Par le Collectif Work Watch
Le mythe du modèle social allemand, qui fait rêver nombre d’éditocrates, de politiciens, et parfois certains syndicalistes, avec ses bataillons d’adhérents, ses représentants reconnus et sa cogestion, repose surtout sur une méconnaissance des réalités du terrain. De l’autre côté du Rhin, les méthodes patronales ne sont pas différentes: harcèlement, licenciements, corruption… Tous les moyens sont bons pour briser les équipes militantes dynamiques, qui tentent de s’opposer au règne du profit généralisé.
L’Allemagne, pays rêvé du dialogue social et du syndicalisme?
En mai 2013, François Hollande a été invité à intervenir devant le congrès du parti social-démocrate allemand, le SPD. Dans son discours, il a fait les louanges des principes fondant ce que nombre de journalistes et d’intellectuels appellent le «modèle allemand»: «La démocratie sociale avec la reconnaissance des droits des salarié·e·s à être informés et consultés sur les choix stratégiques des entreprises, avec la culture du compromis pour faire évoluer le droit du travail et avec la négociation entre partenaires sociaux pour faire évoluer l’Etat providence.»[1]
Depuis la crise de 2008, le modèle de relations professionnelles à l’allemande est ainsi régulièrement convoqué pour dénoncer la lourdeur du Code du Travail [en France], l’archaïsme du syndicalisme et les pesanteurs de l’Etat. Pour autant, l’Allemagne est loin d’être le pays de cocagne syndical tant vanté. Depuis les grandes réformes du marché du travail [Hartz IV] engagées par le chancelier Gerhard Schröder à la fin des années 1990, les relations de travail se sont considérablement durcies. Les dérégulations en cours, ajoutées à une concurrence internationale plus intense, ont aiguisé l’appétit patronal.
Pour sortir de cette vision mythifiée et saisir ce qui se joue dans les luttes outre-Rhin, Terrains de Luttes a décidé d’engager un travail de traduction d’articles et de documents permettant de mieux connaître les réalités du syndicalisme allemand, ses luttes et ses débats.
Ce premier article est tiré du site Brennpunkt-betrieb.de (Entreprise-zone sensible), animé en commun par la fondation Günter Wallraf [2] et la fondation du DGB (Deutscher Gewerkschaftsbund) de Rhénanie-du-Nord Westphalie. Il s’efforce de dresser un premier panorama des méthodes patronales employées à l’encontre des militants et des élus syndicaux dans les entreprises. (Introduction d’Henri Clément)
L’«union-busting» et le harcèlement patronal comme concept politique
Faire reculer les droits des salarié·e·s et la cogestion (Mitbestimmung – codécision): en ces temps de concurrence généralisée, voilà précisément le souhait de nombre d’employeurs et de leurs lobbyistes. Tout ce qui contrarie la possibilité pour une direction d’entreprise d’agir comme bon lui semble doit être écarté. Tout ce qui contrarie le principe de la «liberté d’embaucher et de licencier» doit disparaître. Les militant·e·s syndicaux et les conseils d’entreprise [3] actifs, qui défendent sans faillir les intérêts de leurs collègues, sont les premiers sur la liste. Même s’ils continuent à bénéficier de protections légales, les mauvais coups sont fréquents, en dessous ou à côté de ces droits garantis par la loi. Les conseils d’entreprise actifs, qui tiennent tête au principe brutal de la «liberté d’embaucher et de licencier», et qui défendent les droits de leurs collègues, en particulier les droits relatifs à la protection contre les licenciements [4], ne sont pas seulement la bête noire des avocats patronaux, et de leurs mandants. Le système de codécision au sein de l’entreprise, perçu comme un frein aux décisions des entreprises prises au nom du profit, dérange également de nombreux cercles issus du camp patronal.
«La législation sur les entreprises est définitivement datée. Il faut accélérer les procédures. L’économie impose aujourd’hui que l’on transforme les conditions de travail aussi rapidement que possible.» Voilà l’avis de Volker Rieble. Il est enseignant à l’université de Munich – il enseigne au Centre pour les Relations professionnelles et le droit du travail (ZAAR–Zentrum für Arbeitsbeziehungen und Arbeitsrecht). Il s’agit d’un institut privé, financé par la Fédération des Industries Métallurgique et Electrique de Bavière, par la Fédération de l’Industrie Métallurgique du Baden-Württemberg et par la Fédération patronale fédérale de la Chimie. Le gouvernement régional de Bavière a néanmoins conféré à cet institut privé le statut d’institution universitaire scientifique. Ce qui en fait le plus important laboratoire d’idées patronales dans le domaine du droit du travail.
Volker Rieble a également été membre de la commission qui a rédigé en 2004 une proposition pour l’Union Fédérale des organisations patronales allemandes (BDA–Bundesvereinigung der Deutschen Arbeitgeberverbaände) et de la Fédération nationale de l’industrie allemande (BDI–Bundesverband der Deutschen Industrie) visant à réduire les droits de cogestion des conseils d’entreprise. Cette proposition est encore d’actualité. «Précisément en ce qui concerne le système de codécision en entreprise, une débureaucratisation ainsi qu’une accélération des procédures doit permettre d’assurer une collaboration efficace, qui n’aboutisse pas à des retards inutiles dans le fonctionnement de l’entreprise.»
Voilà ce que réclame la commission commune BDA/BDI intitulée «Moderniser la codécision». Dorénavant, les employeurs pourraient prendre seuls des décisions jusqu’alors obligatoirement soumises à une procédure de codécision, au moins de façon transitoire. Le conseil d’entreprise ne pourra alors contrôler les mesures prises qu’après coup, en saisissant les tribunaux.
La volonté de libérer les employeurs des prétendues «entraves» imposées par le système de codécision et d’alléger la réglementation assurant la protection des salariés, comme la législation encadrant les licenciements, conduit l’idéologue Volker Rieble à formuler la suggestion suivante:«Il y a des propositions qui visent à rendre le licenciement plus simple et doté de davantage de sécurité juridique, en passant d’un système de procédure pouvant aboutir à l’annulation du licenciement à un autre qui vise à l’indemnisation pécuniaire du licenciement injustifié.»
Réduire la protection contre les licenciements… pas à pas
Qu’est-ce que cela signifie en langage clair? La protection contre les licenciements doit en grande partie disparaître. Jusqu’à présent, il est possible – avec le soutien d’un avis conforme du conseil d’entreprise – de contester en justice des licenciements injustifiés socialement, ou que l’entreprise aurait pu éviter. En lieu et place, d’après la proposition de Volker Rieble, chaque licencié recevra automatiquement un demi-mois de salaire par année d’ancienneté dans l’entreprise. Dans ce cas, selon le directeur du ZAAR, l’assurance-chômage deviendrait superflue, puisque le licencié serait assuré par le biais de son indemnité de licenciement.
Rendons cela concret: pour 5 années d’ancienneté dans une entreprise, un employé avec un salaire de 3000 € brut par mois toucherait, selon la proposition de Rieble, 7500 € pour «surmonter» sa période de chômage. Si après trois ou quatre mois, il a utilisé la totalité de l’argent et qu’il n’a pas trouvé de nouveau travail, il ne lui restera plus qu’à recourir aux services sociaux. Et celui qui, comme de nombreux jeunes, se retrouvera au chômage après un ou deux ans d’un emploi précaire, il devra être pris en charge par les aides sociales au bout d’un mois à peine. En transférant les coûts aux contribuables, les employeurs pourront faire l’économie de leur contribution à l’assurance chômage.
L’Union Fédérale des organisations patronales allemandes (BDA) soutient cette idée. Mais elle souhaite dans un premier temps mettre en place un nouveau contrat de travail, par lequel un employé, en cas de licenciement pour motif économique, renoncerait aux droits que lui confère la législation. Pour le BDA, le temps n’est pas encore venu de mettre en place une solution globale. C’est ce qu’explique Roland Wolf, chef de département de la BDA:
«Cela exigeait trop de points à réformer en une seule fois. C’est pour cette raison qu’il est certainement plus facile et plus raisonnable de commencer par mettre en place un système d’indemnisation, prévu par contrat. On verra ensuite, sur la base de cette expérience, comment poursuivre. Monsieur Rieble n’est pas le seul à avoir avancé cette idée. La Chambre de Commerce de Hambourg l’a également impulsée sous le terme «Un triple saut pour Hambourg». Maintenant, il faut d’abord faire un premier pas.»
Apprendre à contourner la loi
Mais nous n’en sommes pas encore là – et c’est bien la raison pour laquelle les avocats patronaux bénéficient d’un marché en expansion: il s’agit de faire avancer le démantèlement des droits des travailleurs sans attendre la prochaine réforme législative. De créer un ensemble de faits avérés et de poser des jalons. S’il le faut, en contournant aussi la loi.
Les propositions de formations faites par des avocats spécialisés conviennent bien à cette stratégie: ils enseignent aux différents participants comment contourner la loi organique sur les entreprises et comment se passer d’un conseil d’entreprise. Pour les entreprises les plus importantes, le fait de vider de son sens la législation existante est devenu une philosophie à part entière. C’est le cas dans les magasins de vêtements Hennes et Mauritz, H&M en abrégé. L’entreprise a élaboré une «stratégie de contournement du conseil d’entreprise – strictement confidentielle, à l’usage exclusif du management interne».
Voici ce que l’on y trouve, entre autres :« Nous voulons un changement de direction. Nous devons concevoir les discussions avec les conseils d’entreprises comme un investissement afin d’atteindre à moyen terme un output productif. Briguer le monopole de l’information. Brider les hyperactifs. Mettre en place des candidats qui nous conviennent. Diminuer les coûts des activités du conseil d’entreprise.»
«Union busting»: écarter les syndicats
C’est aux Etats-Unis et en Angleterre que les méthodes patronales visant à supprimer l’influence syndicale dans les entreprises ont été perfectionnées, au travers notamment de campagnes internes et externes mises au point par des avocats spécialisés et/ou des cabinets de conseil en gestion d’entreprise. De telles expériences ont également cours ici. Le syndicat ver.di par exemple a édité un ouvrage intitulé Lidl: le livre noir dans lequel il a réuni tous les documents concernant la politique antisyndicale ayant cours dans cette chaîne de distribution. D’autres entreprises insistent également sur un prétendu «droit d’informer» leurs collaborateurs sur les vertus de l’absence de syndicat…
Et cette fois encore, c’est le ZAAR qui en fournit la justification idéologique. Le directeur du ZAAR, Volker Rieble, présente ainsi la tentative de faire reculer les syndicats comme une «politique de l’ordre public» et explique de la façon suivante cette approche dans un entretien: « Une politique d’ordre public, cela signifie que l’on redécouvre l’employé comme un acteur du marché.»
Pour le professeur Rieble, les droits protecteurs gagnés collectivement par le mouvement ouvrier et les organisations syndicales sont une épine dans le pied. Il déplore la prétendue oppression de l’«individu» par de tels droits collectifs: «Le droit du travail considéré comme un ensemble de droits protecteurs repose forcément toujours sur la dimension collective. Le salarié n’est pas tant perçu comme un individu, mais plutôt comme un élément d’une communauté d’adhérents, représentée par le syndicat. Par là même, vous aboutissez toujours en dernière instance à une uniformisation des conditions de travail, qui ne prend que très peu en compte les aspects individuels.»
Par «individuel», il faut bien sûr entendre un contrat de travail individuel qui ne soit en aucun cas influencé par des considérations syndicales et collectives bien gênantes. Au cours des négociations à ce sujet, si celles-ci doivent avoir lieu, c’est le pouvoir de l’employeur qui domine – l’employé isolé, cet «acteur du marché», se retrouve entièrement à sa merci.
Entre parenthèses, il est également intéressant de constater qu’un idéologue comme Volker Rieble est également un praticien. Engagé par Helmut Naujoks [5] – par les patrons qui sont ses clients pour être plus précis – il a par exemple essayé de confirmer devant le conseil des prud’hommes de Berlin, grâce à une expertise réalisée par ses soins, le licenciement d’un président de conseil d’entreprise. Tous les trois – l’employeur, l’avocat et le professeur – ont échoué. Le licenciement du président du conseil d’entreprise a été jugé nul et non avenu.
La loi est-elle une protection?
Le ministère fédéral du Travail et des Affaires sociales considère que la répression légale du harcèlement patronal et des violations du droit par les employeurs – en particulier les violations de la loi organique sur les entreprises – est suffisante et répond de façon générale aux questions très concrètes: «Le principe directeur de la loi organique sur les entreprises exige une attitude constructive en interne entre l’employeur et le conseil d’entreprise. On ne peut en aucun cas la contraindre par des dispositions législatives. Les dispositions légales actuelles offrent à un employé un grand nombre de possibilités pour faire cesser des actes de harcèlement de la part d’un employeur.»
Que des entreprises et des avocats spécialisés puissent opérer en ayant recours au mensonge et à la tromperie, à la coercition et au chantage, c’est tout bonnement criminel. Mais porter plainte, voilà qui est autrement plus compliqué pour une victime: pour l’un, la démonstration est difficile, pour l’autre, la procédure est particulièrement longue et chère. Si bien que jusqu’à présent personne ne s’est embarqué dans cette aventure. Malheureusement, le parquet est resté inactif également, lui qui est censé poursuivre de tels délits (on parle bien là de dommages corporels, de coercition, etc.).
Et engager une procédure en dommages et intérêts à l’encontre des méthodes violentes que constitue le harcèlement patronal n’offre également que peu de perspectives de succès; devant les tribunaux, l’allégement de la charge de la preuve prévue par la loi générale sur l’égalité de traitement (AGG–Allgemeine Gleichstellungsgesetze) ne change en la matière rien sur le fond. Toujours est-il que les premiers cas de harcèlement ont été portés devant la justice – l’Agence Fédérale de Lutte contre les Discriminations parle même de plusieurs dizaines de milliers de cas. Aucune recherche particulière ni aucune évaluation statistique pertinente n’existent pour le moment. Les premières études, non publiées, établissent qu’au moins 10% des employé·e·s seraient victimes de harcèlement chaque année. On peut trouver un aperçu des jugements existants sur le site de l’Agence Fédérale de Lutte contre les Discriminations. Cependant, les tribunaux rendent des verdicts basés sur les critères de l’AGG: discrimination sur la base du sexe, de l’orientation sexuelle, de l’âge, de l’origine ethnique, du handicap ou de la religion. L’appartenance à un conseil d’entreprise ne fait pas partie de la liste – donc, comme nous l’avons déjà dit, l’AGG n’interdit pas la discrimination de salarié·e·s en raison de leurs activités syndicales.
L’ancienne ministre fédérale de la Justice Herta Däubler-Gmelin s’est prononcée en faveur d’une loi spécifique contre le harcèlement, pour «fermer les brèches existantes» (in : Werkbuch Mobbing, page 45). Les experts de la lutte contre le harcèlement sont convaincus que, contrairement à aujourd’hui, chaque atteinte à la dignité humaine doit conduire à des dommages et intérêts, et cela vaut pour le harcèlement patronal pour cause d’activité syndicale. L’indemnisation suite à une discrimination doit être particulièrement dissuasive et ne doit pas pouvoir être réglée avec quelques milliers d’euros. Des amendes considérables, qui se chiffreraient en centaines de milliers d’euros, pourraient effectivement empêcher les entreprises de recourir à la discrimination et au harcèlement patronal.
Mais en dernière instance, ce qui est déterminant, c’est que la guerre psychologique qui se mène au sein des entreprises devienne un scandale public, afin que ces méthodes ne soient pas acceptées plus longtemps par le public, les consommateurs et les organisations sociales. (Traduction par Henri Clément, les notes de 1 à 4 sont du traducteur; la note 5 de la Rédaction A l’Encontre; référence du site: http://terrainsdeluttes.ouvaton.org/?p=3621)
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[1] L’intégralité du discours présidentiel est accessible sur le site de l’Élysée : http://www.elysee.fr/declarations/article/intervention-du-president-de-la-republique-au-150eme-anniversaire-du-spd/
[2] Journaliste, Günter Wallraff s’est fait connaître par son ouvrage consacré à la situation des travailleurs immigrés turcs dans la grande industrie allemande, Tête de turc. Il s’est depuis spécialisé dans les reportages en immersion.
[3] Nous avons fait le choix de traduire «Betriebsrat», le terme allemand, par «conseil d’entreprise» et non par « comité d’entreprise » comme c’est l’usage, pour éviter une confusion avec le comité d’entreprise (CE) français. Là où le CE ne dispose que de procédures consultatives, le conseil d’entreprise allemand est doté de véritables pouvoirs de direction, le situant à mi-chemin entre un CE et un conseil d’administration.
[4] La loi de protection contre les licenciements, ou Kündigungschutzsgesetz, autorise la réintégration du salarié licencié si son licenciement est jugé illégal par le tribunal compétent. Le délai de recours est de trois semaines. L’appui du conseil d’entreprise peut être déterminant dans ce type de procédure.
[5] Helmut Naujoks est un avocat spécialisé dans le droit du travail, plus exactement dans les stratégies patronales d’attaque au droit du travail. Il a été caractérisé comme spécialiste de la «terreur psychologique» selon un article du Spiegel online du 5 avril 2012; article qui avait pour titre «Le bouffeur de conseils d’entreprises». En 2009 Günter Walraff a écrit un long reportage sur ce personnage. (Rédaction A l’Encontre)
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