Grèce: «Face au spectre de la faim et de l’altérité»

Par Panagiotis Grigoriou

Kouvélis, Samaras et Venizélos...

Christine Lagarde, dans un entretien accordé à la chaîne de télévision financière CNBC le mercredi 4 juillet, a indiqué, avec son tact habituel: «Je ne me trouve absolument pas dans la disposition de négocier ou de renégocier» avec le gouvernement grec. Elle ajouta qu’elle voulait en priorité réunir des données ayant trait à l’application de l’ensemble des mesures incluses dans les deux mémorandums, autrement dit dans les deux plans d’austérité qui conditionnaient le «renflouement»… des créanciers (banques, assurances).

Cette affirmation ne tombait pas par hasard. Ce 4 juillet, une délégation spéciale de la Troïka (BCE, FMI, Commission européenne) débarquait à Athènes.

La «troïka interne», c’est-à-dire le gouvernement formé de membres de la Nouvelle Démocratie (ND) qui s’appuie sur la coalition PASOK, Gaude démocratique et ND, cherche à négocier les termes, plus exactement les délais, pour l’application des plans d’austérité. En contrepartie, le gouvernement Samaras et son ministre des Finances, Yiannis Stournaras, s’engageraient dans une accélération du processus de privatisations. Selon le responsable du Fonds hellénique de développement des actifs, Costas Mitropoulos, l’objectif de réunir la somme de 3,2 milliards d’euros pour 2012, grâce à diverses privatisations, n’est pas atteint. Jusqu’à l’échéance de 2015, c’est un montant de 19,5 milliards qui doit être réuni. L’ampleur de la crise du capitalisme international mondialisé, avec ses traits particuliers en Europe et plus spécifiquement en Grèce, ne suscite pas, pour l’heure, un mouvement précipité des investisseurs sur les «objets» privatisables. A cela s’ajoutent les incertitudes propres à  la situation politique et la possible sortie de la Grèce de la zone euro, ce qui modifierait, à leur avantage, des opérations de rachat autant de biens immobiliers que de concessions concernant chemins de fer, voies maritimes, autoroutes, aéroports, etc.

Le gouvernement Samaras doit présenter son plan vendredi 6 juillet devant le parlement. La Nouvelle Démocratie a axé sa campagne sur la nécessité d’une certaine renégociation des conditions à remplir face aux créanciers et aux cibles à atteindre indiqués par la Troïka. La coalition tripartite repose sur cette renégociation ou, plus exactement, ce semblant de renégociation. Or, après une chute du PIB de 6,9% en 2011, les estimations actuelles situent le recul pour 2012 à au moins 6,7%. Les estimations fin du premier trimestre envisageaient un recul du PIB à hauteur de 4,5%. Et le budget était construit sur une estimation d’une récession ne dépassant pas –2,8%. Dès lors, les recettes fiscales (directes et indirectes) ne peuvent que se contracter. En d’autres termes, à moins d’étrangler, au sens strict du terme, une majorité de la population, les objectifs fixés en 2010 et 2011 pour la période à venir sont inatteignables.

Cela est confirmé par les indices combinés de l’enquête sur la consommation et sur les anticipations d’investissements/dépenses dans la construction, l’industrie, les services et la distribution. Selon le quotidien Kathimerini (4 juillet 2012), l’indice se situe à 74,1 au mois de juin, par rapport à 76 au mois de mai. Pour avoir une référence, il suffit d’indiquer la moyenne établie entre 1996 et 2006: 100. Chômage et paupérisation ne font que s’accentuer.

Deux données révèlent à elles seules le rapport entre la crise sociale et la situation des dites finances publiques. L’Etat a un retard de versement aux caisses de retraite de 2,92 milliards d’euros. Et les impayés aux hôpitaux s’élèvent à 1,98 milliard d’euros. Une majorité de  malades et de retraités sont promis à une forme de guillotine.

Le responsable de la «task force» de l’Union européenne, l’Allemand Horst Reichenbach, a insisté dans ses négociations avec Stournaras sur les privatisations, comme sur les possibilités d’exploitation en mer de pétrole et de gaz. Mais cela ne va pas diminuer la pression sur la restructuration du secteur public (placée sous surveillance de fonctionnaires français), sur la libéralisation des règles concernant les investissements dans des secteurs comme la construction, le tourisme, etc. Derrière cette formule se profile la mainmise sur les ressources touristiques de ce pays aux mille îles. Le renforcement du contrôle semi-colonial sur l’économie et l’appareil administratif de la Grèce ne fera que s’accentuer dans les mois à venir. Les négociations avec la Troïka doivent prendre fin au plus tard le 24 juillet. Le gouvernement grec doit rembourser un important prêt à la Banque européenne de développement le 20 août. Le bras de levier du chantage économique et politique est en place, et cela «au bon moment».

Une question se pose: dans quelle mesure la résistance sociale va s’exprimer et entrer, ou non, en syntonie avec la mise en place d’un «shadow cabinet» (cabinet fantôme) par le groupe parlementaire de SYRIZA. Est-ce que ce dernier apparaîtra comme un des éléments du leadership d’une résistance sociale ou va-t-il être appréhendé par les couches populaires et les salarié·e·s comme un instrument de délégation pour s’opposer et au gouvernement Samaras et aux diktats de la Troïka? Une nouvelle crise politique cet été n’est pas à exclure.
(Rédaction A l’Encontre
)

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Notre univers se précise et s’affine dans toutes ses expressions du possible et du possible politique. Ou plutôt en acquiert les scléroses les plus grossières de la crise, en les «normalisant». Et de fait, ce possible politique se réduit de plus en plus aux acquêts les plus élémentaires et essentiels: à savoir la survie.

Faire face au spectre de la faim, du dénuement et à celui de l’altérité, considérée chaque jour davantage comme «menaçante» et pour tout dire «apte» à abattre. Ce qui nous reste: quelques droits sociaux en guise de maigres reliques de musée, dans un univers qui ne serait plus tout à fait le «corps social».

N’empêche, à gauche on se félicite de la décision d’une Chambre de Justice athénienne déclarant inconstitutionnelles – en violation de la Convention Européenne des Droits de l’Homme, et contraires aux Conventions du Bureau International du Travail – les diminutions forcées et unilatérales des salaires et des primes dans la fonction publique, notamment par les «lois mémorandaires» 3833/2010 et 3845/2010.

Certes il s’agit d’un pas significatif, et ainsi on «peut saluer cette fissure de la construction salairophage », selon le quotidien de la Gauche radicale, Avghi, en date du 3 juillet 2012. Pour quelle efficacité dans les faits? Encore Mystère.

Du… côté obscur de la force, l’Aube dorée [les néonazis] souhaite élargir son assiette politique, en organisant la gamelle du citoyen tout court. Selon le reportage, daté du lundi 2 juillet 2012 sur le site du quotidien La Repubblica et repris par le quotidien grec Protothema, «l’aubedorisme» réellement existant est en train de mettre en place des «épiceries citoyennes» dans les quartiers souffrants du grand Ouest athénien, à la manière de celles, déjà opérationnelles, créés à l’initiative du monde associatif, de l’Eglise et de certaines municipalités. D’ailleurs, les repas distribués chaque jour, rien qu’à Athènes se comptent par milliers.

La particularité de cette initiative… citoyenne du label de l’extrême droite est pourtant bien reconnaissable: «offrir gratuitement des repas et des denrées alimentaires, ou sinon vendus à très bas prix, aux seuls citoyens grecs, pouvant prouver leur appartenance à la nation par les liens du sang».

Ce n’est pas d’une grande originalité certes, sauf que la portée politique de cette «ethnicisation de l’humanitaire» est d’emblée assurée. Hier encore, Ilias Kasidiaris [porte-parole de l’Aube dorée], inaugurant une nouvelle antenne locale de son mouvement dans les faubourgs nord d’Athènes, a réussi à rassembler un millier de personnes… enthousiastes.

Aux antipodes, Alexis Tsipras a déjà souligné la nécessité d’un plan d’urgence «dans l’entraide et la solidarité citoyenne et de gauche», car la crise humanitaire serait ante portas. Plus à gauche, chez les… paléocommunistes du KKE, on demeure pourtant dubitatif . « Je préfère plutôt mourir que d’accepter l’aide alimentaire, il y a que la lutte qui compte», ainsi se résumait la position du parti, il y a deux semaines, par une militante rencontrée lors du meeting préélectoral du PC à Athènes.

Mais deux semaines auparavant, et avant le 17 juin, c’est déjà l’épisode dernier dans Star Wars. En tout cas nul doute : la politique se fait et se fera désormais aussi dans l’assiette du pauvre, c’est clair.

Là résiderait toute la force historique de ce «possible politique se réduisant aux acquêts, les plus élémentaires». Et la «réflexion citoyenne» se réduira à son tour – qui en douterait – à la seule contemplation politiquement correcte restante, que suggère désormais la «main visible nourricière».

Ce n’est pas sans raison que certains éditorialistes à gauche, rappellent que du temps du Front National de Libération (EAM) des années 1940, une des priorités essentielles de la politique armée des partisans, se focalisa sur la lutte contre la faim, tandis qu’au même moment, les autorités occupantes allemandes, ainsi que les organisations de la droite du moment, n’ont pas non plus négligé le biais politique de l’aide d’urgence.

Nous n’en sommes pas à la famine des années 1941-1943, bien évidemment, sauf qu’un certain refrain de ce vieux temps de toutes les misères réunies résonne… déjà à nos oreilles.

Stelios Vaskos

Aux antipodes peut-être bien, Stelios Vaskos, enfant du pays, s’est rendu à Munich depuis Trikala [1]. Aux dernières nouvelles, il serait sur la route du retour sur son vélo, tandis que la Croix Rouge locale organise un concerto pour violon. Par une affichette collée sur les murs de la Préfecture, la Société de la protection des animaux de la ville voisine, Karditsa, lance un SOS : «après le vol des aliments destinés à nos bêtes, la boue et la neige de l’hiver dernier ont donné pratiquement le coup de grâce à notre chenil, tant d’années d’efforts…». Certaines télévisions à audience nationale ont montré des reportages sur la vie dure des bêtes sous le mémorandum, abandons, mise à mort, violences.

C’est sans doute… pour cette raison que lundi soir, le 2 juillet 2012, Samaras et les autres chefs politiques de la coalition se sont réunis pour, enfin, trouver une certaine parade face aux Troïkans, attendus dans la semaine [la délégation officielle arrive le 4 au soir]. En réalité, ils n’ont aucune marge de négociation et tout le monde le comprend: «Ils appliqueront le Mémorandum, rien que le Mémorandum, on le sait, Samaras est un nul, d’ailleurs au Sommet de Bruxelles, il n’y a pas eu un seul mot pour la Grèce, il s’avère que depuis le 17 juin, nous sommes morts», entend-on dire au café de la forteresse de la ville de Trikala. Mais la discussion n’ira pas plus loin. Car chez certains, en tout cas, sans doute après avoir voté en faveur du tripartisme de la «Troïka de l’intérieur» [l’alliance entre la Nouvelle démocratie, le PASOK et la Gauche démocratique], vouloir «tirer» davantage le raisonnement, devient un exercice pénible. Et en pareilles circonstances vaut mieux se taire.

Horst Reichenbach, le patron de la «task force» de l'UE, aux cotés de Yiannis Stournaras, ministre des Finances.

On préféra alors changer de sujet de conversation pour ainsi évoquer «l’histoire infaillible de notre glorieux peuple» et autres stéréotypes de ce genre en guise de pommade, recyclables à souhait dans tout café du commerce qui se respecte. On regrettera, néanmoins, la fuite des jeunes, leur nouvelle émigration d’urgence. Et pour clore la discussion, certains se sont remémoré leurs vieux souvenirs du temps de la «RFA positive» de Willy Brandt ou de Helmut Schmidt: «J’étais à mes débuts ouvrier-carrossier à Karlsruhe, ensuite je suis devenu restaurateur ; et au bout de quinze ans, je suis revenu en Grèce disposant 800.000 DM pour enfin réaliser mon rêve: monter un restaurant au pays et quitter l’Allemagne. Je suis sur le point de faire faillite actuellement, il n’y a plus de rêve, mais dans moins d’un an je serai à la retraite.»

La «lutte épicière» aura bien des beaux jours devant elle dans ce pays. C’est déjà en route. En attendant, des voleurs qui avaient dévalisé les églises de Milos viennent d’être arrêtés par la police… cycladique, tandis qu’au même moment, à Athènes, des affichettes s’adressant à nos amis germanophones, vantent les mérites des maisons à vendre à Sikinos, une très belle île, c’est vrai. Mon voisin Aris au village n’y ira pas, de toute façon. Il a mis tout son argent pour acheter ses 9 tonnes de bois pour l’hiver prochain. Il a aussi augmenté sa production de tomates sous serre et il n’attend plus de jours meilleurs.

On se préparerait alors déjà pour l’hiver… de chacun selon ses capacités à chacun selon ses besoins. C’est ainsi que deux popes, dans le département voisin de Karditsa, ont escroqué le Trésor Public, en falsifiant les formulaires d’usage, servant aux versements des pensions des prélats par l’État et pour l’ensemble de leurs départements. Résultat… divin, 700’000 euros entre janvier et juin 2012. Ceux-là ont été mis en examen. Et pour ce qui est de l’Eglise, aux dires de certains, ici à Trikala, certains parmi ses… commissaires politiques de l’Eglise locale auraient suggéré une ligne politique officieuse sans équivoque : «Votons et faisons voter Aube dorée, c’est notre seule manière d’être sauvés ». D’autres habitants réfutent ces propos: «Il s’agit sans doute de certains cas isolés. Car tout le monde sait qu’ici, l’Eglise et les monastères se sont «prononcés» en faveur d’un député Nouvelle Démocratie et pas n’importe lequel, il s’agit de l’ancien Préfet (élu); combien de routes et d’autres travaux d’aménagement du… territoire sacré sous commande des moines n’ont-ils pas été engagés durant son passage par l’administration préfectorale?»

Alexis Tsipras était de passage aussi dans un colloque organisé par The Economist. Il a souligné, encore une fois, son « idée de la croissance, seulement envisageable après abandon du mémorandum, l’instauration d’une taxe Tobin [sur les transactions financières], le lancement d’eurobonds, la mise en place d’une législation réglementant le secteur des banques et neutralisant les paradis fiscaux», selon un reportage publié dans le quotidien Avghi, le mardi 3 juillet 2011. C’est peut-être encore une nouvelle forme… de «lutte épicière» à un autre niveau.

En attendant les épiciers mondiaux nous quittent. Carrefour [la transnationale française de la distribution], par exemple, qui a vendu sa part à son associé indigène Marinopoulos; tout comme le Crédit Agricole qui met en vente sa filiale grecque Emporiki Bank.

Un certain capitalisme français serait sur le point de nous quitter, car cette Baronnie [terre d’un baron] serait alors plutôt allemande, davantage paraît-il, depuis le 17 juin. New Deal ou sinon simple partage du nouveau Levant, qui sait…

On attend, dans quelques jours, selon la presse locale, la visite probable du porte-avions USS Dwight D. Eisenhower (CNV-69). Il devrait également rencontrer sous peu en Méditerranée Orientale, le Charles de Gaulle… [le porte-avions français]; l’Orient toujours mirage de l’Occident et de tout temps. […]

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[1] Le champion cycliste Stelios Vaskos, au nom de l’organisation humanitaire The Smile of the Child, parcourt 4000 kilomètres – de Trikala à Munich et retour – pour réunir des fonds pour cet ONG. Trikala est une ville de Thessalie.

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