Colombie. Un Etat (faible), deux pays (forts)

proceso-de-paz-en-colombia-2224816w620Par Raúl Zibechi

La déroute fracassante du processus de paix lors du référendum de dimanche 2 octobre 2016 dernier montre qu’il ne suffit pas de signer des accords pour sceller la réconciliation. La Colombie est divisée en deux moitiés qui ne se reconnaissent pas, et ne se reconnaîtront pas, parce qu’elles ont besoin de manières de se retrouver et de dialoguer qui ne soient pas du style du processus de La Havane, élitiste et distant.

Les deux Colombie(s) qui se sont heurtées dimanche 2 octobre incarnent deux mondes qui se craignent. C’est une réalité qui précède, de beaucoup, le positionnement idéologique et a engendré des distances culturelles sur lesquelles prennent forme les divergences politiques. Ces deux mondes ont eu plus d’effet que les longues négociations entre le gouvernement de Juan Manuel Santos et les FARC (Forces armées révolutionnaires de Colombie) à La Havane. Cette réalité de ces deux mondes a survolé l’appui international massif à la signature de la paix et a déjoué le plus sérieux et ferme effort de surmonter une guerre civile de 52 années.

Le OUI avait tout en sa faveur, avec l’appui qu’il avait reçu du gouvernement et de la gauche modérée regroupée dans le Pôle démocratique alternatif [membre de la IIe Internationale et constitué en 2003], et jusqu’aux gouvernements des pays de la région et les organismes financiers internationaux, en passant par divers mouvements sociaux. La directrice elle-même du FMI, Christine Lagarde, avait promis à Carthagène des Indes, après la signature de l’accord de paix entre gouvernement et guérilla, qu’elle ouvrirait une ligne de crédit spéciale pour la Colombie à hauteur de 11 milliards de dollars pour le cas où le OUI gagnerait.

Tout le monde, en outre, croyait à la véracité des sondages qui pronostiquaient jusqu’à 60% de votes favorables au OUI. Mais ce sont les partisans du NON qui ont gagné, avec à leur tête le Centre Démocratique de Alvaro Uribe, l’ex-président et ancien allié de l’actuel président Juan Manuel Santos [qui fut son ministre de la Défense et présida aux principaux coups militaires portés aux FARC].

Uribe peut vraiment être considéré le principal vainqueur de la consultation populaire. Cependant, il ne faut pas le voir comme celui qui a fait la défaite du OUI. Son habileté a consisté à capter la colère et la rancœur de la moitié des Colombiens à l’égard des FARC, une antipathie que son gouvernement (2002-2010) a contribué d’une manière sans précédent à renforcer en s’alliant avec les forces armées, et une partie substantielle du patronat, en particulier les grands éleveurs de bétail, et également avec les paramilitaires et les trafiquants de drogue.

Expliquer une surprise

Une partie considérable des analyses du résultat du référendum a mis en évidence des questions ponctuelles en rapport avec les réussites et les erreurs de la campagne. «Tandis que la campagne du NON a suivi d’une manière unifiée les consignes de l’uribisme, la campagne pour le OUI s’est faite en rangs dispersés», a soutenu un des journaux les plus prestigieux du pays (El Espectador, 4 octobre 2016). Le quotidien faisait allusion à la multiplicité d’appuis qu’a reçu le OUI et affirme que si tous ceux qui appuyaient la paix avaient fait une campagne unifiée les résultats auraient été bien différents.

Parmi les arguments les moins solides, il faut compter celui qui attribue au passage de l’ouragan Matthew sur la côte des Caraïbes l’abstention de cent mille électeurs dans la région la plus favorable à la paix. C’est le même raisonnement de ceux qui se plaignent de la faible participation, pas plus de 37 %. Il faut rappeler que les élections en Colombie se sont caractérisées depuis toujours par une faible participation. De toute façon, ils devraient réfléchir aux raisons pour lesquelles l’élite politique jouit d’une crédibilité si maigre auprès de la population.

L’hebdomadaire La Silla Vacía (La Chaise Vide. Ce titre fait allusion à l’absence de Manuel Marulanda à El Caguán, lors des négociations de paix des années quatre-vingt-dix), une des publications les plus solides dans l’analyse de la politique colombienne, a énuméré cinq raisons qui expliqueraient l’échec du OUI.

  • La première, consiste à avoir sous-estimé le rejet des FARC dans la population, ce que Uribe a su capitaliser en lançant le slogan que le OUI équivalait à dire: «Être délinquant paie». Durant la campagne, l’ex-président a déployé des publicités représentant des affiches électorales pour «Timochenko président» [le dirigeant des FARC], laissant entendre que le OUI conduirait en fin de compte l’actuel leader des FARC à la présidence de la République.
  • La deuxième raison sérieuse, c’est d’avoir sous-estimé le rejet que suscite Santos. En effet, le gouvernement jouit de moins de 30% d’approbation, ce qui fait que le président «s’est converti depuis le début en un handicap pour le référendum». (Lasillavacia.com, 3.10.2016) • • Ensuite, l’hebdomadaire souligne que les partisans du NON ont eu l’habileté de ne pas s’opposer à la paix mais d’exiger un «accord meilleur».
  • La Silla Vacía reproche aux FARC et au gouvernement des attitudes de superbe. Le président a démontré un style dictatorial et autoritaire, tandis que la guérilla a montré «tout, sauf de l’humilité». A Carthagène, lors de la cérémonie de signature de la paix la semaine passée, Timochenko «est monté sur scène comme une étoile de rock», en déployant une «supériorité morale» qui en a dégoûté beaucoup, fit remarquer la revue. Ajoutant que les dirigeants de la guérilla n’ont jamais compris qu’il s’agissait de se gagner la bonne volonté de cette autre moitié du pays qui ne les connaît que par la publicité négative de ses ennemis.
  • Enfin, l’hebdomadaire fait allusion au conservatisme proverbial des Colombiens, catholiques et homophobes. Alvaro Uribe a lancé des appels à sauver la «famille traditionnelle» tandis que le procureur général Alejandro Ordóñez assurait que les accords de La Havane prétendaient changer des institutions sacrées comme le mariage. Lors d’une réunion qu’il a tenue avec des centaines de pasteurs chrétiens, le gouvernement n’a pas réussi à convaincre l’Eglise catholique que ces dénonciations n’étaient pas véridiques. (Semana, 2 octobre 2016).

Ville et campagne

Ce qui est certain, c’est que la société colombienne vit depuis des décennies une profonde et croissante polarisation qui a connu son point de départ avec l’assassinat du leader libéral s Eliécer Gaitán, le 9 avril 1948. Cela déclencha une guerre civile entre libéraux et conservateurs qui a créé les conditions pour la naissance, en 1964, des FARC. Mais cette guerre civile n’a pas touché de manière égale tous les Colombiens, mais en premier lieu les régions rurales.

Le Groupe de Mémoire Historique a dénoncé que le conflit a causé la mort de 220’000 personnes entre 1958 et 2012, dont les 80% étaient des civils. Parallèlement, le Registre Unique de Victimes a indiqué que jusqu’en mars 2013 avaient été enregistrés 25’000 disparu·e·s et presque six millions de personnes déplacées, dans un pays de 48 millions d’habitants. Les disparu·e·s et les déplacé·e·s proviennent des régions rurales qui, elles, ont voté majoritairement pour la paix, comme Chocó, Cauca, Guaviare, Nariño, Caquetá, Vaupés, Meta et Putumayo, où le OUI a gagné assez largement. C’est pourquoi on dit que les victimes de la guerre ont voté OUI.

Au contraire, dans les grandes villes et les zones urbaines, c’est le NON qui a triomphé. Comme le signale la journaliste Constanza Vieira: «la Colombie exhibe son syndrome particulier de double personnalité, qui fait qu’on parle de deux pays: le plus développé, qui prédomine dans les Andes, a voté majoritairement NON. Le pays de la périphérie, moins peuplé, a voté OUI, avec la capitale Bogota qui a 8 millions d’habitants». (Ipsnoticias.net, 3 octobre 2016).

Ce qui est intéressant, et véritablement complexe, c’est que le pays smoderne» a tourné le dos à la paix et a voté avec le politicien d’extrême-droite qu’est Alvaro Uribe, sauf à Bogota qui, elle, a connu un processus de démocratisation après vingt ans de municipalités progressistes.

Les raisons de cette contradiction apparente entre modernité et attitude politique conservatrice, seraient fondamentalement deux.

• La première est liée aux lieux de la guerre. Pour les citadins, la guerre civile est quelque chose qui se passe loin de leur vie quotidienne, entre des belligérants avec lesquels ils n’ont pas le moindre contact. La population citadine non seulement ne souffre pas de la guerre mais ne «s’informe» que par des médias toujours contrôlés par une alliance entre un Etat militariste et des patrons amis des militaires.

Cependant, dans les villes se respirent la prospérité, d’un côté, et la pauvreté à l’autre extrême. Mais dans un pays comme la Colombie, l’une et l’autre ne se regardent pas, et interagissent encore moins. Les 60% des Colombiens qui ne votent pas appartiennent habituellement à la moitié la plus pauvre de la population, ce qui explique le poids réduit d’une gauche qui, en outre, est déconnectée de la réalité depuis un bout de temps.

«Les Eglises doivent se faire de la concurrence pour attirer des fidèles. Une question de foi et de marché» (El Périodico, 8 juin 2013)
«Les Eglises doivent se faire de la concurrence
pour attirer des fidèles. Une question de foi et
de marché» (El Périodico, 8 juin 2013)

• La deuxième explication est liée au poids croissant des «églises de garage» qui ont tellement proliféré ces vingt dernières années que le gouvernement a prétendu les contrôler au travers d’un registre. Selon ce «cadastre», établi il y a trois ans, quand a eu lieu le dernier recensement, il y avait en Colombie 5071 églises non catholiques déclarées au Ministère de l’Intérieur (Caracol, 17.1.2014). Chaque jour se présentent trois nouvelles églises, en plus de celles qui fonctionnent de manière «illégale».

Ces milliers d’églises se sont opposées à l’accord de paix. Une des rares études académiques de ce phénomène, réalisée par le journaliste Ricardo Sarmiento, divise ces églises en trois catégories: les locales ou « de garage » avec un seul siège, presque toujours pentecôtistes et qui influencent les personnes de leur voisinage; celles qui ont plusieurs sièges à Bogota et dans plusieurs régions du pays; et les «méga-églises» qui appartiennent à des congrégations internationales.

Cet univers d’églises en expansion géométrique exerce une puissante influence sur le comportement des secteurs populaires. Fondamentalement, les petites «églises de garage» qui sont enracinées dans les quartiers périphériques des villes, fonctionnent dans des maisons de famille et incarnent un «protestantisme informel qui croît sans nécessité d’appui économique de l’extérieur», selon ce qu’affirme dans un rapport le sociologue William Beltrán. On peut les considérer comme «une forme de résistance sociale» des plus pauvres, parce qu’elles «procurent des espaces d’organisation communautaire pour les déplacés et les marginalisés qui trouvent au sein de ces communautés la possibilité de restructurer le sens de leur existence et leur identité.»

02L’autre refuge des pauvres, ce sont les forces armées. Elles captent des jeunes à la recherche d’un sens à leurs vies et d’un revenu assuré, comme on peut le constater lors de n’importe quelle promenade dans les villes colombiennes. «Si le président Santos veut vraiment faire la paix avec tout le pays, il doit offrir aux militaires et à Uribe, et à tous les intérêts et toutes les peurs qu’ils représentent, un traitement qui leur offre “un refuge”» écrivait bien avant le référendum le journaliste Héctor Abad Faciolince (El Espectador, 30 juillet 2016). «Je crains fort que, ici, la guerre va continuer si certains militaires et certains civils reçoivent plus de peines et de hontes que la guérilla. Si Santos définit un traitement spécial pour les militaires et les civils impliqués dans la guerre (et lui seulement a le pouvoir de le faire), je crois que même le Centre Démocratique de Uribe voterait pour le OUI dans le référendum. Il y a dans notre pays une certaine droite qui ne prendra pas de repos tant qu’elle n’aura pas vu en prison ou morte la direction de la guérilla; et une certaine gauche qui ne sera pas contente tant qu’elle n’aura pas vu mettre en prison Uribe et ses amis. Ce sont cette gauche et cette droite qu’il faut désarmer par un pardon spécial», concluait Héctor Abad. (Article publié dans l’hebdomadaire Brecha, Montevideo, 7 octobre 2016; traduction A l’Encontre)

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