Il est possible d’identifier trois problèmes graves auxquels fait face le Nicaragua. Le premier est social, tel que reflété par les indicateurs de la détérioration de la qualité de vie, le chômage, les bas salaires, la pauvreté et la chute du bien-être social que connaît la majorité de la population. Ces indicateurs sont parmi les plus mauvais de l’Amérique centrale. Le second est territorial, portant sur les questions environnementales, telle que la pollution des lacs, des lagunes et des rivières, la déforestation, l’appauvrissement de la biodiversité ainsi que la question de la légalisation de la propriété de la terre. Enfin, le problème démocratique qui est rendu visible par les importantes limitations qui affectent la démocratie nicaraguayenne. Il convient de souligner que chacun de ces problèmes n’a fait que s’accroître au cours des dernières années.
Ces trois problèmes sont clairement liés entre eux, ils ont en effet des causes communes, dont l’une des plus importantes réside dans l’énorme domination dont jouissent les forces néolibérales conservatrices, ainsi que l’emprise que les grandes puissances financières et économiques du pays continuent d’avoir sur l’Etat nicaraguayen. La combinaison très étroite des uns avec les autres – qui fonde la corruption énorme qui caractérise un tel Etat – est à l’origine de chacun de ces problèmes.
L’influence que ces pouvoirs financiers et économiques exercent sur les grands médias privés tout comme l’ascendant que le parti au gouvernement possède sur les médias publics (radiophoniques et télévisés) déterminent une perception biaisée de la réalité qui promeut une vision favorable à ces intérêts financiers et économiques.
Un exemple de cela réside dans l’image faussée que ces médias donnent de l’économie nicaraguayenne comme étant leader en Amérique centrale. Les faits sont toutefois têtus: non seulement parce que le drame social dont souffre le Nicaragua se poursuit, mais parce que les détériorations s’accroissent.
Les profits des entreprises, financières ou non, ont crû à un rythme supérieur à ceux de la région d’Amérique centrale, alors que les revenus du travail n’ont eu de cesse de diminuer, atteignant un degré d’inégalité de revenus jamais connu entre 1990 et aujourd’hui.
De telles inégalités continuent à se creuser. Elles sont même plus importantes lorsque l’on ne se limite pas aux revenus, mais que l’on observe la concentration de la propriété du capital, atteignant ici aussi un niveau record dans la région. Le 1% de la population nicaraguayenne disposant du patrimoine le plus élevé, possède plus d’un quart de la richesse du pays alors que le 20% le plus pauvre ne «dispose» pas même du 1% de cette même richesse.
Si quelqu’un analyse la presse et la télévision du pays, il n’aura toutefois pas connaissance d’une telle crise sociale, ni de la croissance des inégalités et de la concentration inégale des richesses. Le thème qui a aujourd’hui le plus de visibilité est celui des accidents sur les routes et dans les villes! Il s’agit d’une manœuvre habile pour tenter de renvoyer au second plan la corruption, connue mais sur laquelle il est fait silence autant par les médias officiels que par l’establishment politique, médiatique et patronal.
Il convient de signaler que les forces conservatrices sont constituées autant des partis néolibéraux de la droite traditionnelle – partis zancudos: le terme zancudo signifie «moustique» et est attribué de longue date au Parti conservateur car il «suce» le sang – qui s’accordent avec le parti de gouvernement [Front sandiniste de libération nationale] pour l’approbation de nombreuses lois et «réformes» (en réalité des contre-réformes), conjointement, à l’Assemblée nationale. Ces lois ont permis et «libéré» la diminution des salaires, l’augmentation du chômage, des contre-réformes fiscales, fortement régressives, qui ont frayé la voie à une hausse de la concentration des revenus et de la propriété du capital [à un pôle de la société], ainsi que des coupes dans le budget social.
La popularité du parti de gouvernement, malgré les indications de corruption et les politiques d’austérité et de régression fiscale, reste élevée. Cette popularité se doit, en grande partie, à l’identification de ce parti avec la prétendue «deuxième étape de la révolution sandiniste», idée qui demeure dans la conscience collective de larges secteurs de la population.
Daniel Ortega [1] a gouverné, jusqu’à maintenant, d’une manière clientélaire, utilisant les institutions pour ses intérêts personnels et de parti, conformément à une vision «patrimoniale» de l’Etat. Une attitude qui a été, historiquement, celle de la droite nicaraguayenne. Ce contrôle patrimonial de l’Etat de la part du gouvernement néolibéral a créé une atmosphère politique, intellectuelle et culturelle profondément conservatrice au sein des institutions.
Dans les conditions actuelles de démocratie des plus limitées au Nicaragua, caractérisées par un contrôle et une instrumentalisation des institutions électorales et de ses moyens par le gouvernement, il ne fait aucun doute que le gouvernement remportera les élections municipales [fixées au 5 novembre 2017], du fait d’une mobilisation massive de l’abstention, particulièrement claire parmi une population dont la majorité est très sceptique sur la crédibilité démocratique du processus électoral; une incrédulité qui s’accroît à mesure que se poursuit le processus.
Il est par conséquent logique qu’une grande partie des forces politiques progressistes n’appuie pas totalement un tel processus, car cela reviendrait, dans des conditions qui ne sont pas suffisamment démocratiques, à le légitimer.
Le gouvernement Ortega est responsable des politiques publiques imposées à la population, lesquelles affectent la qualité de vie et le bien-être social des classes populaires. Ces politiques sont fortement impopulaires. Son parti, outre le fait qu’il tolère la corruption, est extrêmement répressif, faisant la démonstration de tendances à l’autoritarisme et au «totalitarisme», héritiers fidèles de ceux qui contrôlèrent la dictature.
Il est essentiel de comprendre que la cause principale qui explique que ce soit ce parti qui soit au gouvernement, réside dans la division des forces de l’opposition. Cette désunion est stimulée et programmée par les grands intérêts financiers et économiques qui continuent à exercer un pouvoir énorme au Nicaragua, réalisant tout type de manœuvres pour défendre leurs intérêts. (Article publié le 29 juin sur le site de la revue El Confidencial de Managua, capitale du Nicaragua, confidencial.com.ni; traduction A L’Encontre )
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[1] Bref rappel factuel. Daniel Ortega Saavedra (1945) est membre de la direction du FSLN – dont il sera le coordinateur en 1979, elle regroupe alors les trois tendances historiques. Il sera membre de la «Junte gouvernementale de reconstruction nationale» , suite au renversement insurrectionnel et militaire de la dictature d’Anastasio Somoza Debayle, en juillet 1979. La composition «nationale» de la Junte va défaire. D. Ortega sera élu président en 1984, avec un résultat de quelque 67%. Suite à la défaite poltico-institutionnelle de 1990 – dans un contexte international complexe (implosion du «camp soviétique, épuisement de la guerre en Afghanistan, etc.) et une guerre contre le Nicaragua sandiniste menée depuis des années par les Etats-Unis – D.Ortega a connu des défaites électorales lors des élections présidentielles de 1990, de 1996, de 2001. En 2004, D. Ortega signa un pacte avec une figure illustrant «l’homme d’affaires» du Nicaragua et la corruption : l’ex-président entre 1997-2001, José Arnoldo Alemán Lacayo. Ce qui éclaire la dynamique d’une «carrière» – celle d’Ortega –qui va au-delà de ses accointances avec Mouammar Kadhafi. D. Ortega, lors des élections de 2006, obtient un résultat de peu supérieur à 35% (il arrive en première position), ce qui le conduit à la présidence. Cette victoire repose sur un système d’alliances sociales et politiques avec des forces conservatrices, réactionnaires et économiquement néolibérales. Simultanément, il tisse un réseau de relations (financières, en particulier) avec le Venezuela de Chavez. Il sera réélu en novembre 2011 et novembre 2016, donc en fonction depuis le 10 janvier 2007. Voir sur la situation de 2016, l’article d’Oscar René Vargas publié sur ce site en date du 12 septembre 2016 et intitulé : Nicaragua. Démocratie autoritaire ou dictature familiale? (Réd. A l’Encontre)
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Oscar René Vargas (1946), économiste et éditorialiste reconnu au Nicaragua, s’est engagé très jeune auprès du mouvement sandiniste. En 1967, il a été contraint de s’exiler; un exil qui l’a conduit à Cuba, en Suisse – où il fit une partie de ses études et collabora avec les socialistes-révolutionnaires (LMR) pour ce qui est de la compréhension des processus en Amérique centrale – puis au Mexique pour, finalement, retourner au Nicaragua en juillet 1979. Il est l’auteur de 30 ouvrages et a collaboré à quelque 25 autres. Parmi ses écrits, on peut citer, pour faire court, les trois volumes de la Historia del siglo XX-Nicaragua, en 2001. Il a multiplié, jusqu’à aujourd’hui, des études et ouvrages sur la réalité socio-économique du Nicaragua et sur son insertion régionale et internationale. Ses écrits sur les effets du CAFTA (Central American Free Trade Agreement) font autorité. Il anime le Ceren (Centre d’études de la réalité nationale). – Réd. A l’Encontre
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Nicaragua. L’après Ortega et l’accumulation du pouvoir
Par Oscar René Vargas
Si le Nicaragua ne mène pas la «réforme politique structurelle» dont il a besoin, son avenir social et économique restera suspendu, soumis à une inégalité effroyable ainsi qu’à une corruption profonde, et, de l’autre, à des conflits sociaux qui se multiplieront à l’avenir.
La violence, dans toutes ses variantes, est consubstantielle à l’accumulation du pouvoir. Surtout lorsqu’il n’y a pas de contrepoids ni de contrôles. La seule manière qui permet d’éviter qu’un pouvoir en expansion ne devienne pas virulent, violent réside dans sa segmentation et sa diffusion (la division des pouvoirs): ce sont là les bienfaits apportés par la démocratie, le pire des systèmes à l’exception des tous les autres [selon une formule lancée par Churchill, en novembre 1947, alors qu’il n’était plus au pouvoir «de la plus grande puissance» (illusion tenace) du monde et que le travailliste Clement Attlee, qui l’avait battu lors des législatives de 1945, cherchait à réduire le rôle de la Chambre des Lords, la deuxième chambre du Parlement, de type héréditaire].
Comme personne ne peut imaginer une superpuissance pacifique et bénéfique qui s’impose progressivement à l’extérieur grâce à l’acquiescement des dominés, de même on ne peut attendre la création spontanée de consensus et d’arbitrages internes de la part de ceux qui détiennent un pouvoir autoritaire ou dictatorial, sans règles précises et connues, sans contrepoids ni contrôles.
L’apparition de mouvements sociaux indépendants ou de protestations sociales de travailleurs et travailleuses tend à éroder l’image et le prestige du modèle autoritaire et conduit les autorités, pour conforter son pouvoir autoritaire, à intensifier les précautions, les contrôles et la répression institutionnelle, policière et militaire afin d’éviter que ne se répande le malaise socio-politique existant.
L’absence de pluralisme n’empêche pas la fragmentation intérieure d’un parti ou d’un gouvernement, voire même peut la stimuler, au point de se transformer en une lutte sans quartier qui s’achève par l’élimination des vaincus. Les purges internes correspondent à la dynamique que connaît l’actuel parti de gouvernement, de 1990 à aujourd’hui. L’objectif est de renvoyer toute personne qui, même hypothétiquement, n’exprime pas une loyauté inébranlable au caudillo [allusion à Daniel Ortega et à sa femme Rosario Murillo].
Le cercle intime du pouvoir semble plus disposé que jamais à réduire le degré de pluralité interne et à s’accaparer le plus de pouvoir dans un contexte de culte croissant de la personnalité et de contrôle plus strict des réseaux sociaux; grands pas qui accroissent les inquiétudes quant à l’avenir politique dans l’après-Ortega.
Les différentes factions, fractions ou tendances qui sont actuellement en compétition pour la succession d’Ortega en 2021 ne s’accordent pas, pour l’heure, sur leur vision de l’avenir pour le Nicaragua.
Je pense que si le Nicaragua souhaite libérer les forces d’innovations économiques dont elle a besoin, elle devra aussi lâcher du lest sur le plan politique. (Article publié le 19 juillet, envoyé à la rédaction de A l’Encontre; traduction A L’Encontre)
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