Les sceptiques n’ont qu’à se rhabiller: apparemment on [l’Uruguay] n’aura même pas besoin d’attendre l’année 2020 pour s’insérer à nouveau dans le «monde développé». En corrigeant la prédiction qu’il avait faite il y a quelques mois, le président Mujica [José «Pépé» Mujica Cordano] vient en effet de déclarer que les délais seront plus courts. Les «chiffres objectifs» de la «récupération» économique seraient tellement éloquents qu’ils nous rappellent ces “années heureuses” de la décennie de 1950, lorsqu’on «considérait notre pays comme la Suisse de l’Amérique». [1]
Le rêve helvétique de Mujica est à la mesure de son personnage cocasse. [Le Courrier international, du 22 novembre 2012, consacrait sa une à «Pepe» Mujica, avec comme titre: Le vrai président normal, par allusion au slogan utilisé par François Hollande au cours de sa campagne électorale: http://www.courrierinternational.com/article/2012/11/28/uruguay-le-vrai-president-normal]. A moins qu’il découle de la philosophie qu’il prêche: «Je te dis une chose, puis je t’en dis une autre».
Néanmoins il s’appuie sur quelques statistiques officielles qui indiquent que les temps de crise et de pénuries appartiennent bien au passé. Ces mêmes statistiques montrent que les signes encourageants sont manifestes. La société va «beaucoup mieux». La consommation «explose à nouveau» au niveau du shopping, des supermarchés et des grandes surfaces; les automobiles neuves et les équipements électroménagers se vendent comme des petits pains; le «tourisme intérieur» s’est développé et ne constitue plus un luxe que seule une minorité peut se payer; le chômage est à son taux le plus bas depuis quarante ans. Et, plus important: il y a de moins en moins d’Uruguayens pauvres et de plus en plus qui entrent dans …la classe moyenne».
Pour les patrons il s’agit bien d’un «moment exceptionnel». La rentabilité des entreprises a augmenté dans les principaux secteurs (agroalimentaire, financier, industrie d’exportation). Le 65% des entrepreneurs déclarent que le «climat d’affaires» est «bon ou très bon».[2] L’achat et la vente d’entreprises ont dépassé les 910 millions de dollars US en 2012. Les «experts» de fusions-acquisitions confirment l’intérêt des firmes multinationales à «s’installer dans le marché local» en 2013.
Cela passera par des «fonds d’investissement» pour l’acquisition de terres, d’entreprises de biens de consommation, de services et dans le secteur immobilier.[3] Encore plus décisif est le fait que les escarcelles patronales bénéficient d’une «distribution» qui les désigne comme étant les gagnants. Le 67,2% des recouvrements de l’impôt sur le revenu des personnes physiques (IRPF) proviennent de «la consommation et des revenus du travail», alors que seuls 22,8% proviennent des «revenus du capital et de la richesse».[4] Il n’est donc pas difficile de voir qui profite de cette situation.
Les classes patronales constatent l’évidence: le «pays productif» promis par le progressisme s’établit sur les mêmes piliers installés par le néolibéralisme au cours des années 1990: 1° la dérégulation financière, la dénationalisation de la production et de la commercialisation des secteurs traditionnels (viande, riz, blé, produits laitiers) [5]; 2° la concentration-internationalisation et appropriation par des fonds d’investissements de la terre [6]; 3° la multiplication du régime des zones franches [espaces bénéficiant de privilèges en matière fiscale et réglementaire, entre autres sur l’application du droit du travail; une zone franche peut concentrer un secteur économique]; 4° sur les exonérations fiscales des multinationales du soja, de la cellulose, des ressources minières [7]; 4° sur les privatisations, les tertiarisations et la loi de «participation public-privé» [PPP: dans ce type d’accord les investissements (infrastructures, matériel, immeubles) nécessaires à la fourniture du service sont financés pour tout, plus souvent pour partie, par le prestataire privé. Le paiement, assuré par les usagers ou par une collectivité publique, permet de couvrir l’amortissement de ces investissements et leur exploitation. L’usager-client paie et des collectivités s’endettent de façon moins «visible».]
Les institutions financières internationales décernent un certificat de bonne conduite à cette tendance. La représentante en Uruguay de la Banque mondiale, Penélope Brook, a souligné que l’attribution d’un prêt de 448 millions de dollars «est un événement unique», fondé sur «la confiance» de la Banque suite aux «bons résultats» économiques du gouvernement. [8]
L’administration de Mujica n’a pas changé l’équation, elle s’en tient à ce qu’elle a hérité, c’est-à-dire. d’une part, l’application des fondements de «discipline budgétaire» fixés par le Fonds monétaire international et, d’autre part, sur une politique sociale de caractère «compensatoire» [assistance sélective à l’opposé d’une sécurité sociale] dictée par la Banque mondiale. Les ouvrages d’infrastructure sont financés par la Banque interaméricaine de développement (BID) ou par l’association public-privé. On «suture l’Etat social» avec le fil des «intérêts du marché». Quant aux «réformes structurelles» que proposait jadis la gauche: réforme agraire, nationalisation des banques et du commerce extérieur, réforme urbaine, non-paiement de la dette extérieure à l’égard du FMI, elles sont durablement rangées au placard.
Pour l’économiste Luis Bértola – docteur en histoire économique de la Faculté de Sciences sociales de l’Université de la République (Montevideo) et membre du Frente Amplio (Front large qui a porté Mujica à la présidence en mars 2010] – il n’y a aucune confusion possible: la «matrice productive» continue d’être celle qui vient de loin. Mais même si le bon prix international des commodities [9] exportées par l’Uruguay est réjouissant, il prévient que ce «modèle agro-exportateur» (dans lequel la production forestière joue un rôle important), pourrait conduire à une impasse lorsque «la dynamique des marchés changera à nouveau». [10]
Le jugement des éditorialistes de droite est plus pointu. «On se souviendra du gouvernement Mujica parce qu’il n’a pas concrétisé les désastres que proposaient les Tupamaros [Mouvement de libération national ayant exercé la lutte armée dans les années 60 et 70 et qui s’intégra, en 1989, au Front large; en 1994, sous le sigle de Mouvement de participation populaire, il se présenta aux élections et Mujica en fut un des élus] qui il y a quatre décennies (…) Il n’y a pas de réforme agraire [sauf celle développée avec un succès incontestable par les patrons brésiliens dans la campagne uruguayenne!], le secteur des banques privées est entièrement en mains étrangères, les relations avec le FMI sont excellentes, les multinationales et le capital étranger sont non seulement les bienvenus mais ont même été réclamés avec insistance par la direction des Tupamaros (…) et l’internationalisation de la terre s’est répandue au cours des deux mandats du Frente Amplio [Tabaré Vazquez de mars 2005 à mars 2010, puis «Pepe Mujica»] avec une ampleur rarement vue dans l’histoire de l’Uruguay.[11]
Plus près de l’Afrique
Si l’on compare les revenus per capita, l’Uruguay est bien situé au niveau régional: troisième après le Chili et l’Argentine, devançant de beaucoup le Brésil, la Colombie, le Mexique, le Venezuela. Par contre il est très loin du «paradis suisse», sauf pour ces traits qu’on associe traditionnellement à l’Uruguay: le secret bancaire et les escroqueries financières.
La Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes (CEPAL),une institution «sérieuse et professionnelle» – à l’école de laquelle se sont formés de nombreux économistes qui administrent actuellement le pays – ne partage pas les incohérences de Mujica. Bien qu’elle reconnaisse les avancées obtenues au cours des dernières années, elle est plus avare lorsqu’il s’agit de classer l’Uruguay, dont elle dit qu’il est le pays «le moins inégal» du continent qui, lui, est «le plus inégalitaire du monde».[12] Donc une performance à peine médiocre, même si on compare la situation uruguayenne à la situation sociale catastrophique des pays voisins. Et il n’y a pas que la CEPAL pour nuancer les appréciations trop optimistes: divers rapports décrivent une réalité qui rappelle plutôt le «continent le plus inégalitaire du monde», c’est-à-dire «l’enfer africain».
L’enquête de l’Institut de Sciences sociales conclut que la «classe moyenne basse» (une catégorie utilisée par la Banque mondiale) se trouve au bord de l’abîme.[13] En effet, les couches sociales qui ne sont pas «nécessairement pauvres» partagent la «non-satisfaction des besoins de base» avec les couches classées comme étant pauvres. En termes de revenus, d’emploi, de logement et d’éducation, la ligne de partage entre les deux groupes est ténue. Aux 460’000 pauvres composant le «noyau dur» tel qu’il était enregistré en 2011 [14], il faut donc ajouter 370’000 personnes qui seront «menacées de pauvreté» dès qu’on entrera «dans un cycle où le PIB commencera à baisser ou dans une étape d’affaiblissement économique» et qui risquent alors de tomber à un niveau social plus bas.[15] Ainsi 24% de la population totale du pays est concernée par ce scénario catastrophique, donc 13% de plus que ce qu’avancent les statistiques officielles.
L’Annuaire statistique de 2011 – publié par le Ministère de l’Education et de la culture le 26 décembre 2012 – va dans le même sens. Il confirme la crise d’un système qui était – selon la doctrine du «progressisme» – censé devoir «resserrer» la brèche sociale. L’Annuaire indique que le 50,3% des membres des couches les plus riches de la société poursuivent des études post-secondaires, alors que 60% des personnes des couches les plus appauvries ne terminent pas l’éducation primaire. Cette «inégalité symétrique» entre riches et pauvres offre un graphique montrant une «inégalité éducative» qui se traduit par la suite par un analphabétisme fonctionnel et une précarité au niveau du travail. Selon les données officielles, 38% des jeunes entre 15 et 20 ans ne fréquentent aucun établissement éducatif. Sept sur dix de ces jeunes appartiennent à des familles ayant des «ressources réduites».
Sur la base des chiffres de 2009, l’UNICEF situait le taux de «redoublement global» dans le système public d’éducation à 19%. Ce taux dépassait même celui des pays d’Afrique subsaharienne comme la Tanzanie, la Zambie, le Cameroun et le Burkina Faso. L’Annuaire statistique de l’Education 2011, mettant à jour les données ayant trait au redoublement dans l’éducation publique moyenne de base, souligne une augmentation : il passe de 27,8% en 2010 à 29,6% en 2011. Malgré les «bons résultats» parmi les jeunes scolarisés, le taux de «redoublement d’ensemble» dans le système éducatif uruguayen se trouve parmi les dix plus élevés du monde. Rappelons que lors de son discours d’investiture du 1er mars 2010, Mujica avait annoncé que les trois priorités immédiates de son administration étaient: «l’éducation, l’éducation et encore l’éducation».
La crise sociale se manifeste également par d’autres facettes, dont l’une des plus dramatiques est celle des grossesses d’adolescentes qui représentent 16% des naissances. Sur environ 50’000 naissances par année, il y en a 7’800 accouchements de mères ou enfants-mères âgées de 10 à 19 ans. Sept sur dix d’entre elles appartiennent à des familles pauvres. En 2010, elles représentaient 14,8%; les données de 2011 n’ont pas encore été réunies. Selon le rapport «Etat de la population mondiale de 2012», le Fond des Populations des Nations Unies (UNPFA), l’Uruguay a un taux de grossesses d’adolescentes supérieur à la moyenne mondiale. Le taux de femmes enceintes âgées de 15 à 19 ans est de 60 pour mille, alors que la moyenne mondiale est de 49 pour mille. De fait, l’Uruguay présente un taux proche de celui d’un pays détruit comme le Soudan (70 pour mille); il est le double de celui du Royaume uni (25 pour mille) et quatre fois supérieur à celui de l’Espagne (13 pour mille).
Ces «données factuelle» démentent catégoriquement les mythes qui alimentent le discours officiel: celui de l’existence d’une «mobilité sociale» basée sur l’«intégration de secteurs vulnérables», celui d’un «élargissement de la classe moyenne» et, surtout celui d’une plus grande «égalité des chances».
Il faut reconnaître que le progressisme a fait un effort pour amortir la misère, pour «répartir un peu» et la «contenir socialement», comme aime à le dire le chef de l’Etat. Il a institué de nouveaux programmes d’assistance et il a augmenté les ressources des Ministères du développement social, de la Santé publique et de l’Education; il a étendu les «transferts directs» (monétaires) aux familles pauvres. Et il assure un panier d’aliments pour que personne ne meure de faim. Néanmoins ces dépenses sociales ont été plus qu’insuffisantes pour «combattre la pauvreté», sans même parler de l’«éradiquer». Ces dépenses restent bien en dessous des montants destinés, par exemple, aux Ministères de la Défense et de l’Intérieur qui captent ensemble 9,4 du budget national.
Un «vrai capitalisme»
Le mandat de Mujica arrive dans sa troisième année. [16] Beaucoup de ses sympathisants espéraient un «virage à gauche» pour forcer le cours du «gouvernement en dispute» [au sens d’un gouvernement marqué par des options contradictoires en son sein]. Mais le chef des «Tupamaros officiels» a poursuivi l’œuvre de son prédécesseur, le «socialiste» [au sens de membre du Parti socialiste d’Uruguay] Tabaré Vazquez. Cette fidélité était prévisible, puisque les deux défendent le même programme.
De temps en temps, le président de la République se charge de rappeler que le progressisme n’est pas synonyme de gauche, et que les «idées radicales» qu’il défendait pendant les années de «propagande armée» se sont depuis longtemps évaporées. Lorsqu’il s’adresse aux «seigneurs de l’argent», il le souligne encore. Le 9 août 2012, au cours d’une réunion organisée par le Conseil des Amériques [17] à l’Hôtel Radisson de Montevideo, il a déclaré aux patrons des Etats-Unis, d’Argentine et de l’Uruguay: «Avant je voulais tout bouleverser, arranger les choses par la force, mais maintenant, avec un peu de chance j’arrive à réparer les trottoirs».[18] Le 19 décembre 2012, alors qu’il déjeunait avec 200 patrons des secteurs hôteliers, immobiliers et de la restauration [Punta del Este est un centre touristique important] d’une «entité publique-privé», le Président a encore rappelé sa conversion: «Je me suis limité à faire part de mes idées, que tout le monde connaît, qui se résument à ce que je pense peut aider à ce que l’Uruguay ait un « vrai” capitalisme, pour qu’il y ait plus de travail et donc beaucoup plus à répartir». [19] Lors de ces deux occasions, Mujica n’a fait que souligner sa théorie selon laquelle le capitalisme peut être un «outil» de la «prospérité économique».
Lorsqu’il se trouve face à un auditoire composé de syndicalistes, il nuance son discours, se déguise en keynésien et promet de «grands investissements» dans les entreprises publiques. Il rappelle ses «racines libertaires» et revendique l’existence d’entreprises «autogérées» par les travailleurs.[20] Il va jusqu’à critiquer le «modèle gaspilleur» du capitalisme. Il s’allie avec la bureaucratie du PIT-CNT (centrale syndicale unique), ce qui ne l’empêche pas de tirer l’oreille à un syndicalisme qui, d’après lui, «persiste à utiliser le langage d’une autre époque», ancré dans «l’industrialisation lourde», qui s’imagine un monde «couvert de cheminées». Autrement dit, qui n’aurait pas comme paradigme de société moderne la Nouvelle Zélande, «un pays ayant une production similaire à celle de l’Uruguay». [21]
Les «coïncidences stratégiques» entre les syndicats et le progressisme n’empêchent pas qu’il existe certaines tensions et «contradictions», puisque, comme l’affirmait la sénatrice Lucia Topolansky [épouse de Mujica], «les priorités du gouvernement ne coïncident pas avec celles du mouvement syndical».[22] Néanmoins l’alliance entre le gouvernement et les appareils syndicaux fonctionne et constitue une garantie de «paix sociale», même si ce terme maudit ne figure dans aucune convention. Ce sont les faits qui comptent. Le PIT-CNT a connu «la croissance la plus importante du nombre d’affiliés à niveau mondial».[23] Néanmoins, sous le gouvernement de Mujica on enregistre le plus faible taux de «conflictualité au travail», autrement dit de luttes syndicales depuis 2007. [24] La Direction nationale du Travail donne les preuves de cette collaboration efficace: le 95% des «conflits» ont abouti à négociation tripartite (gouvernement, patrons, syndicats), «sans mesures de lutte, et ont été résolus de manière satisfaisante pour les différentes parties». [25]
En tout cas, lorsque certaines luttes «exagèrent dans leurs revendications» et les choses se gâtent, le «président-camarade» invite les syndicalistes (qu’ils soient «modérés» ou «radicaux») à sa résidence de campagne à Rincon del Cerro. Il affiche son «profil de négociateur», il dialogue et dénoue les conflits, comme le ferait le plus expert des briseurs de grèves.
Authentique et définitive
Dans le Frente Amplio il n’y a pas de gauche. Les différents partis et groupes qui le composent approvisionnent – selon le nombre de suffrages et la capacité de faire du lobbying – le corps de fonctionnaires. Un corps qui se structure et se reproduit grâce aux charges parlementaires et aux fonctions administratives de l’Etat. Pour cette nouvelle élite, la «démocratie de marché» est un système imbattable. Autrement dit, toute lutte pour la transformation politique, économique et sociale a disparu de l’horizon. Sa fonction spécifique est celle de gérer les affaires des capitalistes, agissant comme intermédiaire entre les travailleurs et les patrons, sur l’autel des «intérêts généraux» de la société.
Mujica est un emblème de cette nouvelle élite de fonctionnaires. Ce n’est pas par hasard si des firmes médiatiques internationales – telles que la BBC, CNN, New York Times, Le Monde, El Pais, O Globo [Brésil], Clarin et La Nacion [Argentine], etc. soulignent ses vertus «peu communes». Ils diffusent l’image absurde du «président le plus pauvre du monde». D’autres, comme Le Courrier International, lui voient en outre une «composante mystique»: un «vieux guérillero» qui, comme «président normal» semble «immunisé contre les chants de sirène du pouvoir».[26] Ce sont des éloges typiques d’une opération politico-idéologique. Si les milliardaires du Forum Economique mondial de Davos ont salué Lula comme étant un «homme d’Etat global», pourquoi ne pas accorder à l’inoffensif chef tupamaro qui «donne des conseils aux pauvres» et permet aux riches de faire leurs jeux, le titre de «meilleur président du monde», comme l’a fait The Monocle Weekly (Grande-Bretagne)?
La «fascination à l’égard de l’outsider» s’étend au monde du spectacle et à la littérature. Ricky Martin [chanteur pop de Puerto-Rico] et Mario Vargas Llosa [écrivain d’origine péruvienne, grand adepte du néo-libéralisme], entre autres, le félicitent pour avoir «légalisé» la commercialisation de marijuana. Même si Mujica a mis un frein à la proposition après avoir appris – par une enquête – que 64% des Uruguayens y étaient opposés. Le «mouvement environnementaliste» l’a applaudi pour son discours au sommet de Rio+20 [juin 2012], même si on sait que Mujica est un fervent partisan du soja transgénique (100% du soja produit en Uruguay est transgénique), des mines à ciel ouvert et de la fabrication de pâte de cellulose [avec les effets de pollution de l’eau et des plantations d’eucalyptus].
Les capitalistes locaux ne sont pas en reste. Ils saluent en lui le sponsor. Pour la directrice de l’Union des exportateurs, Teresa Aishemberg, l’image mondiale de Mujica «favorise les exportations», à cause de «la manière d’être et le style de vie du président sont très différents de ceux des autres chefs d’Etat, ce qui attire l’attention. L’Uruguay est derrière lui». [27]
Dans le camp des partisans, les politesses abondent. Des sociologues et des journalistes soulignent ses «aspects positifs» [28] et ses qualités «d’homme d’Etat». [29]. Lula [Brésil], Correa [Equateur] et Chavez %Venezuela] ne se lassent pas de le présenter comme le «Mandela d’Amérique latine».
Les jugements positifs des uns et des autres cachent la raison politique du «phénomène Mujica». Dans ce sens, la description d’ Ana Bolon note avec précision que Mujica est le «héros de l’opération médiatico-étatique la plus réussie» qui ait été enregistrée dans le pays.[30] Sa conclusion est ravageuse: «Le ‘Pepe’ a été le cadeau dont la droite uruguayenne n’avait jamais osé rêver».[31] C’est ce qu’elle définit comme étant «l’authentique défaite», «définitive» du Mouvement de libération nationale-Tupamaros (MLN). [32] Autrement dit, la terrible métamorphose d’une force qui a jadis su pratiquer le défi révolutionnaire.
Ils n’ont pas pris d’assaut le pouvoir, ils ont accédé au gouvernement par les urnes. Un de ses leaders historiques est devenu chef de l’Etat. D’autres dirigent des ministères décisifs comme celui de l’Intérieur ou de la Défense. Sa troupe de sénateurs et de députés défend, depuis l’enceinte parlementaire, la «démocratie représentative». Personne ne le conteste. Les «tupamaros officiels» sont devenus une force décisive pour la «gouvernabilité», autrement dit, pour l’ordre du capital.
En Uruguay, il n’existe pas de ré-élection présidentielle. L’«expérience du pouvoir» présidée par l’ancien «combattant» prendra donc fin à la fin février 2014. Mais les conséquences vont perdurer, non seulement parce que Mujica a maintenu intact le «modèle de croissance» instauré par le néolibéralisme, mais aussi parce qu’il est parvenu à damer le pion à toute manifestation de protestation populaire. Enfin, parce qu’il a démonté – avec la complicité des staliniens (PV) et des sociaux-démocrates – toute idée de radicalisation politique ou sociale. Sa contribution la plus notable à l’«unité nationale» a été, justement, d’éloigner l’horizon anticapitaliste. Les classes dominantes lui doivent une fière chandelle pour avoir changé de camp.
Il est juste de dire que des centaines de tupamaros – dont certains appartenant au tronc constitutif – sont restés dans une voie révolutionnaire. Ils sont nombreux à être encore actifs dans les mouvements sociaux ou les espaces de la gauche combative. Devant le processus graduel de décomposition du MLN, ils ont préféré quitter ce mouvement. Ils n’ont pas signé l’acte de reddition. Néanmoins ils sont eux aussi la preuve vivante d’une «défaite stratégique» évidente qui affecte des milliers de combattants et de combattantes sociaux. (Montevideo, janvier 2013; traduction par A l’Encontre)
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Notes
[1] Allocution radio du président diffusée sur la chaîne privée M24, 27.12.2012.
[2] Données de la 6ème Encuesta de Expectativas Empresariales, Consultora Deloitte, radio El Espectador, Montevideo, novembre 2012
[3] Rapport sur l’achat-vente d’entreprises, El País, 29.12.2012.
[4] Jorge Notaro, «La distribución social del ingreso en Uruguay. Diagnóstico y propuestas», Cuadernos del Claeh, Nº 100, 2012.
[5] Près de 80% des frigorifiques et des entreprises rizicoles sont dans les mains d’entreprises brésiliennes.
[6] Le 2,6% des exploitations détiennent un tiers des terres (33,6%), et si l’on prend le 9,2% des exploitations, ces dernières possèdent 61% de la superficie. Au cours des derniers 10 ans, 12’2241 établissements agricoles,entre 10 et 100 hectares, ont disparu.
[7] Grâce à la Loi d’investissements (approuvée en 1997 pendant le deuxième mandat du gouvernement de Sanguinetti) des firmes aussi bien étrangères que locales bénéficient d’un système d’ «investissement exonéré » d’impôts. Le montant des exonérations fiscales est estimé, d’après la Commission d’application de la loi d’investissements , à environ 1’600 millions de dollars annuels.
[8] Uypress, Montevideo, 12-12-2012.
[9] Les principaux produits d’exportation sont le soja (17,2%), la viande (11,1%), le riz (6,5%) et le blé (4,8%). Rapport de conjoncture, Instituto Cuesta-Duarte, décembre 2012.
[10] Interview dans l’hebdomadaire Búsqueda, Montevideo, 8.11.2012.
[11] «Dos años de Mujica», éditorial de Claudio Paolillo, dans l’hebdomadaire Búsqueda, Montevideo, 1-3-2012.
[12] Cepal, Panorama Social de América Latina 2012.
[13] «La Protección a los Sectores Medios Bajos», étude coordonnée par la sociologue Carmen Midaglia, Faculté de Sciences sociales, Université de la République, Montevideo, novembre 2012. Le rapport a été réalisé par les soins du Ministère du Développement social (MIDES).
[14] Données de l’Institut national de statistique (INE), 2011.
[15] Carmen Midaglia, interview dans El País, Montevideo, 2-12-2012.
[16] Les prochaines élections présidentielles auront lieu en octobre 2014. Le nouveau gouvernement devra assumer ses fonctions le 1er mars 2015.
[17] Le Conseil des Amériques est un conclave patronal états-unien dont l’objectif est de «promouvoir le libre commerce». Il a été fondé en 1965 par le banquier David Rockefeller et actuellement plus de 200 entreprises en font partie.
[18] Hebdomadaire Búsqueda, Montevideo, 16-8-2012.
[19] Activité organisée par «Destino Uruguay» dans le restaurant Boca Chica de Punta del Este. Note dans l’hebdomadaire Búsqueda, Montevideo, 27.12.2012.
[20] Réunion de Mujica avec le secrétariat du PIT-CNT au siège de la centrale syndicale. Note de La Diaria, Montevideo, 5.12.2012.
[21] Ibídem.
[22] Déclarations citées par UNoticias, Montevideo, 9.8.2012.
[23] Le nombre d’affiliés syndicaux a passé de 110’000 en 2004, à 340’000 en 2012. La proportion est de 20,5% de la force de travail, d’après les données de l’OIT (Organisation Internationale du Travail).
[24] «Les rapports de travail en 2012», Institut de Relations de travail, Université Catholique de l’Uruguay, Montevideo, décembre 2012.
[25], in Búsqueda, Montevideo, 27.12.2012.
[26] «El verdadero presidente», hebdomadaire Courrier International, París, 29.11.2012.
[27] Déclarations à Búsqueda, Montevideo, 29.11.2012.
[28] Adolfo Garcé, «Uruguay tal cual es», El Observador, Montevideo, 5-12-2012.
[29] Raúl Zibechi, «Más que un presidente», in Brecha, Montevideo, 6-5-2012.
[30] Ana Bolón, «El 14 de abril», in Brecha, Montevideo, 13-4-2012.
[31] Ibídem.
[32] Ibídem.
intéressant article bien documenté mais qui, bizarrement, ne mentionne pas l’inflation qui croit d’année en année (en 2012 elle a dépasse sans problème les 10% (mais a été ramené à 8% par les magouilles officielles) De plus le peso est fortement surévalué. Ces 2 points et une certaine débâcle touristique suite aux prix surréalistes pratiqués – un restaurant moyen a des prix équivalents à ceux de la Suisse!- pourraient casser sous peu la belle mécanique qui transparaît dans l’article.