Paraguay. Montée, chemin de croix et chute de Fernando Lugo

Fernando Lugo après sa destitution

Par Pablo Stefanoni

En 2008, un évêque originaire de la région combative de San Pedro  – siège d’importantes luttes paysannes – arrivait à la présidence du Paraguay comme représentant de l’Alliance Patriotique pour le Changement. Profitant d’une importante division à l’intérieur du parti Colorado [un des deux partis bourgeois historiques] – qui avait été au pouvoir sans interruption pendant 61 ans, y compris les 35 ans de la dictature de Alfredo Stroessner [1954-1989] – Fernando Lugo a réussi à gagner les élections et a ouvert une nouvelle étape du pays.

Mais à peine était-il entré en politique, encouragé par les exigences des citoyens et de mouvements sociaux, surtout paysans, l’ «évêque des pauvres» s’est trouvé devant un dilemme: soit il se présentait avec son petit parti Tekojoja (Egalité) et il perdait; soit il essayait de gagner en s’alliant au Parti libéral radical authentique (PIRA), une force politique traditionnelle d’opposition à la dictature de Stroessner. Le spectre de ce qui s’était passé au Mexique, où Lopez Obrador [1] a dit avoir été victime de fraude, était assez familier au Paraguay.

C’est la raison pour laquelle Lugo a opté pour une alliance avec les libéraux, capables de procurer les suffrages et de garantir qu’ils soient comptés. Il a profité de la possibilité, peut-être unique, de l’emporter sur un parti Colorado profondément divisé entre, d’une part, Blanca Ovelar – la candidate de Nicanor Duarte Frutos [militaire, président de 2003 à 2008] qui, à la fin de son mandat, a effectué une conversion rhétorique au «socialisme humaniste» – et, d’autre part, Luis Alberto Castiglione, [ex-vice-président] considéré comme étant le candidat «de l’ambassade» (des Etats-Unis).

Le trio de l’époque Stroessner  – gouvernement + forces armées + Parti Colorado – avait déjà commencé à se déliter avec la chute du dictateur.

Et Lugo a gagné. Mais au prix d’avoir un vice-président libéral – Federico Franco – qui allait ensuite se distancer du mandataire lors d’une division du PIRA, tout en manquant d’une base de soutien propre même minime dans le Congrès: un député et peut-être deux sénateurs.

Malgré le fait qu’il y a eu des mobilisations importantes depuis la chute de Stroessner en 1989 (dont celle de mars 2006 contre les projets de réélection de Duarte Frutos), le Paraguay était loin d’être l’Equateur, où Rafael Correa avait un soutien social qui lui a permis de dissoudre le Congrès et de convoquer une Assemblée constituante ; ou encore la Bolivie où Evo Morales avait une énorme base sociale indigène et populaire avec une grande capacité de mobilisation.

En outre, Lugo a hérité d’un pays imprégné de la culture politique du parti Colorado où la lutte pour le contrôle de l’appareil d’Etat est sans merci, comme l’a démontré l’assassinat du vice-président Luis Maria Argaña en 1999 ; cela peu avant que le président Raul Cubas [d’août 1998 à mars 1999] ne soit contraint de démissionner. Un des personnages de cette époque est le militaire populiste de droite Lino Oviedo, un temps protégé par Carlos Menem [Argentine], et aujourd’hui dirigeant de l’Union de Citoyens (ou Colorados) Ethiques, qui a participé au coup parlementaire [Lugo est destitué en juin 2012].

La présidence de Lugo s’est fondée – au moins à ses débuts – sur la politique dite du «poncho juru» (dans le centre, comme l’ouverture du poncho). Mais, même s’il n’a pas effectué des réformes consistantes, son gouvernement a été – avec des contradictions – un interlocuteur des paysans. Et, pour la première fois, des dirigeants de gauche ont occupé quelques ministères. Cela a provoqué de l’inquiétude au sein de l’élite patronale, à tel point que, peu après le coup de juin 2012, le porte-parole des «brasiguayos» – grands propriétaires fonciers d’origine brésilienne – Aurio Fighetto, déclare qu’avec Lugo les « carperos (les paysans sans terre qui occupent des propriétés) étaient entrés au Palais ».

C’est avec cet argument qu’il s’apprêtait à demander à Dilma Roussef [la présidente du Brésil] de reconnaître le nouveau gouvernement. Et son collègue, le président de l’Association d’Entrepreneurs Chrétiens, Luis Fretes, a déclaré avec une brutale honnêteté: «Je crois que Federico Franco [l’ex- vice-président qui a prêté serment le 23 juin, un jour après la destitution de Lugo] sera beaucoup plus ferme en ce qui concerne le respect de la propriété privée».

Le thème de la terre est crucial pour comprendre ce qui se passe au Paraguay: 80% des terres fertiles sont entre les mains de 2% de propriétaires. Sans compter une quantité de trafics illégaux – narcotrafic, contrebande, enlèvements [en direction du Brésil, pour l’essentiel] – avec des ramifications dans un appareil d’Etat pénétré par diverses mafias.

Le Paraguay n’exploite actuellement plus de manière massive le tanin (quebracho rouge) qui a maintenu en esclavage des milliers de paysans dans les exploitations, et le centre de son activité économique n’est plus la production forestière ou l’herbe pour faire, entre autres, le mate.

Mais même si ces produits ont été partiellement remplacés, la logique de l’enclave est de retour, de manière tout aussi perverse, avec une nouvelle culture phare: le soja. Les exportations de soja atteignent plus de 2’000 millions de dollars, soit environ 40% des exportations paraguayennes. Aujourd’hui le Paraguay est le cinquième exportateur de huile de soja dans le monde. Et les frontières entre la légalité et la criminalité sont poreuses. C’est la raison pour laquelle, dans le nord du pays, on parle déjà de «narcoganaderos» (narcos-éleveurs de bétail).

Malgré sa grande faiblesse, Lugo a dû affronter une guérilla improvisée de l’ Ejercito del Pueblo Paraguayo ( Armée du Peuple Paraguayen – EPP) – apparemment organisé par des ex-militaires du groupe Patria Libre (dont étaient également issus les preneurs d’otages de Cecilia, la fille du président Raul Cubas Grau, qui a finalement été assassinée en 2004) et avec des liens et des objectifs pas très clairs.

Avec une poignée de membres, l’ EPP a parmi ses actions: détruit le parc de machines agricoles d’une production de soja à Concepcion accusée de contaminer tout un village; attaqué une caserne militaire à San Pedro (la région où Lugo a été évêque); activé une bombe dans le Palais de Justice et – plus important – séquestré les propriétaires terriens Luis Alberto Linstron et Fidel Zavala, en 2009.

Ce dernier a été obligé de répartir de la viande aux pauvres en tant que «cadeau de l’EPP» avant d’être libéré après le paiement de sa rançon, cela après trois mois d’enfermement. Tous ces faits ont été revendiqués par la dirigeante Carmen Villalba, depuis sa prison. Et certains opposants n’ont pas hésité à accuser Lugo de complicité avec le EPP, et y compris d’en faire partie!

Il faut encore ajouter à tout cela les divers enfants du président qui ont peu à peu fait surface (alors qu’en tant qu’évêque il était supposé pratiquer le célibat), ainsi qu’un cancer qui a mis sa vie en danger.

Dans ce contexte, la survie politique de Lugo paraissait presque miraculeuse. Il avait contre lui non seulement le Congrès, mais aussi la justice, force de réserve de la vieille politique corrompue et prébendière ; la bourgeoisie mafieuse qui, même si elle continuait à faire des affaires, se méfiait des relents «gauchistes» du mandataire; les médias, qui conspiraient sans gêne en fonction de leurs orientations politiques et rappelaient quotidiennement le fantasme de Hugo Chavez ; et, enfin, le vice-président même de la République [F. Franco]. Ainsi, seules les divisions de la droite et la mobilisation populaire (ou plutôt la menace de celle-ci) ont réussi à maintenir l’ex-évêque au gouvernement durant ces années.

Les problèmes n’étaient cependant pas dus uniquement aux coups portés par les partis conservateurs, mais aussi au manque d’unité interne du gouvernement. Le sociologue Tomas Palau – récemment décédé – explique dans son ouvrage Gobierno Lugo. Herencia, gestion y desafios, (Ed. Base-is, Rosa Luxemburg Stiftung, décembre 2009) que dans le gouvernement il y avait «tout, depuis les disciples obéissants du néolibéralisme dans le Trésor public, en passant par les apprentis oppresseurs à l’Intérieur, jusqu’à des ignorants en la matière dans le ministère de l’Agriculture et de l’Elevage, ou des ex-militants bien pensants dans les portefeuilles sociaux. C’est ainsi qu’est arrivé ce qui devait arriver: d’abord le désarroi et ensuite la désillusion».

Le sociologue souligne toutefois la création de la Coordination Exécutive pour la Réforme Agraire ; le fait qu’un rapport de la Commission Vérité et Justice a pu être rédigé [sur les crimes contre les paysans et opposants] et la mise en place de l’Institut National de développement rural et de la terre, intervenant sur les terres mal acquises, soit quelque 8 millions d’hectares. En plus, a été initiée une réforme visant à garantir des soins de santé gratuits et universels.

La clé réside peut-être dans ce que notait, il y a quelque temps, l’ex-ministre Hugo Richer: «On ne peut pas qualifier le gouvernement de Lugo comme étant de gauche, mais avec Lugo, la gauche a réussi à occuper un espace de croissance et une influence politique qu’elle n’avait jamais eu dans toute l’histoire paraguayenne ».

Statue de Chiang Kaï-Ckek à Asuncion (Paraguay)

En Bolivie, au Venezuela ou en Equateur, cela aurait pu paraître peu, mais c’était suffisant pour alerter les élites dans un pays «surveillé» par l’énorme statue du leader anticommuniste Chiang Kaï-Chek. Il est impossible de comprendre les événements récents sans cette clé d’interprétation «anticommuniste», très présente dans la culture politique paraguayenne sous la domination du parti Colorado. Elle permet aussi de comprendre dans le maintien de Stroessner au pouvoir pendant 35 ans.

Au cours des dernières années, plusieurs groupes et mouvements ont contribué à amorcer le Frente Guasu (guasu: grand en guarani) qui s’est constitué, ayant comme base d’appui une alliance entre des socio-démocrates et des marxistes ; alliance parfois critique face au gouvernement.

Mais – et cela était déjà évident en 2009 – le jugement politique [la possibilité d’une destitution par le parlement] était latent, en attendant une occasion.

Dernièrement il a été révélé que l’Ambassade des Etats-Unis à Asuncion avait averti, en 2009. qu’il existait un plan pour destituer Lugo dès que le mandataire commettrait une erreur. Ce complot était dirigé par Lino Oviedo et Duarte Frutos pour mettre Federico Franco à la présidence du pays (câble du 28.3.2009, diffusé par Wikileaks). Au-delà des sympathies états-uniennes du nouveau président, le coup parlementaire semble être davantage en rapport avec des questions internes au pays – et des formes brutales de lutte pour le pouvoir – qu’avec le classique «coup de la CIA ».

L’ «erreur» en question a été le récent massacre de paysans et de policiers dans un conflit d’occupation de terres à Curuguaty [2] et, suite à cela, la nomination en tant que ministre de l ‘Intérieur de l’ex-procureur du Parti Colorado : Rubén Candia Amarilla. Cette nomination a déplu à la gauche et a approfondi la rupture avec les libéraux, tout en activant celle interne du Parti Colorado qui n’a pas reconnu Candia.

Comme l’a écrit l’envoyé du quotidien argentin La Nacion, de Buenos Aires, les trois piliers de Federico Franco sont: l’Eglise (qui a immédiatement béni le nouveau mandataire), le Congrès et les entrepreneurs, surtout les agro-industriels. Cependant il «oubliait» les médias. La chaîne ABC Color, de la famille Zucolillo, a pris une part active à la conspiration contre Lugo. Depuis 2008, il ne se passe pas un jour sans qu’elle n’évoque le danger chaviste [de Chavez]. Maintenant les journaux publient des colonnes «nationalistes» qui interprètent la réaction du Brésil, de l’Argentine et de l’Uruguay comme étant une réactivation de la Triple Alliance qui a massacré les Paraguayens au XIXème siècle [1864-1870, guerre qui, entre autres, a permis des acquisitions territoriales en faveur du Brésil et de l’Argentine; voir ci-après l’article de Mario Maestri qui relie cette guerre à la situation présente]. Et ils déclarent que la «race» paraguayenne vaincra.

Avec F. Franco, les libéraux accèdent pour la première fois à la présidence. Ils pourront utiliser l’Etat pendant les mois allant jusqu’aux élections de 2013 pour faire campagne et améliorer leurs chances de gagner. Comme l’a signalé le politologue Marcello Lachi :«Ici la politique n’est pas raffinée ». Et le contrôle étatique (de l’emploi public) est crucial pour gagner les élections. D’où l’impatience qui s’est manifestée lorsqu’il ne manquait que peu de temps avant des élections au cours desquelles Lugo n’avait pas de possibilité d’être réélu.

Les Colorados, de leur côté, sont enthousiasmés par la possibilité de revenir au pouvoir comme le PRI au Mexique [avec la victoire toute récente et confirmée, au-delà des achats de votes, de Enrique Peña Nieto] Et cela, lorsque les libéraux, actuellement seuls au pouvoir, seront discrédités. Jusqu’à maintenant, ils ont réussi à briser l’Alliance Patriotique pour le Changement. Les sondages leur sont favorables pour l’année prochaine. «Si la gauche et les libéraux se présentent séparément aux élections, les Colorados vont gagner au moins avec 35% des suffrages », affirme Lachi.  Au Paraguay, il n’y a pas de deuxième chance.

Suite à sa destitution, Lugo a d’abord abandonné rapidement sa charge et il n’a pas appelé à une mobilisation sociale. Mais, maintenant, il a récupéré l’initiative et a annoncé qu’il va parcourir le pays à la recherche de soutien. Il a accusé de gouvernement d’être «trucho» (illégitime) et il a reçu un soutien important de sa région. Néanmoins il n’est pas clair s’il agit ainsi pour tenter réellement de fédérer la résistance à un gouvernement déjà installé au pouvoir ou si cela représente plutôt le début de sa campagne électorale pour devenir sénateur en 2013. (Traduction A l’Encontre, article publié dans l’hebdomadaire Brecha, Montevideo)

_____

Pablo Stefanoni est rédacteur en chef  la revue Nueva Sociedad.

[1] Andrés Manuel Lopez Obrador (AMLO), homme politique mexicain, ancien membre du PRI (Parti révolutionnaire institutionnel), participa à la formation du PRD (Parti de la révolution démocratique), en 1989. Il deviendra gouverneur du District fédéral de Mexico en décembre 2000, jusqu’en 2005. Il sera candidat à l’élection présidentielle en 2006. Il était à la tête de la «Coalition pour le bien de tous». Cette dernière incluait le PRD, le Parti du travail et Convergencia. AMLO contesta, appuyé par une assez forte mobilisation, les résultats de l’élection de Felipe Calderon. Dans le cadre de ce mouvement a été créé le Front étendu progressiste, le FAP. AMLO s’est présenté à nouveau aux élections présidentielles en 2012 et est arrivé en seconde position. (Réd. A l’Encontre)

[2] Lors de l’assaut policier contre les paysans qui occupaient des terres d’un très grand propriétaire – Blas Riquelme qui amassa sa fortune sous le dictateur Alfredo Stroessner et dont les terres se trouvent au nord-est du Paraguay, près de la frontière brésilienne – 11 paysans ont été tués. Or, selon un représentant du Mouvement paysan paraguayen, Damasio Quiroga, lors d’un entretien téléphonique avec un correspondant du quotidien argentin Pagina 12, d’autres paysans ont été exécutés par la police après leur arrestation. Donc, le nombre de paysans tués est bien supérieur à celui annoncé.

Quiroga a démenti les rapports de la presse indiquant que cette occupation était en lien avec le groupe guérillero EPP; ce qui devait «justifier», au plan médiatique, le massacre. Quiroga insiste sur la croissance de la violence exercée par les grands propriétaires depuis que l’extension de la culture du soja a pris un rythme sans cesse croissant. Et cela dès 2008-2009.

La répression exercée par les grands propriétaires s’est accentuée dès que les éléments d’une possible réforme agraire sont apparus lors de l’élection de Lugo. Toutefois, Damasio Quiroga insiste sur la nette retenue de Lugo face aux revendications de réforme agraire avancées par les paysans sans terre; ce qui explique sa perte de soutien parmi ces couches sociales. (Réd. A l’Encontre)

*****

Paraguay: qui seront les vaincus ?

Par Mário Maestri

Dans la Grande Guerre de la Triple Alliance [le Brésil, l’Argentine et l’Uruguay contre le Paraguay], de 1864 à 1870, le Paraguay fut vaincu nationalement et socialement par l’Empire, par l’Argentine libérale-unitaire et par l’Uruguay et son parti Colorado [fondé en 1836]. Le Paraguay eut son autonomie nationale violée par l’occupation militaire, par les gouvernements fantoches et par une longue interférence brésilienne et argentine dans ses affaires intérieures. Il paya de fortes indemnisations de guerre et perdit d’importants territoires.

La défaite paraguayenne se produisit en raison de l’annihilation de son paysannat qui constitue la grande singularité de cette nation. Déjà fort au temps de la Colonie, il s’étendra et se consolidera durant le régime jacobin de Gaspar Rodriguez de Francia (1814-1840). Les soldats, qui résistèrent comme des lions à l’invasion du Paraguay, en 1865-70, étaient des paysans qui défendaient leurs terres communautaires contre la voracité de l’ordre oligarco-latifundiste.

Après la déroute, la reconstruction libéralo-mercantile du Paraguay se fit sous l’hégémonie/compétition des partis Libéral et Colorado. Le premier fut formé principalement par les propriétaires réfugiés à Buenos-Aires à l’époque du docteur Francia. Durant la guerre, ceux-ci intégrèrent la Légion Paraguayenne, une troupe collaborationniste, subordonnée aux envahisseurs. En général, celle-ci défendait le libéralisme extrême et les intérêts argentins.

Quant au Parti Colorado, autoritaire et populiste, il fut fondé par le général Bernardino Caballero (1839-1912), un haut dignitaire paraguayen ayant échappé à la mort. Formé par ce qui restait des classes dominantes lopistes [le maréchal Francisco Solana Lopez fut président de la République du Paraguay de 1862 à 1870,] et se présentant comme la continuation national-populaire de la résistance, ce parti bénéficia d’un véritable appui au sein de la population, ce qui ne s’était jamais produit avec les libéraux qui étaient vus comme des collaborationnistes serviles.

Les «Colorados» défendirent les intérêts de l’Etat impérial et républicain brésilien. Prisonnier au cours d’une brève période à Rio de Janeiro, Caballero rendit plus étroits encore les liens avec l’Empire. C’est cet ex-général lopiste qui, une fois devenu président de la République (1880-86), allait privatiser les énormes terres communautaires, portant ainsi un coup fatal aux paysans à fortes racines guaranis, décimés lors de la résistance.

La longue dictature «colorée» du général Alfredo Stroessner (1954-1989) allait redonner à Solano López son statut de héros national, lui qui avait réprimé la population rurale et livré les terres du pays au latifundium, étranger surtout. Destitué en février 1918, il mourut en exil doré au Brésil, alors que l’ordre dictatorial et ses carnages étaient maintenus.

Après la chute contrôlée de la dictature, dans un contexte de population réprimée et désorganisée, le populisme conservateur «colorado» continua à dominer la politique au Paraguay en s’appuyant sur des méthodes de gangster et en suivant les libéraux dans leur accession au pouvoir.

En avril 2008, après un demi-siècle d’hégémonie du parti Colorado, Fernando Lugo gagnait les élections. Depuis 2006, cet «évêque des pauvres», lié à la théologie de la Libération et mis «en retraite» par l’Eglise, était un militant politique très actif au sein des partis d’opposition, des centrales syndicales, des mouvements sociaux, etc. contre le continuisme  colorado».

Porté candidat par l’Alliance Patriotique pour le Changement, Lugo gagna largement au second tour. Durant sa campagne, il limita son programme à la lutte contre l’ «inégalité sociale» et la corruption et la lutte pour la «réforme agraire» et pour une électricité vendue au Brésil à meilleur prix [le barrage d’Itaipu est une importante source hydroélectrique].

Il impulsa la lutte pour une modification structurelle et s’éloigna des politiques gouvernementales telles que la vénézuélienne ou la bolivienne. Le vice-président, Federico Franco, appartenait au Parti Libéral (Radical Authentique) qui voyait en Lugo le moyen de mettre fin, même de manière subalterne durant un certain temps, à son long éloignement du pouvoir.

A la tête du gouvernement, Lugo soutint le mouvement social qui l’avait mené à la présidence, tout en étant l’otage d’une administration socialement vile et d’une majorité conservatrice quasi absolue à la Chambre et au Sénat. Il fut harcelé par toutes sortes de dénonciations, que ce soit de corruption, d’appui à des groupes armés ou de vie sexuelle dissolue, tout cela visant à transformer le mouvement qui l’avait conduit à la présidence en un hiatus historique et non en un instrument de construction d’organisation et d’autonomie du mouvement social.

C’est finalement un ordre judiciaire de réintégration du latifundium d’un notable du parti Colorado qui a débouché sur une confrontation armée entre des paysans et des policiers, ce qui a provoqué des dizaines de morts. Le président s’est solidarisé avec les forces répressives, alors que des sans-terre étaient persécutés, arrêtés et torturés. Il est difficile de dire si la confrontation faisait partie du plan du coup d’Etat ou si celle-ci a seulement été utilisée à cet effet.

Par une procédure de destitution extrêmement rapide, on a alors essayé d’empêcher la timide mobilisation de la population rurale, une boîte de Pandore que la droite ne veut pas ouvrir. La mise en échec du coup d’Etat à travers la galvanisation des paysans et des sans-terre était tout ce que le gouvernement brésilien ne voulait pas, lui non plus.

Avec une pusillanimité singulière, Lugo s’est soumis de manière disciplinée au coup d’Etat, s’efforçant de démobiliser toute résistance, sous le prétexte d’éviter un bain de sang.

Le nouveau président a déjà donné des signaux de forte répression contre la lutte pour la terre, dans ce pays essentiellement agricole.

Sans jamais sortir de l’ombre, le gouvernement Obama a liquidé l’évêque rouge et a fragilisé le Vénézuela, la Bolivie, l’Equateur, etc. sans aucune des difficultés rencontrées lors du coup d’Etat du Honduras en 2009. Il compte maintenant sur un gouvernement servile, tout proche des gouvernements d’Argentine et du Brésil. Un scénario écrit avec l’appui du gouvernement de Madame Dilma Rousseff. (27 juin 2012, article publié sur le site Correio da Cidadania – Traduction A l’Encontre)

____

Mário Maestri est historien et professeur d’Histoire à l’UPF (Rio Grande do Sul – Brésil). 

Soyez le premier à commenter

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*