Venezuela. Epopée et tragédie du chavisme

Diosdado Cabello (le militaire), Delcy Rodriguez (Présidente
de l’ANC), Nicolas Maduro, Président

Par Pablo Stefanoni

La crise politique et sociale actuelle au Venezuela peut être lue comme le dénouement d’un processus de changement radical dont la défaite aura des conséquences dans la région.

Le 2 février 1999, un militaire de 44 ans, commandant d’une unité de parachutistes, accédait à la présidence du Venezuela en prêtant serment sur «cette Constitution moribonde». Nombreux étaient ceux qui le considéraient comme un président «folklorique»; il provoquait même des blagues au sein des franges aisées de la population. Aujourd’hui, après 18 années continues de chavisme et le décès [en 2013] d’Hugo Chávez, la Constitution bolivarienne que ce dernier était parvenu à faire adopter à une large majorité en 1999 sera remplacée, au moins partiellement, par une Assemblée constituante qui dispose de nettement moins de soutien et au cœur d’une profonde crise politique et sociale.

Entre-temps, la révolution bolivarienne a parcouru une trajectoire dans laquelle se logeaient de grandes attentes, sous toutes les latitudes. Elle a réactivé un imaginaire de révolution et de socialisme et a façonné un nouvel latino-américanisme. L’axe de résolution de la crise aura des conséquences profondes dans la région. Dans ce cadre, revisiter le processus bolivarien, avec ses dates repères, ses lignes de forces et ses erreurs structurelles permet d’observer la conjoncture actuelle à partir d’une perspective plus large ainsi que replacer certains éléments d’un phénomène qui, à l’instar de tout changement politique radical, est lu autant dans les termes de la tragédie qu’avec les acteurs de l’épopée; et, comme c’est souvent le cas, il existe, en fait, une combinaison des deux.

Une combinaison de Perón et d’Evita

L’Etat providence pétrolier bâti au cours des années 1970 et la stabilité [politique] scellée par le pacte de Punto Fijo en 1958 [accord de trois grands partis vénézuéliens au sortir de la dictature de Marcos Pérez Jiménez] ont explosé en 1989 lors du Caracazo, au cours duquel la répression des forces de l’Etat a causé la mort de centaines de personnes. Il faudra toutefois attendre une décennie pour que l’épuisement de ladite IVRépublique cède le pas à la relève du Movimiento V República créé par Chávez, suite à l’échec du coup de 1992. Le journaliste et écrivain Marc Saint-Upéry décrit cette República comme une combinaison de Perón et Evita: la figure militaire et la figure plébéienne en un seul leadership à même de capter l’adhésion de «ceux d’en bas». Dans un premier temps, Chávez a combiné des propositions économiques très modérées avec un nationalisme militaire disposant d’une longue tradition dans le pays et le contient par le biais de contacts établis dans le cadre du Foro de São Paulo [réunissant diverses forces de gauche du continent, créé par le PT brésilien en 1990] ou le Forum social mondial (ou anti World Economic Forum de Davos).

Peu après l’échec du coup contre son gouvernement en 2002 et la grève pétrolière de 2002-2003, le dirigeant bolivarien commencera à définir son projet comme un «socialisme du XXIsiècle» ainsi qu’à attirer l’attention et le soutien actif des gauches du continent. L’alliance étroite avec Cuba achèvera d’éloigner Chávez du traditionnel pendule populiste, balançant entre gauche et droite, et stabilisera son idéologie autour d’une espèce de socialisme national.

Sa tribune du peuple, outre des manifestations massives, était son programme [télévisé] Aló Presidente. «Une caractéristique du président vénézuélien réside dans une virtuosité qui se manifeste dans l’utilisation de thèmes de sa vie privée ainsi que de fables morales et didactiques visant à communiquer au peuple sa vision de l’un ou l’autre problème public», écrivait Saint-Upéry en 2008. Il pouvait réprimander des ministres, citer la Bible, chanter ou lire des paragraphes d’ouvrages théoriques sur le socialisme. Chávez a cherché à incarner, sans dissimulation, Simón Bolívar. Pour reprendre les termes de l’historien [vénézuélien] Tomás Straka, «accomplir l’objectif grandiose tracé par Bolívar et abandonné par les gouvernements ultérieurs qui “trahirent” son idéal.»

La présence de George W. Bush à la Maison Blanche a offert le scénario parfait au renouvellement de l’anti-impérialisme régional. L’une des preuves de ce qui se profilait comme le «tournant à gauche» latino-américain a été le Sommet de Mar del Plata [à quelque 400 kilomètres de Bueos Aires, sur l’Atlantique] en novembre 2005. Sur la base de ce scénario, Chávez a mis en jeu toute sa rhétorique et sa théâtralité, il a synthétisé son magnétisme en une seule phrase: «ALCA, Alcarajo» [jeu de mots sur ALCA et «al carajo» qui signifie «au diable» dans une traduction… convenable], qui a scellé la mort de l’accord de libre commerce avec le soutien de Néstor Kirchner et de Luiz Inácio Lula da Silva.

En provenance du Venezuela sont sortis des discours idéologiques, des images révolutionnaires et, ce qui n’est pas moins important, des pétrodollars en faveur du nouveau projet bolivarien qui s’est concrétisé avec l’Alianza Bolivariana para los Pueblos de Nuestra América (ALBA). Le chavisme a été, pour les gauches continentales, la planche de salut – et de recomposition – suite aux naufrages des années 1970 et de la fin des années 1980.

L’Etat magique

Chávez tenta divers projets «postcapitalistes», mais aucun n’est parvenu à supplanter le pétrole et à mettre en place un système productif à même de dépasser le caractère rentier et importateur du pays. Il a, cependant, été en mesure de donner une identité aux exclus sur un mode analogue au péronisme des années 1940. La hausse du prix du pétrole lui a permis un important transfert de la rente vers des secteurs populaires ainsi que le lancement des «Misiones» – sociales, dans les secteurs de la santé et de l’éducation ainsi que du logement. Sur fond de capacités productives réduites, ces «missions» et autres réformes cohabitent avec la dépendance massive vis-à-vis des importations d’aliments et de biens de luxe pour les anciens riches ainsi que pour la nouvelle «boliburguesía», terme employé afin de définir des bénéficiaires de la révolution bolivarienne.

Chávez lui-même a reconnu en 2007: «nous nous engageons dans la construction d’un modèle socialiste très différent de celui qui a été imaginé par Marx au cours du XIXsiècle. Celui-ci est notre modèle, compter sur cette richesse pétrolière». Le projet chaviste n’a pas échappé à la logique de «l’Etat magique». «L’Etat comme sorcier magnanime à même d’atteindre le miracle du progrès» au travers de la rente pétrolière, ainsi que l’a décrit l’écrivain Fernando Coronil [anthropologue connu pour ses études sur la place du pétrole du Venezuela – 1944-2011]. C’est dans le pétrole que gisait autant les opportunités que les limites du projet bolivarien. Plutôt que de transformer l’Etat, la révolution a lancé un grand nombre d’initiatives ad hoc, disposant d’une faible base institutionnelle et de peu de transparence, financées par Petróleos de Venezuela (Pdvsa).

Corruption, volontarisme, projets mégalomaniaques, dépendance face au pétrole et «mentalité rentière» n’étaient pas choses nouvelles au Venezuela, mais certains de ses traits se sont accentués sous les gouvernements de Chávez. Dans le même temps, le pays connaissait une polarisation intense – 60% contre 40% – et l’opposition n’a pas lésiné sur les moyens afin de le faire sortir du Palacio de Miraflores [palais du gouvernement]: le coup d’Etat de 2002, le boycott des élections, la participation à ces dernières, les mobilisations dans la rue ainsi qu’une intense campagne médiatique de discrédit comportant des traits classistes et racistes [population blanche face à la population noire, métisse, amérendienne] et .

De son côté, le gouvernement n’a pas hésité à abuser des institutions en place ainsi qu’à renforcer le pouvoir militaire: la Fuerza Armada Bolivariana est l’une des faces d’un triangle de pouvoir qui comprend le dirigeant, le peuple et les militaires. Le «socialisme du XXIsiècle» a manqué de modèle productif, cohabitait avec une culture établie de consommation ainsi qu’avec une combinaison de démocratie participative et de martialité.

Une époque nouvelle pour Maduro

La mort de Chávez en 2013 a aggravé les problèmes. Ancien syndicaliste, ancien chauffeur du Metrobús de Caracas et fonctionnaire de haut niveau, Maduro a été élu face à d’autres présidentialisables, comme le puissant Diosdado Cabello, ancien militaire et personnage lié à la boliburguesía. Mais Maduro n’a pas été à la hauteur, raison pour laquelle il a forcé sur les «connexions surnaturelles» [«l’oiseau» qui murmurait à l’oreille de Maduro que Chavez était plein d’amour pour le peuple, en juillet 2014] qui l’unissaient au líder qui l’a oint sur son lit de mort. Et Maduro a renforcé le pouvoir des militaires au sein de l’appareil d’Etat.

Après avoir remporté de peu les élections de 2013, Maduro a dû faire face à deux nouveautés. Tout d’abord, la perte du Parlement: en 2015, l’opposition avec pour noyau la Mesa de Unidad Democrática (MUD) a arraché au Partido Socialista Unido de Venezuela (PSUV) la majorité à l’Assemblée nationale. Ensuite, une présence de l’opposition, inédite par sa persistance, dans les rues. En 2015, se présageait ainsi le choc catastrophique des pouvoirs. Le gouvernement s’est transformé en une espèce de «populisme de minorité», lequel se heurtait à un discours qui puisait sa légitimité dans la représentation majoritaire du peuple.

Le plébiscite récent de l’opposition, sans base légale, et l’Assemblée constituante oficialista polémique – élue par le biais d’un vote citoyen et «territorial» ne disposant pas de base constitutionnelle – sont les dernières expressions d’un scénario dans lequel n’existe pas de champ de bataille commun qui serait respecté par les deux parties. L’opposition devait obtenir plus de 7 millions de voix pour «révoquer» symboliquement Maduro et, selon la MUD, ce chiffre a été atteint (sans qu’il puisse être toutefois vérifié). Le gouvernement devait surpasser ce chiffre pour le remporter sur l’opposition et, «miraculeusement», il a obtenu 8 millions de voix. Un record du chavisme aujourd’hui mis en doute. Entre-temps, le gouvernement a accru la répression et l’opposition cherche une stratégie pour faire face à la Constituante, qui dispose d’un pouvoir souverain. On prétend que des négociations existent dans les coulisses afin de sortir de l’impasse catastrophique, mais tout le monde nie cela.

La révolution bolivarienne a sans doute perdu sa mystique et ce qui était une inspiration pour les gauches de la région est devenu un fardeau (certains tentent de réagir de manière critique alors que d’autres brandissent l’accusation de la «guerre économique» et des Etats-Unis pour expliquer la dérive violente ainsi que la crise profonde que traverse le pays). Le fantasme de la «venezuealisation» est utilisé par les droites et centre-droites d’Amérique Latine pour gagner des adhésions. Les problèmes de pénurie discréditent le terme de «socialisme».

Au Venezuela, entre-temps, la perte de soutien du gouvernement cohabite avec la mémoire de Chávez au sein des secteurs populaires et, paradoxalement, avec une opposition qui aujourd’hui brandit la Constitution bolivarienne de 1999, celle-là même qu’elle rejetait dans le passé, comme ticket contre le virage autoritaire de Maduro. Reste à savoir si la menace d’un affrontement civil permettra de faire naître une solution négociée (Pablo Stefanoni dirige la revue Nueva Socidedad. Il y a publié une longue étude sur les thèmes abordés ici de façon résumée. (Cet article a été publié le 6 août 2017 dans La Nación; traduction A l’Encontre)

Soyez le premier à commenter

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*