Il y a quelques heures, le dialogue entre le gouvernement et le mouvement indigène s’est terminé par l’annonce que le décret 883, publié le 2 octobre, a été abrogé et remplacé par un nouveau décret, qui doit être rédigé par des représentants du mouvement indigène et du gouvernement. En conséquence, la grève a été levée. Il est maintenant possible de faire un premier bilan, provisoire, bien sûr.
Retour de la résistance populaire
La résistance populaire, qui avait subi des années de répression et de persécution sous Rafael Correa, a à nouveau conquis une place importante. Pendant les 11 jours de paralysie, divers secteurs sociaux se sont mobilisés: au premier rang, les transporteurs, les indigènes et les travailleurs. Les transporteurs ont annoncé une grève qui a duré deux jours et s’est terminée après la négociation d’une augmentation du tarif des transports. Mais cela n’a pas arrêté la vague sociale: le mouvement indigène et le mouvement syndical, qui préparaient déjà des actions contre les politiques gouvernementales, ont occupé la scène et ont attiré la solidarité des étudiants de plusieurs universités qui ont organisé des brigades de soins de santé et l’accueil de dans des foyers, notamment pour les femmes et enfants indigènes; puis des groupes féministes ont commencé à agir et, enfin, pendant les deux derniers jours, se sont mis en action de larges secteurs des classes populaires et moyennes de la population urbaine. Comme cela s’était déjà produit auparavant, les gens se «construisent» au cours de la lutte, de manière un peu organisée et un peu spontanée. Comme toute confluence sectorielle ayant ces caractéristiques, son avenir reste à définir. Et elle sera un élément central de la réalité dans l’avenir immédiat.
Confluences et fragmentations du mouvement populaire
La confluence dans la conjoncture présente certaines différences par rapport aux précédentes, qui s’étaient articulées autour d’un mouvement social: les étudiants dans les années 1970; le mouvement syndical dans les premières années de la décennie suivante; le mouvement autochtone entre 1992 et 2002; ou «l’explosion» de la classe moyenne urbaine en 2005. Maintenant, cependant, l’axe était une confluence difficile et incomplète d’indigènes et de travailleurs.
Une partie des effets de l’attaque du corréisme sur les mouvements sociaux a été l’affaiblissement des jonctions entre eux, l’émergence de soupçons et la prédominance des particularismes. Au cours de ces 11 jours de lutte, la tendance au rapprochement a pu être observée ainsi que les limites auxquelles elle est confrontée. C’est pourquoi le gouvernement, bien que défait, a été capable de faire bouger les lignes, dans le but gagner du temps. Sa tactique a toujours été de diviser la mobilisation en répondant à des revendications particulières: l’augmentation des tarifs a démobilisé les transporteurs. Puis il a essayé de séparer les indigènes des travailleurs: à un moment donné, le gouvernement et les médias ont cessé de faire référence aux revendications du mouvement syndical et se sont concentrés sur l’offre d’une compensation pour le secteur agricole. Au début il n’a pas obtenu de résultats, mais finalement il a réussi à séparer les deux acteurs centraux du mouvement populaire lors de «dialogues». Dimanche 13 octobre, il a rencontré les indigènes pour discuter du décret 883 et a reporté à mardi 15 octobre un éventuel dialogue avec le mouvement syndical, qui aura sûrement lieu sans la chaleur de la mobilisation populaire massive. En même temps, il cherche à séparer les travailleurs publics du reste du mouvement syndical, en annonçant sa volonté de revoir les mesures qui les touchent particulièrement: réductions salariales et vacances.
Le gouvernement a ainsi montré sa volonté de négocier des fragments du paquet austéritaire afin de maintenir la possibilité de mettre en œuvre les noyaux centraux du modèle néolibéral: privatisations et surexploitation du travail et de la nature. Le temps nous dira s’il réussira ou non dans son entreprise. Et le temps nous dira aussi si les mouvements populaires réussissent, après ces journées intenses, à se réengager dans des initiatives et des convergences essentielles pour faire face aux défis à venir. La construction d’un horizon politique clair et d’un programme d’action est indispensable pour avancer sur cette voie.
Une première confrontation avec les tendances répressives et antidémocratiques de la bourgeoisie
Le gouvernement de Lenin Moreno (au pouvoir depuis mai 2017), après un début hésitant, est devenu l’expression de la volonté néolibérale des groupes monopolistes et du FMI. Cela s’est produit au milieu d’une série d’épisodes de lutte acharnée, dans lesquels le gouvernement s’est de plus en plus plié aux souhaits des secteurs économiques, mais sans mettre pleinement en œuvre les mesures demandées, de sorte que ses actions ont toujours été considérées comme insuffisantes par ces derniers. La signature de la lettre d’intention avec le FMI a scellé le passage du gouvernement au néolibéralisme, mais il a retardé la mise en œuvre des mesures requises. La même lettre d’intention avec le FMI expliquait la raison: l’annexe 3 faisait référence aux risques de déclenchement de protestations sociales suite aux mesures qui seraient mises en œuvre.
Cela a provoqué le déploiement de deux tendances: la première, la solidification rapide du bloc au pouvoir, avec un discours unique tenu par le gouvernement et le FMI, les milieux d’affaires et leurs intellectuels organiques, le gouvernement américain et la grande presse. Tout cela indiquait une mise en œuvre rapide de mesures «douloureuses mais nécessaires». Ce qui trouva son expression dans une intense campagne médiatique au cours du dernier semestre 2019.
La seconde: le bloc au pouvoir est parvenu rapidement à la conclusion que ce programme ne pouvait être imposé que par la violence. Au fil du temps, la virulence, l’inflexibilité, les menaces ont gagné de l’espace dans leurs déclarations. Le point culminant de cette période de conflit a été atteint. Il révèle clairement la nature répressive et antidémocratique de la bourgeoisie et du néolibéralisme. Il ne s’agissait pas seulement d’accuser les manifestants d’être des vandales, des délinquants et des terroristes, mais de les menacer de l’application du Code pénal inventé par Rafael Correa. Ce code prévoit des peines de trois ans de prison pour participation aux manifestations. Le ministre de la défense, l’ex-militaire Oswaldo Jarrín [dont la démission a été demandée par la CONAIE], a lancé une menace ouverte aux résonances fascistes: il parle de l’utilisation des armes à feu contre les gens mobilisés et rappelle que les militaires sont prêts pour la guerre. La Fédération nationale des chambres de commerce et d’industrie de l’Equateur a diffusé un manifeste dans lequel elle demande au gouvernement «l’action immédiate des forces armées et de la police nationale pour rétablir l’ordre et la paix sociale en stricte application de l’état d’urgence», ainsi que «la persécution judiciaire des auteurs, des complices et des manifestants encapuchonnés, ainsi que des auteurs matériels et intellectuels des crimes commis, sous couvert du Code pénal organique général». (https://www.elcomercio.com/actualidad/federacion-industrias-accion-protestas-ecuador.html).
Les actions gouvernementales vont dans le même sens: quelques heures après le début des manifestations, l’état d’urgence est décrété pour 60 jours (réduit à 30 par une Cour constitutionnelle complaisante), suivi d’une militarisation et d’un couvre-feu. Les chiffres présentés par le Bureau du Médiateur montrent qu’il ne s’agit pas d’une simple bravade: entre le 3 et le 13 octobre, la répression gouvernementale a fait au moins 7 morts, 1340 blessés et plus de 1150 détenus. C’est la plus grande brutalité contre une protestation sociale depuis 30 ans.
Cependant, ni la répression ni la menace n’ont réussi à arrêter la mobilisation. La dernière mesure de couvre-feu, mise en place par les Forces armées entre 15 heures le samedi 12 et 15 heures le dimanche 13 octobre, n’a même pas pu être appliquée: le «cacerolazo», devenu une véritable fête populaire dans les quartiers de Quito, a empêché son application. Il reste cependant un constat: la mise en œuvre du modèle néolibéral recourra à la violence la plus brutale et le bloc au pouvoir a révélé son caractère violent et criminel. De plus, cette mentalité répressive a commencé à imprégner certains secteurs de la classe moyenne.
Le populisme et la crise de la démocratie
Deux autres questions pour conclure ces premières réflexions. La première: il semble que le retour au néolibéralisme ne pourra pas facilement stabiliser son règne, et la «crise structurelle» de l’Etat, dont Agustín Cueva [1] parlait à l’époque, se présente à nouveau devant nous comme un horizon inévitable. Si la crise des 25 ans de l’étape néolibérale précédente nous a apporté un populisme éphémère, la crise du populisme nous replonge dans le néolibéralisme; mais cette nouvelle vague néolibérale est déjà née en période de crise: la violence toujours plus débridée des classes dirigeantes et de leurs gouvernements en est le premier signe. La première résistance sociale constitue la réponse qui est déjà en gestation. Le résultat de cette intrication tend à déboucher sur un contexte de démocratie fragile et restreinte.
La seconde réflexion est la suivante. Comme nous l’ont montré ces onze jours de lutte intense, la «construction du peuple» sera aussi un champ de conflits. La droite s’y acharnera, combinant sa violence retrouvée avec des tentatives de mobilisation des masses. Le populisme de Correa s’y engagera également. Il a démontré ces jours-ci qu’il a encore la capacité d’avoir un impact dans les secteurs urbains populaires, comme il l’avait démontré récemment, lors des élections locales de mars dernier. Et le mouvement populaire sera aussi présent activement sur ce terrain, c’est-à-dire les mouvements sociaux autonomes, probablement structurés autour des travailleurs et des indigènes; ils seront au centre des conflits provoqués par les tentatives d’application du modèle néolibéral. La tendance qui réussira à prédominer donnera le ton et la couleur des temps à venir – qui ont déjà commencé…
La droite et le néolibéralisme ont perdu une première bataille, mais peut-on supposer qu’ils s’arrêteront là? C’est peu probable. Une fois le dialogue terminé, le différend sur le contenu du nouveau décret qui remplacera le décret 883 s’ouvre: cela nous dira quelque chose. Le dialogue proposé entre le gouvernement et les travailleurs sera-t-il achevé le mardi 15 octobre? Quels seront les prochains mouvements du bloc néolibéral au pouvoir? Soutiendront-ils Moreno ou préféreront-ils s’en débarrasser? Le mouvement populaire saura-t-il trouver et construire les voies pour des confluences et des articulations sectorielles ou va-t-il se perdre dans les strictes limites des intérêts particuliers? La seule chose certaine semble être qu’un nouveau cycle de résistance populaire contre le néolibéralisme a commencé. Il a commencé avec beaucoup de force, mais il aura une tâche beaucoup plus difficile à accomplir. (Article envoyé par l’auteur; traduction rédaction A l’Encontre)
Mario Unda est sociologue et militant du mouvement populaire urbain.
______
[1] Agustín Cueva (1937-1992), sociologue et historien équatorien, a animé les débats sur la «théorie de la dépendance». Il a reçu le Prix Ensayo de Editorial Siglo XXI pour son travail El desarrollo del capitalismo en América Latina, dans lequel il propose, d’un point de vue marxiste, une analyse de la «transition latino-américaine au capitalisme» au XIXe siècle, selon la voie «junker» [en référence aux grands propriétaires terriens de la Prusse], explore la formation sociale «comme coexistence de divers modes de production». Il est président de la Latin American Association of Sociology et directeur de la Division des hautes études à la faculté des Sciences politiques et sociales de la UNAM. (Réd.)
Soyez le premier à commenter