Entretien avec Al Gore conduit
par Stefan Aust et Martin Scholz
(pour Welt am Sonntag)
«Présenté hors compétition au dernier Festival de Cannes, Une suite qui dérange: le temps de l’action est la suite du premier opus Une vérité qui dérange (2006) qui avait valu à son acteur principal, Al Gore, de parcourir le monde afin de sensibiliser le plus grand nombre à la lutte pour la préservation du climat.
Dix ans plus tard, l’ancien vice-président américain refait donc le tour du monde des salles, pour inviter chacun d’entre nous à dépasser le stade de la prévention pour passer à l’action. Dans ce nouveau documentaire, Al Gore cible aussi l’inconscience de l’actuel président américain, Donald Trump, qui détricote toutes les initiatives entreprises pour mener une politique soucieuse de la préservation de l’environnement.» (Réd.)
L’ancien vice-président américain Al Gore présente son dernier documentaire Une suite qui dérange: le temps de l’action, pour dénoncer à nouveau le réchauffement climatique.
En 2007, Une vérité qui dérange avait remporté deux Oscars et Gore avait obtenu le prix Nobel de la paix pour son engagement politique en faveur de l’environnement. A présent, il témoigne de la dégradation opérée depuis: incendies de forêt, fonte des glaciers, chaussées inondées.
Nous rencontrons Al Gore juste avant la manifestation violente de l’extrême droite américaine à Charlottesville, dont les commentaires de Donald Trump avaient minimisé la gravité. Gore a confié sans équivoque au site internet américain LADbible ce qu’il recommanderait à Trump à présent: «Démissionner!»
Tout au long de l’entretien, Al Gore tend régulièrement la main vers un bol de cacahuètes. Il grignote en écoutant et parfois même en parlant. L’ancien vice-président des États-Unis sous Bill Clinton est soumis à moult questions à propos de Donald Trump. Il donne l’impression de réduire les cacahuètes en poudre. On entend très nettement le craquement en écoutant l’enregistrement…
Vous vous êtes souvent décrit comme un recovering politician, un politicien en manque. Donald Trump a 71 ans et vous 69. Si l’on vous demandait, en des temps aussi déroutants qu’aujourd’hui, si vous vous représenteriez, quelle serait votre réponse?
Aussi longtemps que je parviens à ne pas rechuter et à mener une vie sans politique, une rechute est fort improbable.
La conduite chaotique et clivante du gouvernement par l’actuel Président ne vous a-t-elle pas mené à vous pencher à nouveau sur la question?
De briguer à nouveau le poste de Président? C’est vrai que cela me flatte qu’on me le demande de temps en temps. Mais voyez-vous, la première fois que je me suis présenté en tant que candidat à la présidence remonte à 1988. Deux autres campagnes ont suivi en tant que vice-président dans les années 1990, et en 2000 j’étais de nouveau candidat au poste de Président avec George Bush pour adversaire. Ce que je fais à présent est fort à propos. C’est une manière judicieuse et féconde d’investir mon temps et mes ressources.
La victoire de Bush à l’élection demeure controversée encore aujourd’hui en raison de votes nuls et d’autres irrégularités dans l’Etat de Floride. Qu’est-ce qui est mieux? Un ancien candidat à la présidence ou le Président d’un mouvement en faveur de la protection du climat à l’échelle du monde?
Je ne me fais pas d’illusion. Il n’existe aucun poste, qui offre autant d’opportunités de transformer le monde, que celui de Président des États-Unis. Comme en 2000, à l’issue de la décision de la Cour suprême à Washington (celle-ci avait décidé qu’un nouveau comptage des votes dans des délais raisonnables n’était pas envisageable et avait ainsi accordé la victoire à Bush, NDLR), je n’ai pu devenir Président, j’ai cherché d’autres voies pour transformer le monde.
Vous avez rencontré Donald Trump immédiatement après son investiture pour vous entretenir avec lui du combat contre le changement climatique. Vous vous êtes montré prudemment optimiste à l’issue de cet entretien. La déception a été énorme après l’annonce par Trump du retrait des États-Unis des accords de Paris sur le climat. Essaierez-vous à nouveau?
Non. Ce serait une perte de temps. Je n’ai plus eu d’entretien avec Trump à compter de son annonce du retrait des accords de Paris. D’autres sauront peut-être le convaincre là où j’ai échoué. Franchement, je n’y crois pas. Au départ, j’ai cru à l’éventuelle possibilité de le ramener à la raison. Je me suis trompé. Il nous faut continuer en louvoyant pour ce qui le concerne. La bonne nouvelle, c’est que nous nous y mettons bientôt. Trump s’est isolé lui-même. Car la majorité des électeurs républicains des États-Unis estime que nous aurions dû rester dans l’Accord de Paris. Du reste, la majorité des électeurs de Trump le pense également.
S’il continue ainsi, pensez-vous qu’il peut rester quatre années Président?
Je n’ai aucune idée de ce que le «super-enquêteur» Robert Mueller pourrait découvrir au cours de ses recherches. Il pourrait mettre en lumière d’éventuelles relations entre l’équipe de campagne de Donald Trump et des positions russes. Mais le vieil adage «Il n’y a pas de fumée sans feu» me porte à supposer que ces enquêtes pourraient le conduire à une fin anticipée de sa présidence. Mais je n’en sais rien. Il ne s’agit que de spéculations de ma part, car il y a beaucoup de fumée actuellement. Je trouve que Mueller est tout à fait impartial. S’il ne trouve rien qui puisse inquiéter Trump, je l’accepterai car j’ai une entière confiance en lui. Je pense qu’il trouvera quelques trucs intéressants. Cela fait seulement six mois que dure… l’expérience. Tire-t-elle plutôt à sa fin? Personne ne le sait.
Le New York Times a publié aujourd’hui un rapport environnemental, qui vous a été présenté, réalisé par des scientifiques et des chercheurs de treize agences fédérales pour le gouvernement américain. D’après ce dernier, les États-Unis sont d’ores et déjà concernés par les conséquences du changement climatique.
Oui, c’est important que le New York Times ait publié l’information.
L’Administration Trump n’a à ce jour pas officiellement approuvé ce rapport. De telles publications sont considérées communément comme des fake news par le Président. Sur sa chaîne d’information, il promet au contraire de fournir des real news. Êtes-vous désespéré par votre pays actuellement?
(Il grignote des cacahuètes.) Fake news n’est pour moi qu’un concept qui englobe tout ce que Trump n’apprécie pas. Et selon lui, les real news ne sont que des commentaires bienveillants envers lui, dont il tire un profit politique.
Vous avez déjà mis en garde, voilà dix ans, dans votre livre «La raison assiégée» contre des manipulations médiatiques à tout va ainsi que des alarmistes populistes, vous inspirant des écrits de Theodor Adorno. En ces temps troublés, Adorno vous est-il toujours utile?
Theodor Adorno a mis en lumière dans ses œuvres les débuts de la descente aux enfers de l’époque nazie. Une de ses citations m’impressionne depuis toujours. Il a écrit en substance que toutes les questions portant sur la vérité sont devenues des questions de pouvoir.
La phrase provient de l’œuvre majeure d’Adorno Minima Moralia, réflexions sur la vie mutilée. Il y est écrit: «On en est arrivé à ce que le mensonge ressemble à la vérité et la vérité au mensonge.»
Cette phrase m’a fait l’effet d’une bombe quand j’ai lu Adorno pour la première fois. Ce que décrit Adorno à la fin des années quarante se déroule aujourd’hui aux États-Unis: ce qui a trait à la vérité, a trait au pouvoir. Revenons au compte rendu spécial sur le climat qui est parvenu au New York Times. Il se fonde sur les meilleurs éléments factuels à la disposition d’un total de dix mille scientifiques. Le changement climatique dérange encore et toujours les producteurs de CO2 à la botte desquels est Trump. Il utilise son pouvoir pour ne pas communiquer ces éléments factuels. Il a même exigé des fonctionnaires qu’ils n’utilisent pas le terme «réchauffement de la planète». Trump veut étouffer la vérité.
On agit ainsi en usant brutalement de son pouvoir pour étouffer les faits et acculer les gens à prendre des décisions, qui servent les intérêts des puissants tels qu’on les perçoit et dont on est responsable.
C’est grave. Quelle en est la suite?
Une presse libre constitue le meilleur système de défense d’une démocratie. C’est un apprentissage qui ne devrait pas se cantonner à un seul pays.
Le Guardian écrit que dans le combat contre le changement climatique, vous seriez ce que Trump représente pour les négationnistes. Il est incontestable que vous faites figure de gourou dans le mouvement pour la protection de l’environnement. Cette quasi-élévation au pinacle ne vous semble-t-elle pas suspecte?
Non. Le changement du climat a à voir avec une crise spirituelle, car il y est aussi question de nos valeurs. Mais nous ne pouvons y remédier qu’avec des solutions politiques et économiques. Les climato-sceptiques surtout prétendent volontiers que les militants suivent un mouvement quasi religieux. C’est offensant et déclaré à dessein.
Cela vous atteint-il?
Quand on ne veut pas entendre un message, il est courant de s’attaquer personnellement au porteur dudit message. Après toutes ces années au contact du système politique, je me suis forgé une armure. Je ne me considère pas comme un gourou.
Parmi vos détracteurs, certains affirment: nous ne nions pas le changement climatique, mais nous doutons qu’il soit à attribuer à l’activité humaine uniquement. Que leur répondez-vous?
Cette objection m’est familière. Ces détracteurs me rappellent parfois les armées de la Première Guerre mondiale, qui reculaient de tranchée en tranchée. Ils commencent par dire que cela n’existe pas. Puis, ils affirment que le changement climatique ne serait pas le fait de l’activité humaine. Enfin, ils ajoutent que ce n’est pas inquiétant. Au début, certains ont prétendu qu’aucun réchauffement climatique n’avait lieu et qu’au contraire il faisait plus froid. Après plusieurs années de records de chaleur, il n’est plus possible d’affirmer cela. Les scientifiques ont pronostiqué ces évolutions avec précision. Nous devrions prendre en compte leurs mises en garde plus sérieusement à l’avenir.
Il y a pourtant déjà eu des périodes chaudes précédemment, autour de l’an 1000, à l’époque viking.
Effectivement. A l’époque d’Érik le Rouge. Les changements de l’époque étaient minimes en comparaison avec ce qui se passe aujourd’hui. Depuis, nous causons des changements, qui vont bien au-delà de ces modifications naturelles à des époques très anciennes. La part de la pollution de l’atmosphère en CO 2 attribuable à l’homme est tellement élevée, qu’elle accumule en un jour une quantité de chaleur additionnelle comparable à 400 000 bombes atomiques sur Hiroshima, qui exploseraient toutes les vingt-quatre heures. Cela représente une énergie thermique considérable même pour une planète aussi grande que notre Terre. Nous utilisons notre ciel comme s’il s’agissait d’un égout. Nous ne pouvons plus continuer ainsi.
L’un de vos détracteurs les plus virulents, le Danois Björn Lomborg, vous a reproché dans le Wall Street Journal de ne pas vous être suffisamment battu pour que les énergies vertes et la voiture électrique, par exemple, soient plus efficaces et abordables. D’autres auraient fait fort dans ce sens en marge de la Conférence de Paris sur les changements climatiques. Bill Gates, par exemple, avec son intervention pour plus de fonds pour la recherche en matière d’énergies non polluantes. Que répondez-vous à cela?
J’ai moi-même soutenu à de nombreuses reprises de plus importants investissements en recherche et développement pour le secteur de l’énergie propre. Seulement, le gouvernement Trump a réduit toutes ces dépenses. Investir plus pour le développement des technologies environnementales est bien entendu pertinent. Du reste, l’énergie nucléaire n’est pas près d’être bannie. Nous devrions essayer de produire une énergie nucléaire acceptable et abordable.
Lorsque l’on se penche sur votre rôle de défenseur du climat, on oublie souvent que vous êtes conseiller pour la société Google et que vous siégez au conseil d’administration de la société Apple. Depuis des années, on guette l’instant où ces géants des technologies de l’information vont lancer des innovations sur le marché, comme une Apple i-Car, autonome et peut-être même non polluante. En est-on là?
(Rires.) Ecoutez plutôt. Voilà quelques années, j’ai tenu un discours off the record devant un vaste public en Afrique du Sud. À ce moment-là, la presse spécialisée avait rédigé des tas de conjectures sur le nouvel iPhone, comme son design, ses caractéristiques… J’ai juste parlé du nombre de transistors dans le monde au cours de mon discours et j’ai dit qu’il y en avait un milliard, puis j’ai ajouté: «et il ne s’agit que de chiffres ne tenant pas compte du prochain iPhone». Après mon discours, un collaborateur m’a glissé un message sur lequel était écrit: « Steve voudrait te parler».
Steve Jobs, le visionnaire de légende de la société Apple.
Oui. La presse avait alors bricolé à la va-vite, à partir du tweet d’un auditeur, le message suivant: «Le membre du conseil d’administration de la société Apple, Gore, annonce un nouvel iPhone.» (rires) J’étais dans mes petits souliers. Si bien que depuis, quand on me demande, comme vous le faites, ce que la société Apple est en train de développer, je ne réponds pas. (Article publié dans Le Soir du 25 août 2017)
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