Entretien avec Glenn Greenwald
Il y a une année, Glenn Greenwald [1] a commencé à écrire dans le quotidien britannique The Guardian concernant les documents de la National Security Agency (NSA) révélés par Edward Snowden. Le 6 juin 2013, E. Snowden rend publiques – entre autres par l’intermédiaire du Guardian et du Washington Post – des informations classées «trop secrètes» par la NSA.
Ensemble, Snowden et Greenwald ont donc mis au jour ces vastes programmes de surveillance intérieure et internationale qui menacent les libertés civiles aux Etats-Unis et à travers le monde. En conséquence de ces révélations, Snowden est inculpé par le gouvernement américain d’espionnage, de vol et d’utilisation illégale de biens gouvernementaux. Edward Snowden s’exile en juin 2013 à Hongkong. Puis, dès fin juillet 2013, il trouve un asile temporaire en Russie. Le quotidien français Le Figaro, du 10 juin 2013, traduisait les motivations de Snowden – informaticien et ancien employé de la CIA et de la NSA – de la sorte: «Mon seul objectif est de dire au public ce qui est fait en son nom et ce qui est fait contre lui.» Quant à Glenn Greenwald, il est devenu la cible d’articles diffamatoires de la part de journalistes hommes de main qui mettent en question le droit de parler de ces programmes d’espionnage étatiques et de l’érosion des libertés civiles.
A l’occasion de la parution de son nouveau livre No Place to Hide (Pas d’endroit où se cacher) – paru le 13 mai 2014 chez Metropolitan Books – et d’une tournée de conférences aux Etats-Unis, dans six villes, Greenwald s’est entretenu avec Nicole Colson et Eric Ruder. Ils animent le site SocialistWorker.org , site lié à l’International Socialist Organization (ISO). Greenwald clôturera cette tournée lors de l’importante «université d’été» – Socialism – organisée à Chicago par l’ISO en fin juin 2014. (Rédaction A l’Encontre)
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Il y a maintenant une année que vous publiez des articles sur les «révélations» de Snowden. Qu’est-ce que vous considérez être la révélation la plus choquante de l’année écoulée?
On pourrait certainement choisir certaines révélations particulières, mais pour moi, le point de loin le plus important, c’est que l’objectif de la NSA est de, littéralement, éliminer complètement le secret de la sphère privée à l’ère digitale. Leur but est de collecter toutes et chacune des communications que les êtres humains tissent entre eux, de les archiver, et ensuite, quand ils le voudront, de les analyser et de les contrôler régulièrement.
Il n’y a aucune discrimination d’aucune sorte, pas de cibles particulières, pas de sélectivité. C’est de la surveillance – par l’Etat – pure et omniprésente pour, par définition, comme ils le disent avec leur propre slogan, «tout collecter».
Je pense que c’est là le point qui domine tout et qui définit toute autre révélation. La plupart des gens n’en étaient pas conscients. C’est la révélation clé.
Vous avez souligné particulièrement que le secret de la sphère privée est essentiel pour la démocratie. Pouvez-vous expliquer pourquoi? Qu’enseigne l’année écoulée de révélations sur les idées qu’a le gouvernement états-unien à ce sujet?
Il y a tout un domaine de la recherche en sciences sociales à ce propos, mais je pense aussi que notre propre expérience personnelle démontre de manière encore plus impressionnante qu’il existe tout un éventail de comportements et de pensées auquel nous pouvons nous adonner seulement quand nous pensons que personne nous surveille; que nous n’envisagerions pas si nous pensions que des regards et un jugement étaient portés sur nous. Quand nous pensons que quelqu’un nous surveille, notre comportement devient beaucoup plus conformiste, complaisant, et docile, parce que nous voulons adopter le comportement que les autres veulent que nous adoptions. Car, dès lors, ils nous jugeront positivement, plutôt que de nous condamner ou de nous regarder d’une manière qui, en quelque sorte, nous proscrit.
Il existe une honte humaine qu’on ressent quand on fait des choses que les gens ne sont prêts à faire uniquement quand ils pensent que les autres ne peuvent pas les surveiller. Et pourtant, c’est exactement le domaine où résident toutes les formes de désaccord, de créativité et d’exploration de ce que signifie être un individu libre – quand nous disposons d’une sphère privée.
C’est pourquoi les êtres humains cherchent instinctivement un domaine privé, un endroit où ils puissent aller et où ils puissent être et faire sans que d’autres les voient. C’est pourquoi les tyrannies cherchent toujours à recourir à la surveillance – car elles savent qu’en créant la perception qu’on est toujours surveillé, c’est l’instrument le plus fort pour mettre les gens au pas et les forcer à satisfaire les désirs de l’autorité.
C’est une bizarre sorte de processus subtil, qui fait que les gens qui sont touchés par l’élimination du secret de la sphère privée ne réalisent pas forcément qu’ils sont contrôlés. C’est en fait une sorte de processus d’autocensure.
Je pense qu’une des préoccupations centrales du gouvernement des Etats-Unis, c’est le sentiment que, dans un proche avenir, il va y avoir une instabilité sérieuse, largement en conséquence de l’inégalité économique croissante et de toutes les pathologies sociales qu’elle engendre. Et une des questions, c’est comment cela peut être empêché, comment cela peut être contrôlé.
Je pense qu’un Etat de surveillance celui du «collectez tout» – est vraiment crucial pour garder la population sous contrôle afin d’être en mesure d’anticiper tout mouvement social significatif et de s’en protéger.
Quel est votre sentiment à propos des grands médias après les avoir vus durant une année réagir aux révélations de Snowden? Il y a eu David Gregory qui vous a demandé durant l’émission Meet the Press (émission dominicale d’information politique sur la chaîne NBC) si vous deviez aller en prison pour avoir écrit sur les fuites de Snowden. Ou encore Michael Kinsley (journaliste de renom travaillant pour Bloomberg View Editorial Board, New Republic, Vanity Fair) déclarant que c’est le gouvernement qui devrait être l’arbitre final qui décide quelle information est livrée au public. Quel bilan faites-vous des médias?
Quand je suis rentré de Hong Kong avec Snowden et Laura Poitras (la cinéaste documentaire), nous avons passé tout autant de temps à parler de questions portant sur les médias et le journalisme que sur la surveillance et le secret de la vie privée. Parce que nous savions que le débat que nous allions déclencher porterait tout autant sur le journalisme que sur la surveillance.
Je pense que cela s’est révélé juste. Et c’est un débat que je souhaitais parce que je pense que chaque question d’importance politique aux Etats-Unis est façonnée de manière significative par le rôle que jouent les médias. Ce qui détermine aussi la manière dont elle est débattue. Il faut aussi prendre en compte le rôle des médias aux Etats-Unis à l’égard du gouvernement et face aux forces patronales organisées dans leurs relations avec le pouvoir. Quand nous avons réalisé l’ampleur de ce qu’on nous avait donné, et ce que nous allions pouvoir en faire, nous avions conscience qu’il allait y avoir un débat vraiment sérieux à propos de la question de savoir si ce que nous faisons était du «journalisme convenable», ou du journalisme tout court, ou si nous franchissions la ligne vers le militantisme.
C’étaient les débats que j’étais impatient de susciter. En effet, je pense que nous avions besoin d’une sorte de réévaluation du rôle approprié des journalistes, distinct du rôle de ceux qui sont au pouvoir. Sommes-nous censés servir leurs objectifs et regarder le monde au travers de leur prisme? Est-ce cela la chose patriotique à faire – soutenir leurs politiques et voir le monde avant tout comme un Américain loyal à son gouvernement? Ou bien le rôle des journalistes est-il censé être contradictoire, rempli de tension, en œuvrant vers d’autres objectifs?
J’ai été surpris durant tout le débat à propos des fuites de Wikileaks que les gens qui ont été à la tête pour appeler aux poursuites contre Wikileaks étaient eux-mêmes des journalistes. Réfléchissez combien cela est extraordinaire: le fait que l’Etat obtienne des journalistes qu’ils adoptent un rôle moteur pour argumenter que les révélations devraient être considérées criminelles et que ceux qui jettent une lumière forte sur les puissants groupes d’intérêts font quelque chose de faux, moralement et légalement. C’est là un surprenant exploit de propagande.
Par conséquent, je pense que le journalisme aux Etats-Unis s’est divisé à propos de la manière dont nous rapportions ces faits. Nous avons remporté tous les grands prix de journalisme. Beaucoup de journalistes ont défendu notre droit à faire ce que nous faisons. Et pourtant les voix dirigeantes qui cherchaient à diaboliser ce que nous faisions provenaient aussi de journalistes placés dans quelques-uns des postes les plus éminents et influents.
Je pense que cela montre que le journalisme aux Etats-Unis est devenu pour beaucoup un auxiliaire du pouvoir politique et patronal, qui voit le monde au travers de ses yeux. C’est pourquoi ils haïssent, tout autant que les cercles du pouvoir, ceux qui les révèlent leur statut en faisant la transparence sur de multiples faits et données
Récemment, vous étiez sur le plateau de l’émission de Chris Hayes sur MSBNC. Hayes a insinué que les partisans libéraux de Obama sont en fait dérangés quand vous parlez de la surveillance par l’administration Obama. Il a presque laissé entendre que vous êtes trop dur à l’égard de Obama. En vous concentrant sur Obama, vous polarisez trop le débat. Que répondez-vous à cela et qu’est ce que cela révèle des perceptions qu’ont les gens à propos de la surveillance sous le gouvernement Obama, comparée à celle sous le gouvernement de W. Bush, par exemple.
J’ai trouvé toute cette discussion intéressante, parce que je pense que le point central de ce qu’il essayait de dire, c’est que la manière dont le débat se déroule fait que les gens ont l’impression qu’ils doivent choisir entre soutenir le président Obama ou me soutenir moi; ce que j’ai trouvé vraiment bizarre.
Je ne comprends pas pourquoi quelqu’un peut avoir des difficultés avec l’idée que vous pouvez dire: «je soutiens l’expansion de Medicaid [assurance-maladie pour les familles à faible revenu] par le président Obama, je le soutiens en général contre les républicains, mais je trouve horriblement faux ce qu’il fait en étendant l’Etat de surveillance.» Je n’ai certainement pas de difficulté à dire que je soutiens le président Obama quand il change d’avis à propos de l’égalité devant le mariage [2] même si je trouve ses idées sur les drones et la surveillance détestables. C’est comme ça que fonctionnent les personnes rationnelles.
En fait, je pense que ce que toute cette discussion a montré que nous avons un discours politique extrêmement superficiel et tribal – en tout cas dans les programmes des chaînes privées et par câble – où la discussion est passablement «vous êtes d’un côté ou vous êtes de l’autre côté». C’est exactement le phénomène Georges W. Bush qui disait «vous êtes pour moi ou vous êtes contre moi».
C’est pourquoi tant de démocrates, de libéraux et progressistes qui ont vraiment beaucoup soutenu le travail sur la surveillance quand je le faisais sous la présidence George W. Bush sont devenus les premiers à soutenir la NSA sous Obama. Parce qu’ils sont focalisés sur le président Obama. Moi, je ne suis pas du tout focalisé sur le président Obama. Je vois le président Obama plus comme un symbole – vous savez, une sorte de figure de proue idéale – que comme quelqu’un qui conduit vraiment la politique ou qui est aux commandes.
Mais je pense que les gens qui le soutiennent ont une obligation comme citoyens d’être fidèles et cohérents avec les convictions qu’ils prétendaient avoir quand c’était George W. Bush le président. J’essaie donc, de temps en temps, de mettre le doigt sur ce point sensible pour faire pression. C’est ce qui met les gens mal à l’aise, dans une situation inconfortable. Et comme je l’ai dit à Chris Hayes, probablement que cela me va bien.
Comment vous caractériseriez les ressemblances et les différences entre l’administration Bush et l’administration Obama pour ce qui est de leur attitude envers le respect de la sphère privée, la surveillance, la NSA et tout ça?
Il n’y a quasiment pas de différence du tout entre les deux administrations sur les questions de libertés civiques, et le secret de la vie privée ainsi que la surveillance, et plus généralement sur la «guerre contre le terrorisme». En fait, il y a même eu une escalade très significative, palpable, dans beaucoup de ces politiques, y compris celles que le candidat Obama avait si sévèrement condamnées en 2007 et 2008.
Bon, alors, vous pouvez dire qu’il est un tricheur, ou bien vous pouvez dire que c’est juste parce que l’Etat de la sécurité nationale croît inexorablement sans égard aux résultats des élections, et que c’est juste parce que Obama est arrivé après Bush. Mais quelle que soit la raison, vous seriez bien embarrassés de trouver une différence significative entre les deux administrations dans ces domaines. Si ce n’est que ces politiques sont devenues bien pires et plus radicales dans beaucoup d’aspects importants sous le président Obama qu’elles ne l’étaient sous le président W. Bush.
Edward Snowden est «coincé» en Russie depuis une année et sa capacité à voyager à d’autres pays a été bloquée par le secrétaire d’Etat John Kerry quand il a déclaré récemment que Snowden devrait «se montrer assez homme» et revenir aux Etats-Unis pour assumer les conséquences de ses fuites, de ses révélations. Que répondez-vous à cela?
D’abord que ce commentaire est juste sexiste d’une manière si dégoûtante – d’une manière qui est presque choquante. Et le parti politique qui parle de la guerre contre les femmes s’en préoccupe vraiment très peu.
L’expression «se montrer assez homme» – je trouve ça fascinant. Est-ce que cela veut dire que si Edward Snowden était une Edwina Snowden, elle n’aurait pas l’obligation de revenir? Je n’ai juste pas vraiment saisi ce que cela a à voir avec «se montrer assez homme».
C’est ce que les gens ont dit depuis le début: «Si Snowden pense vraiment qu’il a fait ce qu’il fallait faire, il devrait revenir pour affronter la musique, et argumenter au tribunal qu’il était justifié de faire ce qu’il a fait pour laisser décider un jury composé de ses pairs.»
Pourquoi ce genre de «raisonnement» est-il si grotesquement trompeur? A cause de la manière dont a été rédigée la Loi sur l’Espionnage (Espionage Act) et de la façon dont les juges l’ont appliquée. C’est même incroyable qu’il soit accusé au titre de cette loi et que cela soit considéré de l’espionnage. Généralement, l’espionnage a été considéré comme relevant de la vente de secrets à d’autres gouvernements ou passer des secrets aux ennemis. Il n’a rien fait de cela. Il a informé le public, au travers de journalistes, de ce qu’il avait appris. Comment cela est-il de l’espionnage? Je ne sais pas, mais c’est la loi d’après laquelle il est accusé, le Espionage Act.
Au titre de cette loi, en tant qu’accusé, vous n’avez pas le droit de vous défendre par une justification. Vous ne pouvez pas dire au tribunal: «Oui, j’ai fait ces révélations. Oui, j’ai révélé ces documents classés. Mais la raison en est la suivante: cela révélait des actes officiels condamnables qui étaient tenus secrets et que le public a le droit de connaître.»
A l’instant où vous commencez à prononcer ces paroles, le juge vous interrompra et vous interdira de vous défendre de cette façon parce que cela n’est pas, en droit, une défense permissible pour une violation de l’Espionage Act. C’est pour cela que le terrain de jeu est si déformé. Les règles ont été écrites afin de tricher en faveur du gouvernement parce que vous n’êtes pas autorisés à vous défendre comme ils ne cessent de vous défier à le faire pour que vous rentriez afin de vous défendre.
En outre, il y a la jurisprudence de la «guerre contre le terrorisme». Chaque fois que le gouvernement évoque un tant soit peu qu’il y a des questions de sécurité nationale, il y a eu un taux de presque 100% de condamnations comme l’attendait le gouvernement. Les juges fédéraux trichent continuellement en faveur du gouvernement pour obtenir des condamnations.
Par conséquent, la seule façon pour lui de rentrer aux Etats-Unis serait d’accepter docilement de passer les prochaines cinq ou six décennies de sa vie dans le système pénal le plus oppressif d’Occident. Je ne crois pas qu’il existe une seule personne qui dit qu’il devrait faire cela, qui le ferait elle-même à sa place, y compris John Kerry. Si j’étais lui, je ne le ferais assurément pas.
Vous avez laissé entendre que la plus grande révélation restait encore à venir. Nous comprendrions alors mieux Snowden et ce qu’il a fait ; et cela serait étayé par ces révélations futures. Pourriez-vous nous donner un parfum de ce qui va venir?
Je pense qu’une question reste sans réponse complète: qui à l’intérieur des Etats-Unis est ciblé par les modes de surveillance les plus invasifs, pourquoi ces cibles ont été choisies, et dans quels desseins cette surveillance a lieu?
Si vous y réfléchissez, la raison pour laquelle il n’y a pas encore eu d’article là-dessus, c’est parce que c’est l’article le plus sensible et difficile à faire. En effet, vous devez essayer d’imaginer qui est ciblé.
Et ensuite, une fois que vous savez cela, se pose la question des facteurs que vous prenez en considération pour décider de désigner ces cibles par leur nom. Et si elles ne souhaitent pas être nommées? Et si vous pensez que la surveillance pourrait être justifiée? Et si en les nommant, c’est la surveillance elle-même qui est réduite à néant? Comment savez-vous si quelqu’un est ciblé pour des raisons déplacées? Comment savez-vous s’il n’y a pas des données cachées que vous ne connaissez pas qui justifient la surveillance?
Néanmoins, ces questions réelles méritent réponse et nous disposons d’une partie des données qui nous permettent de répondre à la question. En ce moment, nous travaillons là-dessus.
Je pense que les réponses à ces questions aideront à préparer la façon dont les gens pensent à tout cela. Je pense que tout le monde sait que les Etats-Unis ont accumulé un appareil de surveillance qui est sans limites d’une manière choquante. Je pense que les gens comprennent les raisons pourquoi il y a tant de possibilités d’abus et de dangers. Comme j’ai dit, il y a eu quelques évidences d’abus et de buts politiques fixés à la surveillance.
Mais je pense que la vraie question reste: quelles sortes de gens sont ciblés par les formes de surveillance les plus invasives. C’est la question à laquelle nous voulons apporter une réponse.
Si nous prenons un moment de recul, pourriez-vous placer ces révélations que nous avons reçues de Snowden durant l’année écoulée dans le contexte plus large: l’histoire de la surveillance par le gouvernement des Etats-Unis, les infiltrations dans les organisations et les tentatives de neutraliser les dissidents et tout ça. Comment cela se compare avec les années 1960 ou 1970 ou avec tout le XXe siècle?
C’est principalement pourquoi j’ai écrit mon livre – afin de mettre cela dans le contexte, parce que c’est difficile de le faire dans un espace court et d’une manière qui soit compréhensible et pénétrante.
Mais en général, ce que je dirais – et c’est ce que montre l’histoire, pas seulement l’histoire des Etats-Unis, mais celle de la surveillance depuis le début, du moins quand les capacités de surveillance ample sont devenues accessibles comme résultat de la technologie – que la capacité de savoir ce que d’autres disent, font et pensent, est si irrésistible pour les êtres humains, tout particulièrement pour ceux qui exercent le pouvoir, que les abus sont essentiellement inévitables. Non pas vraisemblables ou probables mais inévitables, sans de très significatifs mécanismes de contrôle et restrictions.
C’est juste la nature de comment le pouvoir humain est exercé et comment fonctionne la surveillance. Mais ce qui est différent aujourd’hui, c’est que la technologie de l’Internet ne ressemble en rien à tout ce qui s’est produit avant, en termes de centralisation de toutes les formes de comportement humain et de pensée, et de communication.
Dans le passé, peut-être que vous pouviez écouter une conversation téléphonique particulière ou lire une certaine lettre, ce qui vous donnait un bout d’éclairage des pensées privées ou des paroles privées de quelqu’un. Mais aujourd’hui, Internet est devenu, particulièrement pour la jeune génération, un endroit où se passe tout ce qui est important. C’est là que vous vous faites des amis. C’est là que nous explorons nos pensées. C’est là que nous développons notre personnalité. C’est là que nous archivons toutes nos communications. C’est là que se passe tout ce qui compte.
Par conséquent, pouvoir transformer cela, d’un champ de liberté sauvage et sans limites, et anonyme, dans le plus grand outil de coercition et contrôle social jamais connu nous confronte à des dangers vraiment sérieux pour ce que signifie être un individu libre. C’est pourquoi tant d’argent et d’effort est investi pour dominer le web et disposer d’une hégémonie de l’information sur Internet. Cela, précisément, parce qu’un tel pouvoir ne ressemble à rien du passé.
Manifestement, SocialistWorker.org est une publication de gauche, avec un lectorat de personnes qui sont déjà à gauche. Si vous aviez à dire ce qu’il doit conclure de l’année passée de révélations à quelqu’un qui est déjà conscient de l’injustice et agit contre elle, que lui diriez-vous? Et que diriez-vous comment agir pour que les choses changent?
Habituellement, quand vous révélez une injustice, la question qui vient immédiatement, c’est qu’est-ce que je peux faire en tant qu’individu là-contre? Et la réponse n’est pas facile.
Je pense que dans le cas qui nous occupe, vous avez, d’abord, la leçon d’Edward Snowden, qui a grandi dans un environnement plutôt classe moyenne, qui a échoué à la High School, qui n’avait ni véritable pouvoir ni prestige – et pourtant par rien d’autre qu’un acte courageux de conscience, il a littéralement changé le monde. J’espère que nous tirons de cette leçon notre capacité, en tant qu’individu, à faire face à l’injustice.
Mais, plus concrètement, il y a des choses que les individus peuvent faire. Vous pouvez juste cesser de recourir à des services comme Google et Facebook et Yahoo qui ont collaboré depuis longtemps avec la NSA. Et cela jusqu’à ce qu’ils démontrent, de manière concluante et convaincante, qu’ils vont respecter le secret de vos données privées. Vous pouvez utiliser d’autres services qui sont attachés au secret de la sphère privée et l’ont prouvé par leurs actes.
Ensuite, et c’est plus important, il existe des outils de cryptage et d’anonymat qui nous permettent d’engager des communications vraiment privées qui élèvent un mur de briques autour de ce que nous faisons sur Internet et qui excluent la NSA ainsi que d’autres Etats et d’autres groupes qui pourraient vouloir se livrer à la surveillance. Plus les gens utiliseront ces outils, plus ce sera difficile pour la NSA de convertir Internet dans ce régime de surveillance sans limites. Je pense que ce sont là les deux choses vraiment importantes que les gens peuvent commencer à faire.
Prévoyez-vous que des restrictions nouvelles, ou régulations ou limitations, pourraient être imposées à la NSA? Si la compulsion est si forte pour l’Etat, il est quasiment irrésistible que nos droits au secret de notre sphère privée ne soient pas battus en brèche. Comment pouvons-nous tenter de juguler cette bête?
Je ne pense pas qu’il faut nous tourner vers les lois qui vont être votées par le Congrès et signées par le président. Je ne pense pas que le gouvernement des Etats-Unis va imposer d’une manière significative des restrictions à son propre pouvoir.
Ils ont voté une loi il y a deux ou trois semaines, qui a été diluée en grande partie par le Congrès. Mais même dans cette version diluée, c’est la première fois que des limites ont été fixées au pouvoir de l’Etat états-unien, dans l’ère post-11 septembre, au lieu d’élargir son pouvoir. Je pense que qu’il est symboliquement important qu’ils sachent que des gens, en nombre, dans le pays sont inquiets et fâchés contre cette surveillance. Mais je ne pense pas que c’est de ce côté que va venir le changement.
Je pense que la panique des entreprises technologiques des Etats-Unis, comme Facebook, Google, Yahoo et Microsoft – la panique sincère qu’elles ressentent parce qu’elles pensent que cette surveillance va détruire leurs perspectives d’affaires futures – va imposer quelques vraies limitations sous la forme des techniques qu’elles développent pour maintenir la NSA en dehors des données dont elles disposent sur leurs clients. Non pas qu’elles se préoccupent de la sphère privée de leurs clients, mais parce qu’elles se préoccupent de leurs intérêts de business.
Et je pense qu’elles vont commencer à faire pression sur le système politique afin d’imposer des limites et brider la NSA. Je ne pense pas que le Congrès des Etats-Unis va se préoccuper des souhaits des Américains ordinaires, mais je pense définitivement qu’il se préoccupe des souhaits des milliardaires de Silicon Valley.
Je pense qu’il y a des sérieux efforts en cours de la part d’autres pays et de regroupements à travers le monde pour réfléchir à la façon de miner l’hégémonie états-unienne sur le web en reconstruisant Internet afin qu’il ne dépende plus du territoire des Etats-Unis, ou en créant des régimes de régulation internationaux afin de préserver Internet de la domination et du contrôle par les Etats-Unis. Je pense que cela va compter beaucoup. Je pense aussi que le recours au cryptage par les gens va commencer à rendre beaucoup, beaucoup, plus difficile pour la NSA de faire ce qu’elle a fait.
Nous nous réjouissons vraiment de la tournée que vous réalisez avec Haymarket Books, la maison d’éditions qui est en lien avec le site SocialistWorker.org parce que cela contribue aussi à construire la sorte de résistance dont vous avez parlé.
Absolument. C’est intéressant parce que j’ai beaucoup voyagé ces trois quatre derniers mois en relation avec mon livre. Et j’ai donné de nombreuses conférences et rencontré beaucoup de médias. Je pense parfois qu’il y a comme un petit peu de méfiance envers vous quand vous commencez à être présent dans le circuit des grands médias ou si vous écrivez des livres qui ont une audience ou faites des films.
Pour moi, la possibilité de parcourir le monde pour apporter un regard, pas seulement sur la surveillance d’Etat, mais sur les dangers du pouvoir confié, en secret, à des gens puissants, sur le rôle que le gouvernement des Etats-Unis joue dans le monde, sur le rôle considéré comme convenable du journalisme pour ceux qui sont au pouvoir – cette possibilité de parcourir le monde pour parler de tout cela en rassemblant des milliers de personnes, en obtenant cette sorte de mouvement d’idées qui découle de ces révélations, c’est une contribution critique pour toucher et mettre en mouvement des gens.
Donc cela m’enthousiasme. J’imagine que vous allez être présents à la conférence Socialism, fin juin, à Chicago?
J’aime beaucoup cette conférence. Il y a là une énergie comme pour remplir votre réservoir d’essence – l’inspiration qu’on y trouve permet d’oser encore plus. J’aime cela. (Traduction A l’Encontre; publié le 17 juin sur le site SocialistWorker.org)
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[1] Glenn Greenwald, No Place to Hide, Edward Snowden, the NSA, and the U.S. Surveillance State, Metropolitan Books, New York, 2014
Glenn Greenwald, né en 1967 à New York, a travaillé jusqu’en 2005 comme avocat constitutionnaliste, spécialiste des droits civils, avant de passer au journalisme. Il a collaboré à plusieurs grands médias comme The New York Times et The Los Angels Time et au Guardian de 2012 à 2013.
Il est l’auteur de cinq livres dont quatre ont figuré sur la liste des best-sellers du New York Times :
• How Would a Patriot Act ? Defending American Values From a President Run Amok en 2006. (Comment agirait un patriote? Pour défendre les valeurs américaines contre un président devenu fou. Il y a un jeu de mots: Le Patriot Act est la loi de pouvoirs spéciaux et contre le terrorisme votée fin 2001 après les attentats du 11 septembre.)
• A Tragic Legacy en 2007 (Un héritage tragique, celui de George W.Bush.)
• Great American Hypocrites: Toppling the Big Myths of Republican Politics en 2008. (Les grands hypocrites américains. Renverser les grands mythes de la politique des Républicains)
• With Liberty and Justice for Some: How the Law is Used to Destroy Equality and Protect the Powerfull en 2011. (Liberté et justice pour certains. Comment la loi est utilisée pour détruire l’égalité et protéger les puissants).
Il a obtenu plusieurs prestigieux prix de journalisme: Izzy Award en 2009, Online Journalism Award en 2010, et pour les révélations dans The Guardian, EFF Pioneer Award et George Polk Award en 2013. (Réd. A l’Encontre)
[2] Référence au droit au mariage des homosexuels. (Réd. A l’Encontre)
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