par exemple, a un système parlementaire, mais il a aussi des élections au système majoritaire, et cela n’a pas empêché au XXe siècle la montée du Parti travailliste.

photo-1225103927690-3-0Enfin, il y a le Collège électoral, le système formel de sélection du Président [par les grands électeurs] qui isole le processus du vote populaire. Nous sommes déjà en plein dans une campagne présidentielle [qui commence par les primaires:H. Clinton et B. Sanders, etc. pour les démocrates ; D. Trump, M. Rubio, etc. pour les républicains], ce que Noam Chomsky appelle «le grand spectacle tous les quatre ans» et cela soulève une question que n’importe qui ayant une fibre démocratique en lui doit désirer abolir.

A cause du Collège électoral, quatre fois dans l’histoire des Etats-Unis, c’est le candidat qui avait perdu au vote des électeurs qui a remporté la présidence. Parce que dans suffisamment d’états où il avait obtenu de peu la majorité des voix, cela lui avait valu la totalité des grands électeurs de cet état [qui élisent le Président]. La dernière fois ce fut en 2000, quand George W.Bush a perdu le vote populaire de plus d’un million de voix, mais a volé la Maison Blanche en forçant le passage en Floride afin d’obtenir tous les grands électeurs de cet état.

Lors de cette élection présidentielle de 2000, Ralph Nader, candidat à la présidence du Parti Vert, a obtenu 2,7% du vote populaire en Floride. Les Démocrates lui ont donc reproché d’avoir fait perdre l’élection présidentielle à Al Gore [ex-vice président de Bill Clinton]. Je pense que cet argument est complètement pourri: Al Gore et les démocrates ne doivent s’en prendre qu’à eux-mêmes s’ils ont fait une campagne terne et s’ils ne se sont pas battus pour que chaque vote soit compté et recompté en Floride. Mais c’est un argument auquel suffisamment de gens croient pour que cela ait intimidé beaucoup de gens depuis lors quant à la possibilité de construire quelque chose à la gauche des Démocrates.

C’est la logique du «moindre mal»: les démocrates sont sûrement très mauvais, mais restez avec eux parce que les républicains sont encore pires. Il y a des mécanismes structurels qui alimentent cette logique, comme le système majoritaire. Mais cela n’est pas la seule chose qui explique sa force de contrainte. Le «moindre-malisme» est à ce point câblé dans les neurones des liberals (les gens de gauche dans le vocabulaire anglo-saxon) et démocrates qu’il faudra réellement tout un mouvement social substantiel pour secouer cette contention.

On nous enseigne à penser les partis politiques comme un ensemble de personnes, de citoyens moyens et d’électeurs reliés les uns aux autres par les convictions et positions politiques qu’ils partagent. Des candidats de ces partis sont ensuite censés se présenter à l’élection des charges publiques selon la plateforme de ces partis en essayant de convaincre les gens de voter pour eux.

Voilà l’idée conventionnelle de ce qu’est un parti, tirée droit des cours d’instruction civique à l’école. Mais dans la plupart des pays, et les Etats-Unis ne sont pas une exception, les partis politiques sont principalement les formations connectées aux élites économiques et politiques qui ensuite s’efforcent collectivement de convaincre les gens de voter pour leur formation. Ce n’est pas la démocratie du bas vers le haut, c’est plutôt quelque chose du haut vers le bas.

L’exception partielle à cela dans l’histoire de la démocratie capitaliste, ce furent les partis sociaux-démocrates et travaillistes de la fin du XIXe et début du XXe siècle. Ceux-là furent véritablement des partis de membres: les salariés rejoignaient leurs rangs et participaient à toutes sortes d’organisations sociales liées aux partis en tant que tels, qui formaient presque un état dans l’Etat. L’archétype ici, c’est le Parti social-démocrate d’Allemagne/SPD.

Mais même ces partis de membres n’ont pas empêché le développement d’un groupe de politiciens professionnels qui ont fini par briser les espoirs et trahir les intérêts des simples travailleurs et travailleuses qui étaient les membres de base de ces partis.

Ils élisent des grands électeurs réunis dans un «Collège électoral»: vote «universel» indirect
Ils élisent des grands électeurs réunis dans un «Collège électoral»: vote «universel» indirect

Le Parti démocrate ne peut pas être comparé à ces partis sociaux-démocrates de masse. Une personne est considérée démocrate aux Etats-Unis si elle vote pour le Parti démocrate, mais lors de l’élection suivante elle est parfaitement libre de voter pour un républicain.

Cette personne peut recevoir un e-mail de temps en temps et parfois beaucoup d’e-mails si elle a signé une liste reliée aux démocrates à un niveau ou à un autre. Mais ce n’est pas comme si existaient des clubs démocrates locaux où des gens de différents quartiers ou villes se retrouvaient régulièrement pour discuter des questions. En général, le Parti démocrate est une opération de marketing et une machine à récolter des fonds, sous la forme d’un parti politique.

Cela a à voir avec le fait que n’importe quel supporter du Parti démocrate a vu ses candidats trahir une promesse de campagne électorale. A quoi sert un parti politique si les élus font tout ce qu’ils veulent et ne rendent des comptes d’aucune manière ?

Vous pourriez tapisser vos murs avec toutes les promesses démocrates de grands projets et belles mesures que les candidats n’ont jamais eu l’intention de réaliser. Les promesses de campagne, et même les plateformes votées à chaque convention nationale (qui choisit le candidat à la présidence) en année présidentielle, sont formulées pour des objectifs électoraux, ce ne sont pas des documents qui font foi.

Il est important de se représenter les partis politiques – tout particulièrement les grands partis capitalistes – comme étant principalement des réseaux d’élites du monde des affaires et de la politique qui élaborent des manières d’obtenir que leurs priorités soient mises en œuvre. Cela veut dire opérer à tous les niveaux du gouvernement, au niveau fédéral, au niveau de l’état, et au niveau local du comté et de la municipalité.

La Constitution de 1787 qui a fondé les Etats-Unis a été élaborée pour créer un Etat central, mais elle a été explicitement conçue pour protéger l’institution de l’esclavage dans les états du Sud. Cela a conduit au système fédéraliste. Il y a des points d’accès multiples, de la municipalité à l’état à l’Etat fédéral, qui permettent aux capitalistes d’intervenir pour obtenir que leurs besoins soient satisfaits.

Un des effets secondaires de cela, c’est qu’à la différence des autres pays, il n’existe aux Etats-Unis aucune institution ou agence centralisée pour organiser les élections. Ce que nous avons, c’est un système de bric et de broc qui voit plus de 3000 comtés dans tous les états chargés d’organiser les élections. Il n’y a aucun code national de normes électorales, tout est déterminé au niveau de l’état. C’est comme ça qu’il y a cinquante ans les Noirs étaient empêchés de voter dans les Etats du Sud contrôlés par le Parti démocrate.

Voilà une des ironies sinistres du système états-unien. Les élections dans la prétendue «plus grande démocratie du monde» sont un mécanisme délabré ouvert à la manipulation, aux nombreuses pannes et injustices. (Traduction A l’Encontre; publié sur le site socialistworker.org, site animé par l’ISO).

Lance Selfa est l’auteur de The Democrats. A Critical History (Ed. Haymarket Books, 2012)

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[1] Werner Sombart (1863-1941), après avoir indiqué toutes les causes matérielles, économiques et idéologiques du rejet du socialisme aux Etats-Unis conclut de manière paradoxale par ce pronostic : «…tous les éléments qui ont, jusqu’ici, empêché le développement du socialisme aux Etats-Unis sont en voie de disparaître ou de se transformer en leur contraire, de sorte que le socialisme s’épanouira vraisemblablement pleinement dans l’Union au cours de la prochaine génération.» Une prophétie fort discutable, mais marquée par le contexte socio-politique du début des années 1900. (Rédaction A l’Encontre)

[2] Eugene V. Debs fut le président très actif du syndicat des travailleurs des chemins de fer. Pl gagna des luttes importantes, par exemple dans le Great Northern Railway en 1894; il conduisit aussi une lutte emblématique aux Etats-Unis, celle du Chicago Pullman Palace Car, suite à laquelle il fut emprisonné. Il se présenta à la présidence des Etats-Unis en 1900, 1908, 1912 et 1920. (Réd. A l’Encontre)

[3] Le Sud esclavagiste des Etats-Unis est traditionnellement appelé Dixieland ou Dixie. (Réd. A l’Encontre)

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