Cuba: automobiles, maisons, corruption …

Par Leonardo Padura

Il est possible que Cuba soit le seul pays du monde où, depuis un demi-siècle, aucun citoyen ne puisse librement acquérir une automobile neuve, ou une maison neuve (et le verbe pouvoir dans ce cas n’a pas ici les habituelles connotations économiques).

Dans le cadre des politiques égalitaires et de contrôle étatique absolu de la majorité des propriétés existant dans le pays, le gouvernement socialiste a, tout au long de ces cinq décennies, édicté une série de lois et de réglementations originellement destinées à limiter la quantité de propriétés accumulables et à instituer des réformes de la possession des biens immobiliers (la dite Réforme urbaine). Ces lois et réglementations permettaient aux personnes de conserver quelques-unes de ces propriétés – une (1) maison, une (1) automobile – qui, en réalité, ne leur appartenaient pas totalement puisque seulement dans des cas exceptionnels (les automobiles fabriquées avant 1959) pouvaient-elles être librement vendues à un autre citoyen.

Pour réussir à avoir une maison neuve ou une voiture neuve furent édictés des mécanismes complexes toujours encore en vigueur aujourd’hui. A certaines périodes de relative prospérité économique, il a été possible à certains audacieux de réussir à construire des maisons sur des terrains ou des terrasses possédés en propriété ou usufruit de famille, ce qui a été baptisé construction par «son propre effort».

Néanmoins, le chemin le plus courant qui a été suivi fut une procédure par laquelle l’Etat omniprésent «accordait» au citoyen, pour des mérites ou des circonstances exceptionnelles, certains biens de cette nature. Cela se faisait avec une condition: le bénéficiaire pouvait en jouir – et dans bien des cas les membres de sa famille en héritaient –, mais ces biens ne pouvaient jamais être vendus à quelqu’un d’autre, bien que la «mise à disposition» pût s’accompagner d’un titre de propriété par le moyen d’un contrat de vente, en argent comptant et sonnant, à des prix vraiment accessibles pour la majorité de ces bienheureux.

Ces quinze dernières années, déjà en pleine crise économique des années 1990, on a vu augmenter la possibilité d’acheter des voitures – neuves ou d’occasion, mais de fabrication plus récente – par des personnes qui, aussi par des chemins exceptionnels, avaient accumulé les devises nécessaires pour les acheter et qui réussissaient à obtenir de divers présidents d’institutions, ministres, et même d’un vice-président du Conseil d’Etat et des ministres, la fameuse «lettre» qui les autorisait à acheter à un service de ce même Etat une automobile grevée d’impôts très élevés…

Mais cette automobile ne pouvait pas non plus être revendue à une autre entité qui ne soit pas le même Etat qui l’avait vendue et qui la rachetait à des prix très bas, comme il est habituel dans toutes les activités économiques monopolisées. Pour ce qui est des immeubles, les réglementations restèrent plus ou moins les mêmes, car ce qui était recherché en interdisant les ventes et en limitant les échanges de maisons (les dites permutations), c’était d’empêcher que les personnes concernées puissent s’enrichir par la vente ou l’échange de leur maison.

Pour contrôler les possibilités limitées de réaliser quelque opération avec ces biens, qui comme on le voit n’étaient pas vraiment possédées en propriété privée, on a créé, pour ce qui est des immeubles, une Loi générale du logement. Elle réglemente pratiquement tout mouvement légal ou illégal. Avec les années, on y a ajouté des annexes chaque fois plus asphyxiantes sous forme de décrets-lois (5),  de décrets (2) et de 180 autres dispositions «de rang inférieur, entre résolutions, instructions et circulaires de l’Institut national du logement, du Ministère de la justice et d’autres organismes».

Parallèlement, pour ce qui est des automobiles, étaient en vigueur «40 interdictions ou limitations (…) à la transmission de la propriété».

Ce qui est significatif, c’est que malgré tant de réglementations et de vigilance, et surtout dans le cas des immeubles, il s’est créé un marché souterrain dans lequel, pour qu’il fonctionne, il faut bien sûr nager dans la mer des illégalités dans laquelle beaucoup se lançaient par témérité ou par désespoir. En outre, aucune de ces mesures n’a apporté un véritable soulagement à la tension du fonds immobilier cubain qui est en déficit permanent et comprend un nombre croissant d’immeubles en mauvais état.

Aujourd’hui, le gouvernement cubain – dans le cadre de son «actualisation du modèle économique» entreprise par le président Raul Castro – a décidé de flexibiliser l’achat et la vente de ces deux objets des désirs de tant de Cubains. L’annonce d’une telle libéralisation du marché immobilier et de celui de l’automobile n’envisage pas encore la libre offre de maisons et voitures neuves (ce qui serait un excellent marché pour l’Etat monopoliste), mais seulement de celles qui existent déjà dans le pays, et selon des normes qui impliquent des impôts sur la vente, l’héritage et la propriété. Après cinquante ans, la pratique plus ou moins universelle revient à ce marché à Cuba.

Toutes les citations ci-dessus proviennent de l’information publiée dans le quotidien Granma, l’organe du Parti communiste de Cuba qui gouverne le pays (édition du vendredi 1er juillet 2001, établissant le compte rendu d’une «réunion élargie du Conseil des ministres »). Je mets les guillemets encore une fois puisque, dans le quotidien officiel, on affirme que cette nouvelle politique cherche également à éliminer «des réglementations bureaucratiques qui favorisent la répétition des manifestations d’illégalités et de corruption…».

C’est pour le moins curieux que tant de lois, de décrets, de résolutions et d’interdictions aient favorisé, au bout du compte, une infinité de violations, d’obstacles, de corruptions diverses et d’illégalités, dont ont profité pendant des décennies les plus filous, les plus audacieux, ainsi qu’une légion innombrable de bureaucrates corrompus par la fermentation de ces lois et décrets qu’ils étaient censés respecter et appliquer pour le bien de tous. (Traduction A l’Encontre)

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* Leonardo Padura est un célèbre romancier cubain, mondialement reconnu. Son dernier livre, L’homme qui aimait les chiens, un roman sur l’assassinat de Trotsky – il y a exactement 71 ans – a été publié l’année passée en Espagne. Il vient d’être aussi publié maintenant à Cuba. La traduction française a paru, en janvier 2011, aux Editions Métaillé, Paris.

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