Malgré tout ce qui a été écrit sur le thème, il n’est pas facile de parler d’Hugo Chavez et du processus vénézuélien. Le personnage de Chavez en tant que grand leader charismatique qui a généré de profondes transformations sociales et politiques semble avoir de nombreuses strates et de multiples dimensions – tantôt claires, tantôt sombres – qui rendent impossible de l’appréhender ou de le synthétiser en une seule image ou en un seul mouvement. Il a été l’un des rares hommes politiques latino-américains de dimension internationale, capable de susciter d’intenses ambivalences et passions, y compris dans les courants de gauche.
Néanmoins, par-delà les critiques que nous pourrions lui adresser, on ne peut éluder le fait qu’au cours des quatorze dernières années le Venezuela, le peuple vénézuélien, plus exactement les classes subalternes ont conquis une certaine appropriation sociale et politique. C’est la raison pour laquelle, pour penser la complexité de ce phénomène, nous souhaitons ici rappeler ce Chavez incontournable, celui de la démocratisation plébéienne et celui du symbole de l’anti-impérialisme latino-américain.
C’est en effet sous la direction de Chavez que le Venezuela a connu, pour la première fois, un processus de démocratisation plébéienne qui ne peut être comparé qu’à celui qu’ont traversé quelques populismes latino-américains dans les années 1950. Tout comme ce qui s’est passé sous le premier gouvernement péroniste [1946-1955, élu sur deux thèmes: justice sociale contre les conservateurs et le nationalisme, centré contre l’ambassadeur américain Spruille Braden], le chavisme a permis l’accès de secteurs sociaux qui étaient traditionnellement exclus, en soutenant le développement «tendu» et contradictoire d’un processus réel et effectif de redistribution d’un pouvoir social. Il en a découlé entre autres une réduction des inégalités et de la pauvreté, l’universalisation de l’accès à l’éducation (Mission Robinson), l’accès à la santé (Mission Barrios Adentro), une réduction de la mortalité infantile, la construction de logements populaires et la remise de terres [dont l’efficacité est un autre élément de débat].
Chavez a également sauvegardé pour l’Amérique latine la tradition de l’anti-impérialisme. Il avait non seulement le talent ou le charisme pour exprimer les émotions collectives en récitant, en chantant et en dansant, même sous un froid intense, mais également la capacité rhétorique et discursive pour fournir et recréer à travers ses paroles une mystique latino-américaine datant de l’époque éloignée du Che et qu’il paraissait impossible à récupérer. Il est vrai, comme le note Pablo Stefanoni, que si Chavez a été socialiste c’est parce qu’il était anti-impérialiste et non l’inverse. Mais cet anti-impérialisme, d’un horizon socialiste utopique et par moments confus, s’est alimenté aux sources de citations et de traditions latino-américaines qui vont de José Carlos Mariategui [Péruvien, 1894-1930, son œuvre la plus connue: Sept essais sur l’interprétation de la réalité péruvienne, écrite en 1928] à Marti [José Marti 1853-1895, Cubain] et à Eduardo Galeano [né en 1940, connu internationalement, entre autres, pour son ouvrage Les veines ouvertes de l’Amérique latine] en passant toujours et inévitablement par Bolivar [nommé le Libertador, 1783-1830] et par le mentor de ce dernier, Simon Rodriguez [né à Caracas, comme Bolivar, décédé au Pérou: 1769-1854].
A une époque où le populisme a réactualisé les styles politiques personnalistes, les rhétoriques nationales populaires et les débats idéologiques que l’on croyait périmés, cela a valu à Chavez mille épithètes de diabolisation. Il faut dire que les populismes apportent avec eux une forte polarisation – et le chavisme n’a pas été en reste dans ce domaine!
En même temps, dans cette tension constante et constitutive que ce genre de populisme offre – entre ouverture et fermeture politique – il apporte, tôt ou tard, dans l’arène une question troublante et incisive – facteur décisif en politique – à savoir: quel type d’hégémonie on est en train de construire? S’agit-il d’une variante plurielle ou «organiciste» [uniforme]; d’une version nationale populaire ou de la version nationale étatique déjà connue?
Dans ce domaine, il faut ajouter que le populisme chaviste se différencie des autres populismes qui existent actuellement par un trait essentiel. Dans le pays caribéen, la polarisation n’est pas seulement discursive, mais reflète également, de manière indiscutable, un affrontement entre différentes classes sociales qui, jusqu’à maintenant, a reflété l’articulation – riche et complexe, par moments tendue, presque toujours inégale – entre le leader et les classes subalternes.
Pour faire une analogie qui ne va pas susciter beaucoup de sympathie auprès de mes collègues officialistes: le chavisme se différentie d’autres régimes, comme celui du kirchnérisme [référence aux Kirchner: Nestor et Cristina, les deux présidents de la République d’Argentine], par sa composante de classe. En effet, ce dernier n’est rien d’autre qu’un populisme des classes moyennes qui parlent au nom des classes populaires (et utilisent ce biais pour tenter de disqualifier d’autres secteurs des classes moyennes). Dans le cadre du kirchnérisme, compte tenu de plusieurs décennies d’héritage politique et organisationnel du péronisme, les classes populaires, «assistantialisées», appauvries ou précarisées, rongées par l’inflation, sont de plus en plus des invitées de pierre dans un processus qui dénote un virulent conflit intra-classe. Au Venezuela, par contre, les classes subalternes sont devenues des protagonistes centraux dans un contexte de lutte contre les secteurs privilégiés.
C’est la raison pour laquelle la dynamique de la démocratisation qu’a vécue le Venezuela a apporté comme corrélat la consolidation d’un protagonisme populaire qui n’a d’analogie aujourd’hui qu’avec le processus bolivien. Quiconque a séjourné à Caracas pendant l’ère Chavez aura senti – physiquement et intellectuellement – ce que signifie l’appropriation populaire, lorsque les voix basses se transforment en voix hautes; je me réfère à la nécessité d’exprimer des opinions, de communiquer des digressions ou des désaccords, de rendre compte d’une vision du monde profondément plébéienne.
Cette tendance est visible surtout chez les femmes et les jeunes, capables de se faire puissamment entendre et d’avoir une présence qui questionne, non seulement dans le cadre des quartiers populaires, des conseils communaux, mais aussi dans la rue, dans les médias et même lors d’événements académiques. C’est ce que beaucoup d’organisations sociales appellent «pouvoir populaire».
Mais il ne faut pas non plus se tromper: le protagonisme populaire apparaît limité car, comme l’a signalé notre collègue vénézuélien Edgardo Lander, la majorité des organisations populaires ont été créées depuis en haut, elles dépendent du financement gouvernemental et ont de la peine à se positionner de manière indépendante.
Le chavisme de l’après Chavez affronte de nombreux problèmes. L’un d’entre eux est l’hyper-présidentialisme hérité, une tradition politique ayant de notoires conséquences négatives en Amérique latine. Un autre, non moins important, découle des limitations du modèle socio-économique, historique au Venezuela, basé de plus en plus sur l’extraction du pétrole. Enfin, la dynamique liée à l’Etat rentier a généré une bourgeoisie bolivarienne civile et militaire qui pourrait bien finir par grimper à une position de classe dirigeante. Sans oublier l’énorme rôle qu’ont déjà les militaires.
En somme, il y a un Chavez catégoriquement latino-américain, anti-impérialiste, populaire et plébéien, qui laisse une marque indélébile dans l’histoire de nos terres. Mais il existe également un processus de protagonisme populaire, dont le déroulement dans l’ère du post-chavisme reste une grande inconnue. Le régime chaviste a de multiples visages, dont certains incontournables, mais dans l’étape du post-chavisme, il devra affronter de grands défis: va-t-il approfondir le protagonisme populaire dans une dynamique ouverte et plurielle, ou, au contraire, consolider un populisme de classes privilégiées, établi sur un noyau dirigeant, comme dans d’autres pays latino-américains? (Traduction A l’Encontre)
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* Sociologue et écrivaine argentine. Article publié dans la Revista de Cultura du quotidien argentin Clarin.
Excellente analyse, un des meilleurs textes que j’ai lu sur le chavisme.