Chili. La fin de la classe travailleuse? Les morts que vous tuez…

no-afpPar Sergio Grez

La réapparition des mouvements sociaux sur la scène publique et médiatique au Chili a suscité diverses interprétations concernant ses causes, ses caractéristiques et ses potentialités. Je me réfère ici aux positions qui soutiennent que ces mouvements – en particulier celui de travailleurs et travailleuses – sont incapables de devenir les sujets d’un changement en disposant d’un projet politique. Certains analystes prétendent en effet que le travail aurait cessé d’être l’espace où se constituent les classes et les strates sociales. La diversification du marché du travail (emplois précaires, contrats et échelles salariales très inégaux, décentralisation des entreprises, sous-traitance, etc.) et la désindustrialisation rendent impossible l’articulation de groupes sociaux susceptibles de devenir des acteurs politiques. La sphère du travail ne serait donc pas l’espace de cohésion permettant de faire face à la privatisation de notre société, composée majoritairement d’individus «déclassés» : seules les capitalistes seraient une «classe pour soi».

Même si ces analyses contiennent quelques éléments qui rendent compte de la réalité actuelle, elles souffrent d’un vice d’interprétation qui vient d’une certaine approche «mécanique» et, dans certains cas, aussi d’un regard complaisant sur la société néolibérale. C’est ainsi que ces analyses baignent dans une tranquille «résignation», confondant les projections d’avenir avec une simple constatation du présent.

Il est évident que l’alternative à cette résignation ne consiste pas à rééditer des visions téléologiques sur certains groupes sociaux – tels que le prolétariat – en leur attribuant des «missions historiques» qu’ils ne perçoivent même pas eux-mêmes comme une réalité (et encore moins comme un impératif), mais de trouver dans la réalité actuelle les éléments permettant de miser sur la constitution d’acteurs sociaux et politiques d’un changement radical.

Que nous indiquent les faits?

En premier lieu ils nous indiquent que même si la classe ouvrière traditionnelle (essentiellement industrielle et minière) s’est contractée suite à la désindustrialisation, la croissance du secteur des services, le développement technologique, la prolifération des emplois précaires et d’autres éléments caractéristiques de la phase actuelle du capitalisme, il n’est pas moins vrai que le travail salarié s’est étendu, constituant de nouvelles strates de main-d’œuvre (emplois sous-traités et sur appel) qui comprennent non seulement des ouvriers, mais aussi des techniciens et des professionnels d’un autre type. Loin de disparaître, le nombre de travailleurs a augmenté au cours des dernières décennies, en particulier en incorporant des femmes à la vie économique «active».

Il s’agit, il est vrai, d’une masse hétérogène, qui n’a pas jusqu’à maintenant une identité commune et qu’il est difficile de regrouper dans des organisations classiques (syndicales et autres). Il faut aussi tenir compte d’un secteur, généralement très précarisé, de personnes travaillant pour leur propre compte, dont l’identification avec les salariés est encore plus hasardeuse. Mais la difficulté des producteurs directs à se constituer en sujets politiques ne tient pas seulement à la structure du modèle économique. Les facteurs politiques (hégémonie des forces qui le soutiennent) et légaux (Constitution, législation du travail) rendent encore plus difficile la transformation en «classe pour soi» de secteurs sociaux subordonnés et atomisés.

Mais même si le cadre des entreprises – à l’exception peut-être des grandes mines de cuivre, des ports et de quelques grandes entreprises – offre peu de possibilités pour la formation de sujets collectifs ayant la capacité de diriger une ré-articulation sociale et politique, des expériences prometteuses se sont développées allant justement dans le sens de faire surgir la contestation du modèle sur des terrains plus propices pour les salarié·e·s et les autres victimes du système. Les syndicats portuaires [voir article sur ce site en date du 11 avril 2014] et le mouvement No Mas AFP [Halte à des Administrations des fonds de pension, système généralisé par José Piñera, sous le règne du dictateur Augusto Pinochet, selon les préceptes des Chicago Boys], par exemple, ont comme protagonistes centraux des salarié·e·s qui, en débordant du cadre traditionnel du syndicat d’entreprise, arrivent à dépasser les étroites marges de la législation du travail (dans le cas des portuaires) ou à diriger de vastes secteurs de la population – retraités, travailleurs précaires ou non syndiqués, divers types de pauvres, etc. – en remettant en question un des piliers essentiels du modèle d’accumulation et du grand capital que sont les AFP.

Sans compter d’autres mouvements – les mouvements mapuche, étudiant, de protestation régionale et locale – qui s’insurgent contre des aspects spécifiques de la domination tels que le centralisme politico-institutionnel, la discrimination, l’usurpation de droits, le mercantilisme, le pillage des ressources naturelles ou les dommages environnementaux. Il faut souligner que dans tous ces conflits le pouvoir du capital est l’élément clé, même s’il ne s’exprime pas toujours dans la sphère des rapports capital/travail, mais plutôt dans le domaine de la spoliation, de l’usure ou des atteintes aux intérêts de la grande majorité.

Les pessimistes – et par conséquent les résignés – argumentent que les mouvements sociaux ne constituent qu’une mosaïque de diverses plaintes et revendications, et sont incapables de converger ou de projeter quoi que ce soit à part leurs propres mécontentements. Mais plutôt qu’une constatation lucide, cette critique a des relents de connivence avec l’état actuel des choses. Les conditions «structurelles» ne sont pas des déterminants absolus étant donné qu’elles sont également affectées par des facteurs subjectifs tels que la politique et l’état d’esprit de la population.

Pour la même raison, si les agents d’un changement radical qui agissent au sein des mouvements sociaux sont capables d’avancer des propositions susceptibles de rassembler autour de revendications communes clairement identifiables (par exemple celle de remplacer les AFP par un véritable système de sécurité sociale basée sur une répartition solidaire) et si ces propositions s’accompagnent d’efforts pour faire converger différents mouvements autour d’horizons partagés, des scénarios plus favorables pour le surgissement de nouveaux sujets politiques pourraient se mettre en place.

La crise de crédibilité croissante de la caste politico-patronale qui dirige le pays crée de meilleures conditions pour briser – à partir de l’action sociale et politique – la cage de fer du néolibéralisme. Le projet de refondation institutionnelle au moyen d’une Assemblée constituante offre un horizon commun à des mouvements et des acteurs divers qui, tout en gardant leurs identités et physionomies propres, pourraient se renforcer dans la lutte pour cet objectif. Sans aller jusqu’à parler de renversement du néolibéralisme, cela créerait à son tour de meilleures conditions pour la recomposition du mouvement des travailleurs. L’avenir est un livre ouvert dont les pages n’ont pas encore été écrites. Il est hautement probable que les prophètes de la fin du sujet travailleur finiront comme ceux qui jusqu’à très récemment annonçaient la «fin de l’histoire». Alors, comme le personnage classique de la littérature, les créateurs de la richesse – les travailleurs et travailleuses – embrocheront ces analystes en leur disant: «Les morts que vous êtes en train de tuer sont en bonne santé» [citation tirée de Don Juan Tenorio, une pièce théâtrale attribuée à José Zorrilla]. (Publié dans The Clinic, Santiago, 23 avril 2015, traduction A l’Encontre)

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Sergio Grez est historien à l’Université de Chili. Il participera au Forum international qui se tient à Lausanne du 20 au 22 mai: pour prendre connaissance du programme, cliquez sur ce lien.

 

1 Commentaire

  1. Pour les stats de la Banque mondiale et le Chili.
    La main-d’œuvre industrielle s’est stabilisée depuis une quinzaine d’années entre 23 et 23.50% de la main-d’œuvre totale. Il y avait eu une période précédente d’une décennie entre la fin des années 80 et la fin des années 90 où ce taux avait oscillé entre 24 et 27% (avant, cela avait oscillé entre 18 et 24%).
    La main-d’œuvre agricole continue de s’écrouler, ce qui est conforme à l’énorme poussée en avant de l’urbanisation des populations.
    La désindustrialisation est donc très relative. Sans compter ce que l’on met dans les stats comme emplois.
    Effectivement, ce sont de plus grandes unités de production (moins automatisées que maintenant) dans un monde qui avait une classe ouvrière plus petite que maintenant, et des types de tâches effectuées dans ces grandes unités de production qui ont produit un type particulier de résistance sociale et d’organisation.

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