Entretien avec Gonzalo Gómez
conduit par Maria Elena Saludas
Maria Elena Saludas s’est entretenu avec Gonzalo Gómez, journaliste du site vénézuélien apporea, afin qu’il fournisse son analyse de la situation actuelle au Venezuela, sa caractérisation du régime «bolivarien» de Nicolas Maduro et les possibles scénarios qui se profilent dans le pays.
Quel est ton regard sur le moment que traverse le Venezuela, son gouvernement et sa population aujourd’hui?
Gonzalo Gómez: D’un point de vue politique, je te parle en tant que membre du courant «Marea Socialista» [organisation intégrée au Parti socialiste unifié du Venezuela – PSUV, parti au pouvoir – ses origines plongent dans le courant moréniste-trotskysre, son porte-parole le plus connu est le syndicaliste Stalin Perez Borges], parce qu’Aporrea est un média animé par une équipe plurielle, dans le cadre de la diversité de pensée existant au sein de la révolution bolivarienne.
Après la disparition physique du Commandant Chávez, la bourgeoisie et ses formations politiques ont constaté que le moment était venu de faire un bond en avant contre-révolutionnaire. Et cela, bien entendu, sous les auspices de forces impérialistes. Ils collaborent pour ce faire avec les secteurs les plus réactionnaires et mafieux de la bourgeoisie latino-américaine, comme le montrent les étroites relations de la droite vénézuélienne avec l’ex-président colombien Alvaro Uribe et le para-militarisme.
Tous autant qu’ils sont, ils veulent en finir avec le régime politique qui a surgi avec la révolution bolivarienne, ramener dans son lit le fleuve du Venezuela rebelle et récupérer le contrôle total de la rente pétrolière, principale source de devises et de ressources du pays. En tant que classe, la bourgeoisie a cet objectif, bien que ses différents secteurs ne partagent pas nécessairement sur les tactiques et le timing.
Cependant, les méthodes se combinent de manière objective, leurs contradictions produisant une synthèse: le «bâton» et la «carotte» remplissant ainsi leur rôle respectif. Tant au Venezuela qu’en Amérique latine, il y a une autre approche, plus conciliatrice et sinueuse et qui veut détruire la révolution bolivarienne par la conciliation, par l’obtention de concessions, par l’usure du gouvernement ou par l’instauration d’une coalition entre des secteurs bourgeois et des membres de la caste bureaucratique qui s’est constituée tout au long du processus bolivarien.
Le fouet de la «guarimba» [2] de l’insurrection violente et du terrorisme paramilitaire, sert à la bourgeoisie pour cueillir, avec la «carotte» de la paix [allusion aux négociations de paix initiées par le président Maduro], les fruits de la négociation avec le gouvernement de Nicolas Maduro. La «guarimba» et les actes de violence continuent, même lorsqu’ils ne gagnent pas l’adhésion des couches populaire de la population et sont fondamentalement un geste désespéré de secteurs de la petite bourgeoisie, avec la participation de mercenaires. La seule chose qui est sortie de la Conférence de Paix et des tables de négociation [dès le 10 avril 2014], ce sont des concessions au patronat, des augmentations de prix, des facilités pour l’obtention de plus grandes quantités de dollars [étant donné un contrôle partiel des changes] et d’accaparement de plus grandes portions de la rente pétrolière. A partir de ces discussions, ils veulent démanteler les conquêtes de la classe travailleuse, des paysans et des secteurs populaires, comme par exemple la sécurité de l’emploi et d’autres acquis obtenus avec la Loi du Travail, que les patrons et les autorités régulant le travail ignorent déjà dans la pratique.
En même temps, la direction politique bourgeoise veut que le gouvernement de Nicolas Maduro paie les coûts politiques des mesures qui seront adoptées à la suite des exigences du patronat et cela afin d’accentuer sans cesse son usure politique face au peuple. Il est clair que la droite va elle aussi payer un coût politique pour sa grossière offensive et il se manifeste déjà dans le rejet de la grande majorité du peuple et de ses propres électeurs face aux actions répugnantes, comme les assassinats et les actes violents contre les services publics, les centres éducatifs, les centres de santé, les transports publics et les biens collectifs.
Les campagnes internationales de diabolisation du président Hugo Chávez ont été nombreuses tout au long de son mandat; le coup d’État du 11 avril 2002, le «putsch pétrolier» [grève de 2 mois en fin 2002 et début 2003] et tant d’autres attaques qui, néanmoins, furent mises à profit par Chávez pour radicaliser son projet politique. Considères-tu qu’il se passe quelque chose de similaire en ce moment? Dans le cas contraire, quelles sont les différences dans la conjoncture actuelle?
Oui, effectivement, du temps de Chávez, les mises en échec des tentatives putschistes antérieures ont produit des avancées dans le projet politique, tant du point de vue démocratique que dans les conquêtes matérielles, économiques et sociales et en matière de souveraineté. Chávez s’est appuyé sur cela pour radicaliser le processus. Et cela en dépit du fait qu’il a également ouvert des espaces de dialogue avec la bourgeoise, mais c’était avec le peuple mobilisé et dictant, lui, l’agenda de la discussion. Je constate maintenant que la situation est différente, parce que la pression violente de la droite n’a pas cessé et les négociations sont faites à partir des demandes du patronat, comme les 12 points de l’industriel-commerçant Lorenzo Mendoza [3]. Chávez, par contre, était celui qui fixait les règles du jeu et je sens que maintenant ce n’est pas comme ça. On n’est pas en train de discuter de la manière dont les patrons doivent s’adapter au programme du gouvernement, le «Plan de la Patrie», et de comment la droite doit abandonner la violence; on met au contraire comme condition tacite que le gouvernement doit leur accorder les avantages qu’ils réclament, sans que le peuple ne soit directement consulté sur le sujet.
Avec Chávez et la révolution bolivarienne, nous sommes parvenus à arracher PDVSA [4] à cette «méritocratie» avec laquelle la bourgeoise parasitait la rente pétrolière. Nous avons eu l’instauration du contrôle du change qui a permis pendant plusieurs années de retenir les dollars de la rente pour les investir dans les programmes sociaux du gouvernement (les « Missions ») et les grands travaux d’infrastructure ou dans des projets de développement industriel endogène.
Mais, ces dernières années, et surtout depuis que Chávez est tombé malade [5], la bourgeoisie a trouvé la manière de fissurer les choses et de reprendre le pillage de la rente, non sans l’aide de secteurs bureaucratisés et corrompus de l’État et de l’appareil gouvernemental. Et sans ces leviers, comme le contrôle de la rente pétrolière et des dollars, ce sont les piliers fondamentaux pour la transition vers le socialisme, pour l’édification d’une économie non capitaliste basée sur la propriété sociale, qui s’effondrent.
Ce qui prédomine maintenant dans les conversations de paix, ce sont les accords avec les secteurs capitalistes. Et dans ce processus, nous manquons dans la prise de décision d’une véritable voix et d’une participation du sujet révolutionnaire du processus: la classe laborieuse et le peuple bolivarien. Chávez nous a laissé son héritage et un programme pour lequel nous avons voté et, dans l’un de ses derniers messages, il a posé la nécessité d’un «changement de cap» pour avancer de manière déterminée vers la transition socialiste.
Mais un autre discours est en train de s’imposer aujourd’hui, celui de la «coexistence des modèles». On ne parle plus de transition vers le socialisme du XXIe siècle, mais bien de deux systèmes, où en réalité il n’existe qu’un seul: le capitalisme, bien qu’avec encore quelques régulations sociales, des conquêtes politiques et des éléments de souveraineté arrachés par la révolution.
Le gouvernement n’a pas cédé sur des questions importantes, comme avec la demande d’amnistie pour les contre-révolutionnaires impliqués dans de graves violations des droits et des activités de type fasciste. Mais, en plus de la « guerre économique », la pression violente et la pression politique sont une manière de mettre le gouvernement dos au mur, de le placer dans un piège dont il ne peut en réalité s’échapper qu’en faisant appel au peuple bolivarien, à la plus large et déterminée mobilisation et en le stimulant avec des mesures favorables à ses intérêts et à ses attentes.
Nous connaissons bien les importantes améliorations sociales qui se sont produites ces 15 dernières années avec le processus bolivarien. Nous sommes aussi informés des problèmes économiques aigus de ces derniers mois (inflation, pénuries de produits de base, taux de change et fuite des capitaux). Quel est ton point de vue sur cela? Qu’est-on en train de faire et que faudrait-il faire? Quelles sont les propositions en discussion dans la gauche et dans le mouvement populaire?
Il y a d’une part une «guerre économique de longue durée» qui fait des ravages avec l’accaparement, la scandaleuse spéculation [sur les produits de première nécessité], la contrebande d’importation, la fraude et la fuite de devises, entre autres manifestations du phénomène. Mais il se fait aussi que la corruption et le frein bureaucratique à la transformation révolutionnaire ont empêché le développement d’industries de base, de la propriété sociale et communale, du contrôle ouvrier, de la révolution agraire et de nouveaux projets en rupture avec la logique capitaliste. Il faut aussi reconnaître les problèmes d’organisation, de formation politique et de participation des mouvements sociaux et de la classe travailleuse. Nous avons une bureaucratie qui semble plus intéressée à tirer profit des transactions d’un État qui a été capturé à la bourgeoisie et à conclure des arrangements avec celle-ci qu’à conduire cet Etat vers une réelle transformation révolutionnaire.
Marea Socialista plaide pour l’application du «changement de Cap» préconisé par Chávez et non pour la «coexistence des modèles». Nous insistons sur le fait qu’il faut respecter ce que nous appelons les «clés constituantes» du processus révolutionnaire bolivarien et qu’il est nécessaire de stimuler à nouveau le processus populaire constituant avec lequel cette révolution a commencé. Et cela parce qu’en réalité il nous semble que nous ne sommes pas sortis de la dite «démocratie représentative» et que la participation démocratique et protagoniste, ainsi que le pouvoir populaire, sont en train de devenir des mythes puisque la prise de décision est concentrée dans les mains de la bureaucratie. Celle-ci s’incline toujours plus à offrir une plus grande participation à la bourgeoisie au détriment de l’exercice du pouvoir révolutionnaire avec la classe travailleuse et le peuple.
Dans plusieurs documents publiés tout au long de 2013 et au début de 2014, nous avons exposé, en tant que Marea Socialista, nos propositions en tant que courant politique de travailleurs, de jeunes et d’activistes populaires, qui sommes majoritairement membres du PSUV, bien que nous n’ayons pas de véritables espaces pour le débat et la prise de décision en son sein [sic !]. Nous mettons en avant plusieurs points principaux: 1° rattrapage des salaires; 2° application de la sécurité de l’emploi et de toute la Loi Organique du Travail conquise sous Chávez; 3° freiner l’autorisation des augmentations de prix des produits de première nécessité; 4° réactivation des Missions sociales; 5° mettre fin à la persécution et à la criminalisation de travailleurs qui luttent pour leurs revendications et leurs droits dans le cadre de la défense du processus (et contre lesquels le gouvernement est parfois plus sévère qu’avec la droite); 6° maintien du contrôle et de la distribution progressive des dollars qui proviennent de la rente pétrolière, car nous dénonçons la mise en application du SICAD II [mesures impliquant une dévaluation importante de la monnaie nationale : le bolivar] et la modification de la Loi des Changes Illicites qui ouvrent la porte à l’appropriation privée de la rente pétrolière nationale.
Dans le domaine économique, nous disons qu’on ne doit pas donner un seul dollar de plus à la bourgeoisie [pour ses opérations impot-export, entre autres] et que l’État doit monopoliser, sous contrôle social et anti-corruption tout le commerce extérieur, de sorte qu’il soit l’unique importateur des biens essentiels à notre peuple. Ce contrôle social et anti-corruption est fondamental parce que nous sommes face au phénomène de la bureaucratisation. Pour contrer cette dernière, nous avons besoin de l’intervention du pouvoir populaire et des organisations des travailleurs. Nous plaidons pour la centralisation nationale avec contrôle social de tous les dollars du pays, tant ceux qui proviennent du pétrole que ceux qui sont déposés dans des fonds venant de l’extérieur.
Nous disons qu’il doit également y avoir une intervention dans le système bancaire privé, avec contrôle étatique et social et avec participation des travailleurs du secteur, ainsi qu’un contrôle centralisé de tous les fonds gérés par la banque publique, dans les mêmes termes.
Il est pour nous très urgent de récupérer la production étatique d’aliments et de produits de consommation de base, de réactiver et de renforcer les entreprises récupérées [par les salarié·e·s] en permettant l’exercice authentique du contrôle ouvrier. Et, face aux opérations d’accaparement, de spéculation ou de contrebande, dans lesquelles sont impliquées de grandes entreprises privées, nous pensons qu’il faut procéder à leur expropriation sous contrôle ouvrier et populaire. Ce n’est pas auprès des capitalistes qu’il faut faire appel pour «sauver» la production nationale, comme semble être en train de le faire implicitement le gouvernement.
Le 14 février 2014, au début de l’explosion des «guarimbas», nous disions dans un communiqué que Marea Socialista réaffirmait avec force son engagement en défense du processus bolivarien contre toute tentative de coup d’État, même déguisé en mobilisations de rue des sympathisants de la droite. Dans ce communiqué, notre courant attirait l’attention sur le fait qu’en «continuant dans cette voie de l’adaptation aux exigences des capitalistes, nous allons entrer dans une situation de recul et de perte de contrôle irrécupérables».
Nous y affirmions que, pour Marea Socialista, la tendance à l’application des mesures réclamées par la droite – en lieu et place de soutenir et d’approfondir des mesures comme celles proposées pour application le 6 novembre 2013 [6] – était une erreur et un danger. Les mesures du 6 novembre étaient nécessaires pour se défendre contre la guerre économique et les plans putschistes impulsés par la bourgeoisie dans le cadre des élections municipales du 8 décembre 2013. Elles ont donné des résultats économiques et politiques positifs en renforçant à ce moment-là la position du gouvernement et du peuple bolivarien.
C’est pour cela que nous appelons le président Maduro à «rectifier les choses et à appliquer des mesures anticapitalistes afin de garantir l’approvisionnement, à freiner l’augmentation hors de contrôle de prix et à mettre en œuvre une nouvelle phase du processus bolivarien», ensemble avec d’autres mesures destinées à répondre à l’urgence politique et économique.
Nous ne sommes pas opposés à ce qu’il y ait des discussions de paix, à ce qu’il y ait un dialogue, mais cela doit se faire avec l’agenda de la révolution et avec la participation et la consultation effective du peuple. Le peuple vénézuélien a majoritairement voté pour un gouvernement et pour un programme que l’opposition ne peut continuer à ignorer ou à saboter. C’est là qu’intervient la question de l’impunité que l’opposition tente d’utiliser contre le gouvernement et contre le peuple, alors que ce sont eux les responsables de graves destructions et d’horribles crimes. C’est pour cela que nous disons que les chefs politiques et les instigateurs des «guarimbas», de la violence fasciste, comme Leopoldo López, María Corina Machado et le maire Antonio Ledezma [maire du District métropolitain de Caracs], doivent être jugés et sanctionnés par des peines de prison. Quant à leurs complices et ceux qui les financent, ils doivent rembourser les dégâts par une confiscation de leurs biens et comptes bancaires et ils doivent indemniser les victimes.
Les organisations sociales et les courants politiques de la révolution sont en train de débattre sur ce qu’il faut faire, sur ce que doit être l’orientation du gouvernement et de notre processus révolutionnaire.
L’opposition vénézuélienne est en train d’utiliser la violence et la désinformation pour écarter le gouvernement démocratiquement élu de Nicolas Maduro en faveur d’un gouvernement de transition. Quels sont les projets de cette opposition dans le domaine social, économique et politique ? Ont-ils une liste de revendications ou un programme? Quels sont les intérêts et qui ce cache derrière ce projet?
Quand l’opposition s’est présentée aux élections présidentielles avec le candidat vaincu Capriles Radonsky [7], elle avait un programme, connu comme le Programme de la MUD [Table de l’unité démocratique, coalition de la droite], de type néolibéral. Mais, ses protagonistes tentent de brouiller les cartes et de donner l’impression au peuple bolivarien qu’ils conserveront certaines de ses plus importantes conquêtes, comme par exemple les acquis des Missions. Quand les tenants de la droite se rebellent pour rejeter les résultats électoraux, ils s’attaquent en premier lieu aux Missions, en mettant le feu à des locaux du programme Barrio Adentro [quatre programmes de santé – qualifiés de Barrio Adentro – ont développé des centres sanitaires dans divers quartiers populaires, avec l’appui de médecins cubains, «exportés» contre des livraisons par le Venezuela de pétrole, en autres, à Cuba] et des centres de diagnostic intégral. Maintenant, avec les «guarimbas», les partisans les plus décidés de la droite sont capables de brûler des centres éducatifs ou de distribution de produits alimentaires subsidiés pour le peuple.
Après le coup d’État d’avril 2002, ces acteurs politiques de la droite ont décrété la suspension de toutes les charges publiques et ont violé de manière flagrante la Constitution, comme ils l’ont fait à chaque nouvelle tentative et avec une violence de type fasciste. Cela – et ce qu’ils font avec leur pratique économique quotidienne, ainsi que leur conduite pro-impérialiste – est ce qui nous indique quel est leur programme effectif et non simplement ce qu’ils peuvent écrire ou ce que disent leurs porte-parole. Avant le début de l’offensive des «guarimbas», un groupe d’économistes bourgeois éminents a présenté sa vision de la politique économique qui devrait remplacer celle du gouvernement. A la Conférence de Paix, ils ont présenté les 12 points de Mendoza: tous incluent des contre-réformes sociales, des éléments de flexibilisation du travail et de libéralisation économique en faveur du capital et au préjudice des travailleurs.
Toute l’opposition bourgeoise, selon le souhait de l’impérialisme, veut mettre Maduro dehors, que ce soit avec des méthodes dures ou avec des méthodes plus douces. Certains comprennent que le chavisme est un état de conscience du peuple qui ne peut être effacé d’un seul coup. Ils perçoivent que c’est un courant historique aux racines profondes, lié à la propre identité nationale, au sens de l’indépendance et de l’idéal bolivarien et qu’il est lié à un ensemble de conquêtes sociales et politiques très appréciées par le peuple. Cela inclut l’héritage de Chávez et son pouvoir symbolique-sentimental, qui a déjà démontré sa puissance mobilisatrice le 13 avril 2002 et dans la lutte contre la grève patronale et le sabotage pétrolier, ainsi que lors des élections d’octobre 2012 ou à l’occasion des funérailles de Chávez en 2013.
Encore aujourd’hui, une bonne partie de cette force se canalise à travers Nicolas Maduro et d’autres dirigeants du chavisme, et cela en dépit des remises en question et des faiblesses du gouvernement. Il y a donc des secteurs de l’opposition, de la bourgeoisie, qui comprennent que c’est en infiltrant et en assimilant le chavisme lui-même, ou plutôt, ses strates bureaucratiques et déjà embourgeoisées, qu’ils peuvent garantir la contre-réforme et la liquidation ultérieure de la révolution bolivarienne. Telle est la grande stratégie qui est en marche.
Le rôle du Venezuela, avec le gouvernement du commandant Hugo Chávez Frías, et sa poursuite avec le président Nicolas Maduro, a été très important dans le processus d’intégration de «Notre Amérique»: la création de l’ALBA, de PETROCARIBE [9], de la Banque du Sud, du SUCRE, etc. [10]. Nous pensons que ce serait un recul terrible pour l’intégration des peuples si le rapport de forces au Venezuela venait à se modifier ou que ce coup d’État venait à s’approfondir. Comment perçois-tu cette situation ? En outre, considères-tu que l’UNASUR [11] est réellement en train de contribuer au processus de solution du conflit ? En quoi consiste le « dialogue de paix » impulsé par le gouvernement et quelles sont, à ton avis, ses perspectives ?
Il est clair que ce serait un recul terrible pour l’intégration des peuples et pour la pleine indépendance de l’Amérique latine et des Caraïbes. Mais cela ne se décide pas seulement à l’intérieur du Venezuela. Il y a tout un processus global à l’échelle latino-américaine, qui conjugue les coups «institutionnels» dans certains pays, les changements qui ont lieu à Cuba, les négociations avec les FARC, le récent rapprochement entre Correa [Equateur], la Banque mondiale et le FMI… Il y a partout des forces qui agissent en faveur de la conciliation de classes, comme c’est le cas avec Lula et Dilma Rousseff au Brésil.
L’UNASUR sert à contenir l’impétuosité de l’impérialisme et la rudesse de la droite, mais il ne faut pas oublier qu’elle rassemble les Etats bourgeois latino-américains et ses gouvernements, parmi lesquels il y a encore des gouvernements ayant des caractéristiques anti-impérialistes et progressistes, mais ce n’est pas l’espace autonome des peuples eux-mêmes, ni de la classe travailleuse et paysanne d’Amérique du Sud. Par conséquent, bien qu’elle puisse servir à calmer la droite vénézuélienne, elle peut également servir à modérer la révolution bolivarienne et la rendre inoffensive pour les bourgeoisies dominantes. Il faut essayer d’utiliser les aspects positifs qu’implique l’existence de l’UNASUR en faveur des peuples et non en faveur des oligarchies dominantes dans nos pays. Sur le «dialogue de paix» au Venezuela, je me suis déjà exprimé antérieurement.
En tous les cas, nous te remercions pour cet entretien. Quelques réflexions finales?
Nous disions dans le tract et dans le communiqué que j’ai cités qu’il est encore temps de changer le «cap de la conciliation» avec la bourgeoisie, de freiner l’offensive fasciste et d’impulser des mesures anticapitalistes radicales avec la participation démocratique du peuple qui vit de son travail. Pour cela, il faut que le gouvernement bolivarien, qui est mis sous pression par la bourgeoisie et par l’impérialisme depuis sa droite, sente en contrepoids la pression de la lutte des travailleurs et des secteurs populaires afin de maintenir le cap vers la gauche.
Pour l’instant, ces secteurs se maintiennent dans l’expectative, observant ce que fait le gouvernement de Nicolas Maduro. Leur capacité de mobilisation est intacte, quoique contenue. Mais, sans doute, plus tôt que tard, ils pourraient se mobiliser en défense de leurs conquêtes menacées et nous verrons alors dans quel sens les choses vont pencher au Venezuela. C’est à cela que nous œuvrons afin que, au lieu de rester englués dans les toiles de la conciliation, du bureaucratisme, de la contre-réforme et de l’utopique «coexistence» avec le capitalisme, nous puissions récupérer la révolution bolivarienne, pour poursuivre le cap de la transition au socialisme avec le plein exercice de la démocratie. (21 mai 2014, traduction française pour le CADTM d’Ataulfo Riera, edité par la rédaction du site A l’Encontre)
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[1] Alvaro Uribe, ex-président de la Colombie d’août 2002 à août 2010, s’oppose aux négociations dites de paix, qui se déroulent à Cuba, entre les représentants des FARC (Forces armées révolutionnaires de Colombie) et le gouvernement de Juan Manuel Santos, en lice pour sa réélection. Uribe soutient, dans cette bataille au sein du bloc bourgeois dominant, Oscar Ivan Zuluaga, du Parti du «Centre démocratique» opposé à ces négociations. (Réd. A l’Encontre)
[2] Terme désignant les protestations de rue de l’opposition au Venezuela. Ce terme en espagnol indique un lieu de refuge utilisé lors de manifestations non-violentes. Il a été subverti au Venezuela pour désigner les actions directes supposées non-violentes de l’opposition de droite dure. (Réd. A l’Encontre)
[3] Ce dernier est président des supermarchés Polar; il a demandé, dès février 2014, à Maduro la création d’une commission de la vérité économique. (Réd. A l’Encontre)
[4] PVDSA (Petróleos de Venezuela SA). Cette société, qui appartient à l’Etat depuis 1976, est au centre de l’accaparement et de la redistribution de la rente pétrolière qui constitue la colonne vertébrale de l’économie vénézuélienne depuis des décennies. Elle est, dès lors, l’enjeu d’affrontements et a constitué les principales ressources d’enrichissement de ce qui est qualifié de «bolibourgeoisie» ou, ici, de «caste bureaucratique». (Réd. A l’Encontre)
[5] «Incident», au plan historique, qui révèle le caractère de bonapartisme sui generis du gouvernement Chavez qu’il faut restituer dans le contexte d’une formation sociale propre à la Caraïbe. (Réd. A l’Encontre)
[6] A cette date, parmi les mesures annoncées dans le cadre des élections municipales, Maduro «exigeait»: l’inspection des commerces, la création d´une Corporation nationale du commerce extérieur affirmant la participation de l´Etat dans l´importation de certaines marchandises, la création d’un fonds de compensation pour la sécurité de l´approvisionnement des biens de première nécessité, fonds financé en partie par les amendes payées par les commerçants spéculateurs. (Réd. A l’Encontre)
[7] Henrique Capriles Radonski, gouverneur de l’Etat de Miranda entre 2008 et 2012, se présente aux élections présidentielles de 2012. Il obtient face à Chavez 44,2% des suffrages. Suite à la disparition de Chavez, il réunit 49,1% des voix face à Nicolas Maduro en 2013. Il est membre d’une des familles les plus riches du Venezuela. Lors de l’élection de 2012 divers documents, non officiels, montrent que Capriles Radonski est favorable, de manière déterminée, à une vague de privatisations. Son profil «modéré» est peu compatible avec ses options socio-économiques. (Réd. A l’Encontre)
[8] L’ALBA – Alliance bolivarienne pour les Amériques – a été lancée par Chavez comme alternative à la Zone de libre-échange des Amériques faite sous la houlette de Washington. Ses progrès restent limités, d’autant plus que les accords biltatéraux avec des «pays du Nord» se sont renforcés et que les échanges intra-zone sont faibles. Des accords avec la Russie de Poutine, la Chine et l’Iran «complètent» ce dispositif. (Réd. A l’Encontre)
[9] PETROCARIBE: système d’échange, à taux préférentiels, entre le Venezuela, exportateur de pétrole, et des pays de la zone. (Réd. A l’Encontre]
[10] Sucre: système de compensation régionale qui reste des plus marginal. (Réd. A l’Encontre]
[11] L’UNASUR – Union des nations sud-américaines, créée en 2008 – est centrée sur l’intégration en termes d’énergie, de sécurité, de santé, d’éducation, dans laquelle une puissance régionale comme le Brésil joue un rôle de relief, ce qui donne aux couches dominantes de ce pays un instrument de négociation et collaboration avec l’impérialisme dominant dans la région, celui des Etats-Unis. (Réd. A l’Encontre)
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