Par Aude Villiers-Moriamé
«La plus grande manifestation du Chili.» C’est ainsi que restera, dans les mémoires, le rassemblement de ce vendredi 25 octobre à Santiago, où plus de 1,2 million de personnes ont gagné la plaza Italia et l’Alameda, l’avenue qui mène au palais présidentiel.
«C’est la première fois que l’on voit ça depuis la manifestation pour le non au référendum de Pinochet, en 1988», souligne Julio Pinto, historien de l’université de Santiago du Chili. A l’époque, plus de 1 million de personnes étaient descendues dans les rues de la capitale pour exiger la fin de la dictature militaire (1973-1990), à la veille d’un référendum pour décider du maintien ou non au pouvoir du général Augusto Pinochet. Ce vendredi, alors que le mouvement social dure depuis déjà une semaine, Santiago a connu sa journée la plus intense de mobilisation sociale. «Cela montre bien l’ampleur du mécontentement, qui ne faiblit pas», note M. Pinto.
«Trop de demandes urgentes»
Pour Marta Lagos, analyste politique et fondatrice de l’institut de sondages Latinobarometro, «une porte s’est ouverte, et elle ne va pas se refermer de sitôt. La société chilienne a accumulé trop de demandes urgentes». Dans un pays où 1% de la population, une poignée de milliardaires – parmi lesquels figure le président de droite Sebastian Piñera –, concentre près du tiers des richesses, «l’indignation et le malaise se sont profondément accentués», indique Marco Kremerman, économiste de la Fondation Sol.
Vu de loin, tous les voyants économiques du Chili, réputé l’un des plus stables d’Amérique du Sud, pourraient sembler au vert : croissance ininterrompue depuis trente ans, taux de pauvreté de 8 % – contre 35 % en Argentine – faible inflation… «Mais ce qu’il faut se demander, c’est à qui bénéficie vraiment la croissance… L’économie chilienne paraît prospère, mais les salaires ne sont pas du tout alignés sur le coût de la vie», analyse Marco Kremerman. Au Chili, la moitié des travailleurs gagne 400 000 pesos (500 euros) ou moins par mois, «alors que le coût de la vie y est équivalent à celui d’un pays européen», explique l’économiste. «Ces dernières années, un problème s’est aussi particulièrement aggravé : celui de l’endettement de la population. Sur 14 millions d’adultes, plus de 11 millions sont endettés.»
C’est le cas de José Quezada. Ce Chilien de 21 ans a contracté une dette de 30 millions de pesos (plus de 37 000 euros) pour financer ses six ans d’études en génie civil, dans une université privée de la capitale. Il manifestait plaza Italia, ce mardi, le visage blanchi par l’eau bicarbonatée, afin de contrer les effets du gaz lacrymogène. «Cela va probablement me prendre plusieurs décennies pour tout rembourser, déplore le jeune homme. J’ai grandi en sachant qu’il fallait s’endetter pour étudier, puis qu’il fallait travailler dur pour rembourser son prêt, puis qu’on allait avoir une retraite misérable.»
L’éducation, la santé, les retraites… et même l’eau : tout est privatisé au Chili. Le système de retraite, qui fonctionne par capitalisation individuelle auprès de fonds de pension privés, ne permet pas à l’immense majorité des personnes âgées de vivre dignement. Magdalena Cid, la soixantaine, touche 250 000 pesos (310 euros) par mois. «C’est déjà beaucoup, j’ai presque honte de le dire. Mais le fait est que je ne peux pas payer mon loyer, qui s’élève à 260 000 pesos, avec ça. Au lieu de profiter de ma retraite, je dois continuer à travailler! s’indigne la sexagénaire, qui a un petit boulot de vendeuse pour subvenir à ses besoins. Pour l’instant, ça va, mais je ne sais pas ce que je ferai lorsque ma santé ne me permettra plus de travailler.» Magdalena Cid soutient entièrement le mouvement contre les inégalités sociales, et attend du gouvernement chilien des réformes profondes.
Le président Sebastian Piñera a annoncé mardi soir une longue série de mesures, comprenant notamment une hausse de 20 % du minimum retraite. «Cela peut sembler beaucoup, mais si l’on part d’un montant très bas, c’est-à-dire 110 000 pesos [136 euros], 20 % d’augmentation représente très peu d’argent supplémentaire», fait remarquer l’économiste Marco Kremerman. Le gouvernement chilien a aussi fixé un seuil de revenu minimum de 350’000 pesos, s’engageant à compléter les revenus des salariés travaillant dans des entreprises qui ne pourraient pas leur verser ce montant. «Avec ces mesures, le gouvernement a poussé plus loin encore l’idée d’un Etat néolibéral qui subventionne des entreprises privées. Ce n’est pas du tout un changement de paradigme», estime le chercheur.
Pour l’analyste politique Marta Lagos, «les mesures du gouvernement auraient été applaudies il y a un mois. Mais le Chili de cette époque a cessé d’exister». Les manifestants réclament aujourd’hui un virage à 180 degrés. «Et M. Piñera ne se montre pas à la hauteur.»
D’abord provoquée par la hausse du coût de la vie dans le pays – et en particulier par l’augmentation, annulée depuis, du prix du ticket de métro à Santiago –, la colère des Chiliens s’étend aujourd’hui à la réponse disproportionnée du gouvernement face au mouvement social. «Faire appel à l’armée, qui n’est pas préparée à maintenir l’ordre dans la société civile, a été une grande erreur», affirme l’historien Julio Pinto. Selon l’Institut national des droits humains (INDH), organisme public indépendant, plus de 3 000 personnes ont été arrêtées en une semaine, et près de 400 blessées par arme à feu. Un bilan provisoire fait état de 19 morts.
«Un climat de peur»
Au moins cinq de ces personnes auraient été tuées par les forces de l’ordre, selon l’INDH, qui recense une quinzaine de cas de violences sexuelles. Michelle Bachelet, ex-présidente socialiste du Chili, haute-commissaire aux droits de l’homme de l’ONU, a annoncé qu’une commission se rendrait lundi dans le pays pour enquêter sur les allégations de violations des droits de l’homme.
Plaza Italia, José Quezada brandit une pancarte sur laquelle il a écrit «El derecho de vivir en paz» (le droit de vivre en paix), en référence à la chanson de Victor Jara, assassiné dans les jours suivant le coup d’Etat militaire de septembre 1973. Ces derniers jours, elle est devenue l’hymne des manifestants contre les violences policières, résonnant de balcon en balcon dès les premières minutes du couvre-feu, instauré depuis sept nuits consécutives dans de nombreuses villes du pays.
«Nous, les Chiliens, pensions que le respect des droits de l’homme était un sujet résolu, un acquis définitif de la démocratie, indique Julio Pinto. Le gouvernement Piñera a voulu instaurer un climat de peur.» C’était sans compter sur la capacité de mobilisation des jeunes Chiliens, en première ligne dans ce mouvement de contestation sociale. «Nos parents ont connu le coup d’Etat et la dictature, déclarait Carla Rojas, étudiante de 26 ans, dimanche 20 octobre, lors d’une grande manifestation pacifique plaza Nuñoa. Mais nous, non, alors nous n’avons pas peur du couvre-feu, ni de sortir dans les rues pour manifester comme il se doit!» (Article publié sur le site du quotidien Le Monde, le 26 octobre 2019)
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«Nous vivons des jours historiques»
Par Justine Fontaine
Plus d’un million de personnes ont défilé dans les rues de Santiago du Chili vendredi 25 octobre – sans compter les manifestations dans d’autres villes du pays – pour protester contre les inégalités sociales.
Sur plus de deux kilomètres, les gigantesques avenues qui mènent à Plaza Italia, dans le centre de Santiago, débordent de manifestants. Ces Chiliens, dont beaucoup de jeunes, demandent le départ du gouvernement et des réformes profondes pour mieux redistribuer les richesses du pays.
«Nous vivons des jours historiques, estime Javiera Herrera, étudiante, qui manifeste tous les jours depuis une semaine. Car nous ne pouvons pas continuer ainsi, à nous endetter pour acheter à manger, pour nous soigner, pour payer nos études. De quelle qualité de vie peut-on parler dans ces conditions? Les gens en ont marre!»
Changement profond
Les manifestants, d’abord mobilisés contre la hausse du ticket de métro, demandent des réformes sociales profondes – dans l’un des pays les plus inégalitaires au monde – mais aussi la fin de la répression contre les manifestants, qui a fait des centaines de blessés.
Mais ils n’ont pas été convaincus par les annonces faites jusqu’à maintenant par le gouvernement de Sebastian Piñera. Le président de droite, l’un des hommes les plus riches du Chili, a promis d’augmenter les minima vieillesse de 20%. Il a par ailleurs annulé l’augmentation du prix du ticket de métro et du prix de l’électricité. Mais les manifestants souhaitent un changement beaucoup plus profond : par exemple, une réforme radicale du système de santé public, très critiqué, et du système de retraites, privatisé dans les années 1980 sous la dictature du général Pinochet.
Violences policières
Depuis le début du mouvement, plus de 500 personnes ont été hospitalisées après avoir été blessées par des armes à feu, des tirs au plomb ou des tirs de flashballs. Maximiliano Leiva, étudiant et photographe amateur le constate tous les jours: «Ils visent directement la foule. Les gens luttent avec de simples casseroles et cuillers en bois, mais eux nous visent avec des flashballs et des bombes lacrymogènes.»
Plusieurs personnes ont aussi dénoncé avoir été victimes de tortures de la part des forces de l’ordre ou arrêtées chez elles par des policiers sans mandat d’arrêt.
Une délégation du Haut-commissariat des Nations unies aux droits de l’homme est attendue dès lundi au Chili pour examiner ces accusations.
Le président Sebastiañ Piniera a déclaré de son côté avoir «entendu le message». «La foule, joyeuse et pacifique, défile aujourd’hui avec des Chiliens qui demandent un Chili plus juste et solidaire. Cela ouvre de grands chemins d’avenir et d’espérance», a déclaré le chef de l’État sur Twitter. «Nous avons tous entendu le message», a-t-il ajouté. (RFI, 26 octobre 2019)
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