Par Ricardo Antunes
L’objectif de cet article est de comprendre pourquoi on est en train d’assister à une relative démobilisation de la société brésilienne et, en particulier, des organismes de représentation des masses laborieuses. Les réponses sont complexes et nous renvoient aux cycles des luttes menées au cours des dernières décennies au Brésil.
Nous pourrions commencer par rappeler qu’au long des années 1980, le Brésil s’est trouvé sur le front des luttes sociales et syndicales, même si on le compare avec d’autres pays avancés. La création du PT (Parti des travailleurs) en 1980, de la CUT (Centrale unique des travailleurs) en 1983, du MST (Mouvement des sans-terre) en 1984, la mobilisation massive pour les «élections directes immédiates» en 1984 [qui auront lieu, pour la première fois, en 1989 avec Fernando Collor de Mello], l’émergence de quatre grèves générales, la campagne pour la Constituante, la promulgation de la Constitution en 1988 et, finalement, les élections de 1989 constituent toutes des exemples vivants de la force des luttes de cette décennie.
Il y eut des avancées significatives dans la lutte pour l’autonomie et la liberté des syndicats dans leur relation à l’Etat, à travers le combat contre «l’impôt Syndical» ou contre la structure confédérée centralisée, hiérarchisée et «liée» [à l’Etat], instruments qui étaient des leviers utilisés par l’Etat pour contrôler les syndicats. Cette décennie avait tout à coup créé un cadre favorable au dit nouveau syndicalisme, qui prit alors une direction opposée à celle de la crise syndicale présente dans différents pays capitalistes avancés.
Cependant, à la fin de cette décennie déjà, commençaient à se dessiner les tendances économiques, politiques et idéologiques qui furent responsables de l’insertion du syndicalisme brésilien dans la vague régressive, résultat tant de la restructuration productive du capital qui était en cours à l’échelle globale que de l’émergence de la pratique néolibérale, qui se mirent à exiger des modifications significatives.
A partir de 1990, avec l’ascension de Collor [Fernando Collor de Mello – entré en fonction en mars 1990-décembre 1992] puis avec Fernando Henrique Cardoso [janvier 1995-janvier 2003], les recettes néolibérales s’imposèrent. Notre parc productif étatique fut très fortement altéré par la politique de privatisation qui affecta directement la sidérurgie, les télécommunications, l’énergie électrique, le secteur bancaire et d’autres encore, ce qui a modifié le trépied qui soutenait l’économie brésilienne (capital national, étranger et étatique), redessinant et internationalisant ainsi le capitalisme brésilien encore plus qu’il ne l’était déjà. Le secteur productif étatique devenait phagocyté plus fortement encore par le capital monopolistique étranger.
Avec un processus aussi intense, la symbiose néfaste entre néolibéralisme et restructuration productive eut des répercussions très profondes sur les salariés en général et sur le mouvement syndical en particulier. Flexibilisation, dérégulation, tertiarisation, nouvelles formes de gestion de la force de travail, etc. devinrent des fléaux présents partout. A l’apogée de l’ère de la financiarisation, de l’avancée technico-scientifico-informationnelle et du monde digital, là où le temps et l’espace sont quasiment abolis, le Brésil vécut de fortes mutations dans le monde du travail qui altérèrent sa morphologie par l’intense amplification de l’«informalisation», de la précarisation et du chômage.
Cette nouvelle réalité refroidit le nouveau syndicalisme qui, d’un côté, se trouvait face à l’émergence d’un syndicalisme néolibéral, en syntonie ave la vague conservatrice mondiale (dont la centrale Força Syndical est le meilleur exemple) et, de l’autre côté, face à l’inflexion qui était en train de se produire à l’intérieur de la CUT, qui de plus en plus se rapprochait du syndicalisme social-démocrate. La politique des «accords», «appuis financiers» et autres «partenariats» avec la social-démocratie syndicale, spécialement européenne, menée pendant des décennies, a fini par contaminer le syndicalisme de classe au Brésil, qui peu à peu s’est mis à se social-démocratiser, dans un contexte, rappelons-le, où la social-démocratie se rapprochait du néolibéralisme.
Le succès du social-libéralisme et l’émergence du syndicalisme de négociation avec l’Etat
C’est dans ce contexte que Lula est sorti vainqueur aux élections présidentielles de 2002, après une période d’énorme désertification sociale, politique et économique au Brésil. Cette victoire s’est produite dans un contexte international et national assez différent des années 1980. La victoire de la «gauche» au Brésil se produisait alors qu’elle était le plus fragilisée, le moins rattachée aux pôles centraux qui lui assuraient des racines sociales, comme la classe ouvrière industrielle, les salariés moyens et les travailleurs ruraux.
En nous souvenant de Gramsci, nous pouvons dire que le transformisme avait déjà converti le PT en un Parti de l’Ordre. Lorsque Lula gagna les élections de 2002, le scénario était en complète mutation, contrairement à la puissance créatrice des luttes sociales des années 1980. Pour cette raison, ce fut donc une victoire politique tardive. Ni le PT, ni le pays n’étaient plus les mêmes. Comme j’ai déjà pu le dire antérieurement, le Brésil s’était désertifié et le PT dévertébré.
Quelles sont les explications à un tel transformisme? Nous ne pouvons ici que les esquisser : 1° La prolifération du néolibéralisme en Amérique latine; 2° l’effondrement du « socialisme réel » et la prévalence erronée de la thèse annonçant la victoire du capitalisme; 3° la social-démocratisation d’une partie substantielle de la gauche et son rapprochement avec le programme social-libéral, euphémisme utilisé pour «cacher» son véritable visage néolibéral.
Et de son côté, le PT, un parti pourtant né au sein des luttes sociales et syndicales, accélérait son assujettissement aux calendriers électoraux, agissant de plus en plus comme un parti électoral et parlementaire, jusqu’au point de devenir un parti polyclassiste. Lula s’est mis à convoiter la confiance des principales fractions des classes dominantes, incluant la bourgeoisie financière, le secteur industriel et l’agronégoce. Un exemple est assez éclairant: lorsqu’à la fin du gouvernement FHC, en 2002, il y eut un accord d’«intentions» avec le FMI, cet organisme a exigé que les candidats à la présidence manifestent leur accord avec les termes dudit accord. Le PT de Lula publia alors un document appelé Lettre aux Brésiliens, où il rendait évidente sa politique de subordination au FMI et aux secteurs financiers internationaux et nationaux.
Le résultat de son gouvernement est connu: sa politique économique a amplifié l’hégémonie des capitaux financiers, a préservé une structure de concentration agraire, a encouragé les fonds privés de pension et a décidé de faire payer des impôts aux travailleurs retraités, ce qui a signifié une rupture avec des parcelles encore importantes du syndicalisme des travailleurs, particulièrement ceux du secteur public. Cela les a mis dans une situation de forte opposition au gouvernement Lula.
L’altération la plus significative du PT, au cours du second mandat, fut la réponse qu’il donna à la crise politique ouverte par le mensalão [un scandale de corruption impliquant le président Lula qui fit grand bruit], en 2005. Il était alors nécessaire pour le nouveau gouvernement d’élargir sa base de soutien, qui s’était gravement «rétrécie». Ce fut alors que se produisit un changement politique important: le gouvernement élargit le programme Bourse-Famille, une politique sociale au profil clairement assistancialiste (même si le programme est de grande ampleur) qui apporte un complément salarial à plus de 12 millions de familles à très bas revenu salarial. Et ce fut cette politique sociale – présentée en exemple par la Banque mondiale – qui élargit significativement la base sociale de soutien à Lula dans son second mandat. Cette politique s’adressait aux secteurs les plus paupérisés et désorganisés de la population brésilienne, qui normalement dépendaient des politiques de l’Etat pour survivre.
Quant à la politique d’augmentation du salaire minimum, même si le niveau de celui-ci est resté honteux et inconcevable pour une économie du niveau de l’économie brésilienne, elle a signifié des gains réels et concrets par rapport au gouvernement social-démocrate précédent. De cette manière, le gouvernement Lula a «mis en équation» les deux pointes de la tragédie sociale au Brésil: il a rémunéré de manière exemplaire le grand capital financier et industriel ainsi que l’agronégoce tout en mettant en place, à l’autre pôle de la pyramide sociale, la Bourse-Famille assistancialiste et en concédant une petite valorisation du salaire minimum sans toucher, il est très important de le dire, à aucun des piliers structurants de la tragédie brésilienne.
Quand la crise mondiale a atteint durement les pays capitalistes du Nord, en 2007-2008, le gouvernement a pris des mesures claires dans le sens de stimuler la reprise de la croissance économique, réduisant les impôts des secteurs automobiles, électroménager et de la construction civile, tous grands utilisateurs de force de travail, élargissant ainsi fortement le marché intérieur brésilien et compensant, de cette manière, la rétraction du marché extérieur dans ses achats de commodities [biens primaires: du pétrole, aux minerais en passant par le soya]. Le mythe ressuscité du nouveau «pays des pauvres» gagnait en force.
Mais il y avait encore un autre élément central dans la machine de cooptation du gouvernement Lula-Dilma Rousseff, à savoir le contrôle de secteurs importants de l’appareil syndical, qui se mit alors à recevoir directement des fonds publics de la part de l’Etat, garantissant ainsi au gouvernement l’appui des principales centrales syndicales [1]. Peu avant de terminer son mandat, Lula prit une décision qui amplifia encore plus le contrôle de l’Etat sur les syndicats, en permettant dorénavant aux centrales syndicales de profiter également des avantages du si néfaste Impôt Syndical [2], créé sous la dictature Vargas à la fin des années 1930. Et, en plus de l’impôt en question, ces centrales se mirent à recevoir d’autres fonds publics, éliminant quasiment (en théorie et en pratique) les cotisations de la part de leurs affiliés (pour assurer une certaine autonomie). Un autre pas crucial pour la cooptation était alors franchi.
Et comme si cela ne suffisait pas, des centaines d’ex-syndicalistes désignés par le gouvernement se mirent à participer aux conseils d’administration des entreprises et ex-entreprises d’Etat, avec des rémunérations confortables. Pour comprendre la cooptation d’une parcelle significative du mouvement syndical brésilien récent, il est nécessaire de comprendre le cadre plus général, et c’est ce cadre dont nous avons essayé d’esquisser ici les principaux traits.
Ce qui nous amène à la conclusion que pour la reprise d’un syndicalisme de classe et de gauche, il y a un bon chemin à parcourir. Mais peut-être que le premier défi auquel celui-ci est confronté est de créer un pôle syndical, social et politique de base qui n’ait pas peur d’offrir au pays un programme de changements profonds, capables d’initier le démontage des causes structurantes de la misère brésilienne et de ses mécanismes de préservation de la domination. Et un pas indispensable dans ce processus, c’est de rompre la politique d’asservissement volontaire qui a poussé les syndicats en direction de l’Etat. (Traduction A l’Encontre)
Notes
[1] Le champ syndical du gouvernement est large: au centre-gauche, en plus de la CUT (Centrale Unique des Travailleurs), nous avons la CTB (Centrale des Travailleurs et des Travailleuses du Brésil), formée par le Courant Syndical Classiste qui s’est désaffilié de la CUT en 2007, afin de créer sa propre centrale. Au centre-droit, nous avons Force Syndicale, centrale déjà mentionnée combinant des éléments du néolibéralisme avec l’ancien syndicalisme, qui s’est «modernisée», puis d’autres centrales comme la CGTB (Centrale Générale des Travailleurs du Brésil), l’UGT (Union Générale des Travailleurs) et la Nova Central, toutes dotées d’un faible niveau de représentation syndicale et d’une certaine manière héritières de l’ancien syndicalisme dépendant de l’Etat.
Dans le champ de la gauche syndicale anticapitaliste, en claire opposition aux gouvernements Lula-Dilma Rousseff, deux composantes sont importantes: Conlutas (Coordination Nationale de Luttes) et le mouvement Intersyndical. La première se propose d’organiser non seulement les syndicats, mais aussi les mouvements sociaux extra-syndicaux. La seconde (aujourd’hui déjà divisée…), qui est née également de secteurs de gauche ayant rompu avec la CUT, a un profil syndicalement plus accentué et est tournée vers la réorganisation du syndicalisme par la base.
[2] En 2010, 84,3 millions de reais [44 millions de CHF] ont été alloués aux centrales: selon le Ministère du travail, les deux plus grandes centrales, la CUT et Force Syndicale, ont reçu respectivement 27,3 [14,18] et 23,6 milliards de reais [12,08 CHF], montants qui représentent 80% du budget de la première organisation et 60% de la seconde. Ensuite, les plus grands bénéficiaires ont été l’Union Générale des Travailleurs, avec 14 millions de reais; la Nouvelle Centrale Syndicale des Travailleurs qui a empoché 9,9 millions, la Centrale Syndicale des Travailleurs et des Travailleuses du Brésil qui a reçu 5,3 millions et la Centrale Générale des Travailleurs du Brésil qui a reçu 3,9 millions de reais.
____
Ricardo Antunes est professeur titulaire de Sociologie du Travail à l’Institut de Philosophie et de Sciences Humaines de l’Université de Campinas [Etat de São Paulo] et est l’auteur, entre autres livres, de O Continente do Labor (Ed. Boitempo) qui vient d’être publié. Il coordonne les Collections Mundo do Trabalho (Ed. Boitempo) et Trabalho e Emancipação (Ed. Expressão Popular). Il collabore régulièrement avec des revues étrangères et nationales. Cet article a été publié originairement dans le Jornal dos Economistas de Rio de Janeiro, N° 268, en novembre 2011.
Soyez le premier à commenter