Par Daniel Raventós et Julie Wark
Tiré d’un article de Taylor C. Boas sur les évangéliques et le pouvoir politique en Amérique latine [publié dans ReVisata, Harvard Review of Latin America, 9 février 2021], notre titre est une autre façon de dire que – bien que l’origine grecque du terme euangelion, suggère «l’arrivée d’une bonne nouvelle» – le nombre croissant d’évangéliques en Amérique latine est une très mauvaise nouvelle pour les droits de l’homme. Ces droits qui sont une abomination pour les obsessions fondamentalistes.
Avec son livre Plano de Poder: Dios, Os Cristãos e A Política (Plan de pouvoir: Dieu, les chrétiens et la politique, Ed. Tomas Nelson, 2008), l’«évêque» évangélique brésilien, le milliardaire Edir Macedo [1], annonce que le projet évangélique postmoderne consiste à «révéler, conscientiser et réveiller les chrétiens pour une cause bibliquement annoncée», à savoir le «grand projet de construction nationale» de Dieu concrétisé par un «projet de pouvoir politique». Cette fois, les «élus» ne sont pas les Israélites, mais les adhérents du Réveil chrétien.
Au cours des trois dernières décennies, les évangéliques d’Amérique latine sont passés du statut de missionnaires étrangers [pour l’essentiel venant des Etats-Unis], marginaux, à celui de puissants porte-parole politiques. Expliquer leur essor comme un phénomène religieux dans lequel les animées «églises de garage» des quartiers urbains pauvres ont remplacé l’église catholique, théologiquement figée, n’est pas très éclairant. En termes quantitatifs, cela semble assez simple: ils ont transformé leur poids numérique en capital politique. Mais le point important est que l’arène politique dans laquelle ils opèrent est le néolibéralisme dont ils sont devenus, en tant qu’une sorte de superstructure théologique ou du moins de justification, l’une des nombreuses têtes monstrueuses de cette Hydre.
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Le Brésil compte entre 40 et 50% d’évangéliques, le Honduras 41%, la Colombie 40%, le Guatemala 40% et le Nicaragua 37%. Ces pourcentages se traduisent par des résultats concrets. Voici quelques exemples de personnalités politiques de premier plan qui étaient soit des évangéliques, soit soutenues par eux: le président guatémaltèque (2016-2020) Jimmy Morales (accusé de corruption et d’abus sexuels); le président conservateur religieux du Honduras, Juan Orlando Hernández (réélu en 2017 lors d’un vote jugé frauduleux par les observateurs internationaux et impliqué dans une importante enquête sur le trafic de drogue et le blanchiment d’argent); et le milliardaire Sebastián Piñera, président du Chili [«pris» dans les révélations en lien avec les Pandora Papers, début octobre 2021]. En Colombie, le référendum sur la paix (en octobre 2016) a été miné par l’opposition évangélique en raison de préoccupations relatives aux «valeurs familiales», d’autant plus qu’une des principales dirigeantes du «Oui» était lesbienne. Et dans la destitution («pour Dieu» et «pour les évangéliques») de la présidente Dilma Rousseff au Brésil [en 2016], l’intervention du puissant lobby dit de «la Bible» fut essentielle. Lors des élections, en 2018, de Jair Bolsonaro («Le Brésil au-dessus de tout et Dieu au-dessus de tous») a prouvé ce que l’évangélisme unifié pouvait réaliser; ce qu’ont démontré les églises rivales Assemblées de Dieu et Eglise universelle du Royaume de Dieu qui ont uni leurs forces pour soutenir Bolsonaro.
Il n’y a pas d’église évangélique unique en Amérique latine, ce qui signifie que le mouvement – qui englobe entre autres les presbytériens, les baptistes, les méthodistes et surtout les pentecôtistes et les néopentecôtistes (mais pas les témoins de Jéhovah, les adventistes du septième jour et les mormons) – ne peut être comparé à l’église catholique monolithique. En outre, les évangéliques politiques se sont détournés de leurs ancêtres européens du schisme protestant du XVIe siècle, après que le frère augustin Martin Luther a reçu le «témoignage de l’Ecriture». De nos jours, il n’y a pas un seul représentant de la Parole Véritable. Il s’agit d’alliances pragmatiques qui évitent toute doctrine claire.
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L’évangélisme latino-américain, peut-être, ne constitue peut-être pas un tout unifié, mais il est cohérent dans ses diverses façons de se marier avec le néolibéralisme en tant que projet de fabrication d’un Etat où la gouvernance signifie façonner les populations avec un ensemble de mécanismes toujours adaptables qui confortent la notion de responsabilité individuelle créée par (et au service) de la marchandisation. Cette machinerie de contrôle fonctionne dans toute la société, dans ce que l’anthropologue Loïc Waquant appelle «les multiples sites d’autoproduction, y compris le corps, la famille, la sexualité, la consommation, l’éducation, les professions, l’espace urbain», etc. Ainsi, «il n’y a pas un grand-N, le Néolibéralisme, mais un nombre infini de petits-n, de néolibéralismes, nés de l’hybridation continue des pratiques et des idées néolibérales avec les conditions et les formes locales». L’évangélisme pragmatique combat tout ce qui pourrait bouleverser le château de cartes du contrôle social, y compris les droits LGBTQI+, le mariage homosexuel, l’avortement légalisé, «l’idéologie du genre» (comme ils le disent), la libéralisation des drogues et le contrôle des armes à feu.
Ces points de vue les rapprochent de la droite chrétienne, des néo-nationalistes, de l’alt-right [Steve Bannon], des enthousiastes de Trump et de QAnon, par exemple. Comme le montre José Luis Pérez Guadaloupe [dans Evangelicals and Political Power in Latin América, Konrad Adenauer Stiftung and Instituto de Estudios Social Cristianos, ia, 2019] la plupart des évangéliques qui épousent la théologie de la prospérité [2] viennent d’églises néopentecôtistes qui n’appartiennent à aucune dénomination évangélique établie ou tradition protestante.
Par conséquent, l’évangélisme en Amérique latine peut s’adapter et embrasser des aspects importants, mais souvent négligés, du néolibéralisme qui tendent à être éclipsés par toutes ses folies du type «trop gros pour faire faillite». En orientant les moyens et les fins du néolibéralisme, une certaine logique de l’amoralité se marie allègrement avec la vision néopentecôtiste selon laquelle les porteurs autoproclamés de la Bonne Nouvelle par Dieu décideront, dans un échange entre les pouvoirs surnaturels et l’économie humaine, qui prospérera et qui ne prospérera pas. Etant donné que ceux qui ne prospèrent pas sont la progéniture du diable, l’ennemi est également défini et ciblé. Il s’agit d’une version actualisée et très pervertie de l’idée de Weber selon laquelle les idées religieuses jouent un rôle important dans la création de l’«esprit» du capitalisme.
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Le néolibéralisme a besoin de son «économie morale» religieuse. Comme l’affirme Roger Kurt Green (dans Neoliberalism and eurochristianity, 27 août 2021, Metropolitan State University of Denver), «dans le discours courant, le “néolibéralisme” a fonctionné comme l’expression tacite d’une société “laïque”, mais le récit du libéralisme comme résultant d’une “rupture” perçue avec le christianisme doit être repensé parce que la vision eurochrétienne du monde sous-tend le libéralisme dans ses formes classiques et “néo”». La nouvelle «théologie de la prospérité» décrète que les enfants de Dieu ont le droit de jouir des fruits de la création en tant qu’individus, ou tout au plus en tant que famille, mais pas en tant que collectivité parce que, dans la collectivité, certaines personnes ne se soumettent pas à Dieu et doivent donc accepter la pauvreté comme en étant le prix.
Les fondateurs de l’église dirigent la vie économique et politique d’une entreprise «familiale», formant une dynastie politico-religieuse avec leurs parents directs. Conduit plus depuis des estrades que depuis des autels, le drame moral proclame la bonne nouvelle que la vraie croyance peut être achetée sous la forme des biens salvateurs de l’église. Ainsi, le consumérisme et l’individualisme sont des vertus néo-pentecôtistes du capitalisme tardif. La foi est mise à l’épreuve par la dîme [à payer aux «pasteurs» officiant] lors offices. Et les résultats de cette dîme se présentent sous la forme d’immenses temples [les plus grands de l’Amérique latine à Rio de Janeiro et à São Paulo], de chaînes de radio et de télévision et d’une opulence générale. Mais, comme il s’agit d’une question de foi, seuls les dirigeants de l’église sont au courant des «finances religieuses» qui abondent leurs aventures politiques, car les biens «ecclésiastiques» sont cachés dans des sociétés fictives dont seuls les pasteurs et leurs familles sont actionnaires.
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Les idées de base remontent à la théologie de la prospérité américaine des années 1940 et 1950, lorsque les évangélistes pentecôtistes prêchaient que la richesse, le capitalisme et la dévotion au Dieu chrétien étaient inséparables. Le message néo-pentecôtiste comporte des nuances actualisées pour apaiser les scrupules éthiques qui pourraient subsister. Le succès économique n’est plus un problème moralement épineux en raison de son besoin d’exploitation, mais la preuve que l’homme riche a confiance en Dieu. Si la «main invisible» qui guide les voies mystérieuses du marché n’est autre que celle de Dieu, l’intelligence questionnante doit être mise de côté afin de laisser la foi aveugle prendre le dessus. En d’autres termes, le surnaturalisme néolibéral peut, en toute bonne conscience, fouler aux pieds toutes les notions «intellectuelles» de redistribution équitable et de droits des travailleurs et des travailleuses.
La doctrine de la prospérité identifie les pauvres et les autres étrangers comme des agents du diable. L’abjuration de la raison engendre la violence, à tel point que des gangs évangéliques se sont formés à Rio de Janeiro pour mener une guerre sainte contre les religions afro-brésiliennes qui, selon Edir Macedo, «sont des ennemis de Dieu et de la race humaine». Il n’y a qu’un pas à franchir pour arriver à l’ethnocide en Amazonie afin de laisser la place à la grande industrie agroalimentaire, le tout au nom de la «purification» du monde en vue du salut éternel. La relation entre l’opium du peuple et les drogues de la rue est institutionnalisée. La plupart des prisons publiques du Brésil sont gérées par l’une des deux organisations concurrentes du trafic de drogue. Elles gèrent également leurs affaires derrière les barreaux. Sur la centaine d’organisations engagées comme sous-traitantes pour des programmes sociaux dans les prisons, quelque 80 sont contrôlées par des églises évangéliques qui accordent des privilèges aux convertis qui, après leur libération, sont au service des gangs, pour mieux contrôler les quartiers.
Un reflet de cette alliance «irréligieuse» nous vient du Salvador lorsque Wilfredo Gómez, un ancien membre de la mara [gangs armés faisant la loi dans les quartiers populaires] extrêmement violente Barrio 18, converti dans la prison de Quezaltepeque [à 15 km de San Salvador], pour devenir un pasteur évangélique, explique, avec désinvolture, que la punition pour avoir déserté son gang est la mort. Toutefois, une exception est faite pour ceux qui décident de devenir pasteurs évangéliques.
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Bethany Moreton [voir To Serve God and Wal-Mart. The Making of Christian Free Enterprise, Harvard University Presse, 2010], prenant Walmart comme étude de cas, explore comment la relation étroite entre la logique du marché libre et la religiosité évangélique a propulsé le capitalisme de Bentonville [la ville de Wal-Mart en Arkansas, où le plus grand distributeur du monde «fait la pluie et le beau temps» pour reprendre la formule du quotidien Les Echos du 6 novembre 2018] aux Etats-Unis, puis au Mexique, et en Amérique latine puis ailleurs dans le monde. L’accent mis sur la normativité du genre comme aspect de l’ascension de Walmart est révélateur. Les travailleuses «mères» devaient transmettre un message de sacrifice et de care, et les hommes une autorité paternelle virile.
Cette relation entre le capitalisme et l’ordre correct des genres a été facile à reprendre et à développer par les églises évangéliques. Ce qui leur permet de rassembler, au niveau national et transnational, une scène religieuse sinon fragmentée sur de telles questions. En Amérique latine, l’opposition à l’«idéologie du genre» est devenue une stratégie partagée des positions homophobes et transphobes déguisées en programme moral de défense des enfants et des valeurs familiales. La bataille décisive de la guerre culturelle teintée de religion se déroule dans l’arène du genre et de la sexualité.
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Un exemple précoce des rouages et des effets – en particulier pour les femmes – de cette récente réorientation religieuse est le Guatemala. Un adepte de la Guerre froide du «grand projet de construction de la nation» de Dieu, Efraín Ríos Montt (le premier militaire et ancien chef d’Etat à être jugé et condamné pour génocide dans son propre pays en 2013, mais il échappera à la prison), s’était converti au protestantisme évangélique en 1978, peu après le tremblement de terre dévastateur de 1976. Il a offert aux évangélistes des Etats-Unis la possibilité de prendre pied au Guatemala et de transformer sa vie sociale, notamment en intensifiant le génocide des Mayas pendant la guerre civile (1960-1996). Pour Ríos Montt, l’évangélisme était une idéologie politico-théologique qu’il pouvait utiliser pour se lancer dans une politique de la terre brûlée contre la population maya.
Le Guatemala, l’un des pays les plus violents d’Amérique latine, est aussi le plus évangélique avec quelque 40 000 églises, soit environ 96 pour chaque paroisse catholique. Après que Ríos Montt a pris le pouvoir, à la suite d’un coup d’Etat soutenu par les Etats-Unis, et que les militaires ont pris le contrôle de toutes les institutions sociopolitiques du pays, les églises évangéliques sont devenues à la fois le pilier et le «visage amical» de la contre-insurrection – concrètement: des massacres d’indigènes, des disparitions, des tortures et des exécutions sommaires de guérilleros et de civils par les forces de sécurité – et un instrument essentiel de l’armée en maraude pour enquêter et contrôler la population. Au moment de la signature de l’accord de paix en 1996, quelque 200’000 personnes avaient été tuées.
Les structures étatiques étant absentes, surtout dans les zones rurales et habitées par les indigènes – structures qui, de toute façon, ne disposent pas de la confiance de la population – les églises évangéliques ont comblé le vide. Outre le prélèvement de la dîme, le commerce s’étend au trafic d’êtres humains. Les pasteurs, qui agrémentent leur discours de messages religieux, gagnent des centaines de dollars pour chaque migrant qu’ils recrutent et reçoivent parfois même des fonds de ceux qui parviennent jusqu’aux Etats-Unis. Les coyotes (les passeurs) utilisent les pasteurs car les gens font confiance à leur message selon lequel les migrant·e·s parviendront aux Etats-Unis s’ils ont foi en Dieu.
La famille est un élément central des préoccupations évangéliques. Enhardis par le soutien national et international, ces groupes ont rédigé, au Guatemala, une Loi (5272) pour la protection de la vie et de la famille qui vise à légaliser l’homophobie, à autoriser les poursuites pénales contre les militantes de l’avortement et à menacer les femmes qui font des fausses couches de peines de prison si elles ne peuvent pas prouver que ce n’était pas le résultat d’une négligence («avortement coupable», disent-ils). Au cours des six premiers mois de 2018, 50’000 filles âgées de dix à dix-neuf ans, dont 6000 de moins de quinze ans, sont tombées enceintes, le plus souvent à la suite d’un viol. La proposition de loi interdit également aux écoles de favoriser tout programme lié à la diversité sexuelle et de genre. Il définit la famille comme strictement hétérosexuelle, composée d’un «père et d’une mère avec des enfants» et prétend que la diversité sexuelle est en conflit avec la biologie humaine. Cette loi très chrétienne met non seulement en danger la vie des femmes, mais elle ne peut qu’inciter à davantage de violence contre les membres de la communauté LGBTQI+ dont la vie est déjà en danger.
Le Guatemala n’était que le début d’une croisade évangélique et néolibérale contre toute une série de droits humains en Amérique latine, touchant particulièrement les femmes, les filles, les pauvres et les populations indigènes. «Ne sous-estimez pas les politiciens évangéliques en Amérique latine», n’est pas seulement un conseil judicieux sur une évolution vraiment perverse d’une bigoterie propre au capitalisme tardif, mais aussi une alerte rouge pour tous ceux et toutes celles qui ne sont pas supposés être sélectionnés pour le paradis. (Article publié sur le site Counterpunch, le 14 novembre 2021; traduction par la rédaction de Alencontre)
Daniel Raventós enseigne à l’Université de Barcelone Il fait partie du comité de rédaction de la revue politique internationale Sin Permiso. Julie Wark est membre du comité consultatif de la revue politique internationale Sin Permiso. Son dernier livre a pour titre The Human Rights Manifesto (Zero Books, 2013).
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[1] Edir Macedo Bezerra a fondé l’Eglise universelle du royaume de Dieu, église évangélique charismatique. Il est le propriétaire de Record Group et de Record TV qui se situe en deuxième position des diffuseurs de télévision au Brésil. Il a appuyé l’élection de Jair Bolsonaro. Selon un article du quotidien Le Monde du 2 avril 2020: «Edir Macedo – puissant «patron» de la grande Eglise universelle du royaume de Dieu (1,8 million de fidèles) – dans une vidéo postée sur les réseaux sociaux, ce dernier appelle ses ouailles à “ne pas se préoccuper du coronavirus” : la pandémie est une “tactique”, orchestrée par une surprenante alliance entre Satan, les médias et “les intérêts économiques”, pour semer la “terreur ”.» (Réd.)
[2] Selon cette théologie, la Bible enseigne que l’aisance financière est un signe de la vitalité spirituelle, Par contre la pauvreté est une malédiction, une punition de Dieu. Dès lors dans la mega-église les dons des croyants révèlent leur vigueur spirituelle. Plus les dons sont importants, plus le croyant évite la malédiction divine, donc la pauvreté. Et si cela ne marche pas, alors le croyant doit réviser sa valeur spirituelle afin d’atteindre la propérité et, pour cela, assurer sa présence dans l’église de conforter sa revitalisation spirituelle et payer la dîme. (Réd.)
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