Par Marcelo Aguilar (São Paulo)
L’ascension de la présence de la tête de liste du PT dans la compétition présidentielle du dimanche 2 octobre a été hyperbolique. Le président Luiz Inácio Lula da Silva, avec ses deux mandats [de janvier 2003 à 2011], avait été ostracisé politiquement, mitraillé par un massacre médiatique et juridique favorisé par l’opération Lava Jato, dirigée par le juge fédéral Sérgio Moro qui fut ensuite ministre de la Justice et de la Sécurité publique de Jair Bolsonaro [de janvier 2019 à avril 2020]. Lula a passé 580 jours en prison. Aujourd’hui, il est en tête de tous les sondages à l’approche de l’élection présidentielle. [En date du 29 septembre, Folha de S. Paulo indique que l’institut Datafohla attribue dans son dernier sondage 50% à Lula au premier tour des votes valides – les nuls et les blancs ne sont pas décomptés pour déterminés la majorité de 50% plus 1 voix, et le vote est obligatoire pour les électeurs de 18 à 70 ans –, contre 36% à Bolsonaro, 6% à Ciro Gomes et 5% à Simone Tebet; voir ci-après le résultat antérieur de l’institut IPEC – Réd.]
A l’époque de l’ostracisation, l’image en arrière-fond du présentateur de l’édition principale du principal journal télévisé du pays, William Bonner, était celle d’un tuyau en fer rouillé crachant des billets de banque, un fond graphique utilisé par le journal télévisé pour illustrer toute nouvelle liée à la corruption et à Petrobras et, donc, à Lula. Mais dans l’entretien avec Lula conduit par William Bonner et Renata Vasconcellos, le 25 août de cette année, l’animateur a commencé par dire: «Vous n’êtes redevable de rien à la justice.» [Puis des questions ont été posées à Lula sur son appréciation de l’opération Lava Jato et les mesures à prendre dans le futur – Réd.] Le vent a changé de direction et maintenant le progressisme – et surtout Lula lui-même – a le dessus, du moins dans les sondages.
Main dans la main
Dès le début de la campagne, il n’y avait pas de troisième option. C’est Lula ou Bolsonaro. Le sociologue et politologue Sérgio Abranches, qui étudie le système démocratique brésilien et a inventé le concept de «présidentialisme de coalition» [dans un article publié en 1988 à l’occasion de la promulgation de la Constitution fédérale, article de la Revista Dados] pour le définir, souligne que c’est la première fois depuis la re-démocratisation que deux présidents se présentent à la réélection. Lula se présente pour son troisième mandat après 12 ans et Bolsonaro pour une réélection immédiate, ce qui pour Sérgio Abranches «signifie que les électeurs et les électrices jugent le travail de deux présidents qui, comparativement, ont donné plus de bien-être au pays, aux électeurs et à leurs familles».
Le dernier sondage de l’institut de recherche et de conseil stratégique IPEC, publié lundi 26 septembre, donne la victoire à Lula au premier tour, avec 52 % des voix, et à Bolsonaro 34 %. En outre, 51 % des électeurs ont déclaré qu’ils ne voteraient en aucun cas pour Bolsonaro. Jeudi, Datafolha a donné à Lula 50% des votes valides contre 36% à Bolsonaro, le petista obtenant 48 % du total des votes et son rival 34%.
Pour Sérgio Abranches, ce sont des indicateurs de rejet comme celui-ci qui donnent au président actuel un bas niveau de préférence. «Bolsonaro perd contre Lula avec des marges très larges dans les grands secteurs de l’électorat brésilien: les femmes, les Noirs et les plus pauvres. En outre, Lula a plus de 60% dans les Etats du nord-est et Bolsonaro n’est pas en mesure de modifier cet équilibre dans le sud-est [Etats de São Paulo, de Minas Gerais, de Rio et d’Espirito Santo], où il a le plus grand nombre d’électeurs et d’électrices», nous a déclaré le chercheur. Il a ajouté: «Avec ce tableau, la probabilité que Lula gagne au premier tour est plus grande que la probabilité d’un second tour, 60 à 40, ce qui ne signifie pas que ce dernier est impossible.» En tout cas, dit-il, «il est pratiquement impossible que Lula ne soit pas élu, au premier ou au second tour». C’est le sentiment général dans le pays aujourd’hui, et plusieurs événements récents le renforcent.
Le front
En premier lieu, l’arc de soutien à Lula, qui s’est systématiquement élargi dans la dernière ligne droite, est décisif. Cette idée initiale d’un large front pour la défense de la démocratie, dont l’origine remonte au soutien apporté à Fernando Haddad [candidat du PT] lors du second tour de la présidentielle de 2018, semble prendre forme à l’approche de dimanche. Les performances de Bolsonaro pendant la pandémie ont joué un rôle fondamental dans la consolidation de l’idée qu’il fallait éviter sa réélection à tout prix.
La décision initiale de Lula de placer son rival de toujours – le centre droit Geraldo Alckmin – comme candidat à la vice-présidence a été suivie par des soutiens des deux côtés de l’échiquier politique. L’une des principales est Marina Silva, sa ministre de l’Environnement entre 2003 et 2008. Evangéliste [membre de l’Eglise pentecôtiste de l’Assemblée de Dieu], Marina Silva devrait gagner la sympathie de l’électorat religieux, où Bolsonaro dispose d’un avantage. La dirigeante de Rede Sustentabilidad, qui sera probablement l’une des députées les plus votées lors de cette élection, avait quitté le gouvernement du PT sous la pression et subi une dure campagne du PT contre elle depuis la campagne de 2014, lorsqu’elle était arrivée troisième et avait soutenu Aécio Neves (du PSDB) au second tour contre Dilma Rousseff.
La semaine dernière, un autre acteur clé a été ajouté: Henrique Meirelles. Président de la Banque centrale pendant le gouvernement de Lula et ministre des Finances de Michel Temer [qui organisa la destitution de Dilma Rousseff], il joue un rôle clé pour obtenir le soutien des marchés financiers, qui le tiennent en très haute estime. Dans le domaine institutionnel, l’un des soutiens les plus importants est venu du juriste Joaquim Barbosa, qui a été le rapporteur du Tribunal suprême fédéral (STF) dans le processus connu sous le nom de Mensalão, le scandale de l’achat de votes de parlementaires durant le premier gouvernement de Lula. Mardi 27 septembre, Joaquim Barbosa a déclaré: «Bolsonaro n’est pas un homme sérieux, il n’est pas apte à gouverner un pays comme le nôtre, il n’est pas à la hauteur et n’a pas la dignité pour occuper un poste de cette importance […]. Il faut voter pour Lula au premier tour pour clôturer l’élection dimanche.» Trois autres anciens membres du STF ont déclaré leur soutien au pétiste. Et un autre appui retentissant est celui de l’un des rédacteurs de la motion de destitution contre Dilma Rousseff [adoptée en août 2016], Miguel Reale Júnior, qui a annoncé son vote en faveur de Lula, «parce que sa victoire au premier tour est importante pour empêcher toute action de Bolsonaro pour rester au pouvoir».
Un aspect clé pour ce dimanche 2 octobre réside dans le vote dit utile. Après avoir consolidé l’impasse d’une troisième voie, pour les opposants à Bolsonaro, la possibilité d’éliminer la possibilité d’un second tour qui donnerait plus d’espace à d’éventuelles aventures putschistes, annoncées depuis longtemps par le président lui-même et ses partisans, est attrayante. Dans un livre publié par Companhia das Letras en 2020, Sergio Abranches place des présidents comme Bolsonaro et Donald Trump dans la catégorie des «gouvernants accidentels», des candidats qui émergent dans des conditions atypiques, face à un grand désenchantement de la population, et qui, en général, ne gouvernent que la durée d’un seul mandat. Tout semble indiquer que, comme son collègue du Nord, Bolsonaro correspondra à cette caractéristique. Reste à savoir quel sera son assaut contre le Capitole.
Les orphelins
La violence a marqué la campagne d’une manière sans précédent. Dans un sondage publié jeudi 15 septembre, 67,5% des personnes interrogées par Datafolha ont déclaré avoir peur d’être agressées physiquement en raison de leurs préférences politiques. Après le meurtre du trésorier du PT à Foz de Iguaçu par un bolsonariste en juillet de cette année, mercredi 7 septembre, dans l’Etat du Mato Grosso, un partisan de Lula a été assassiné de 70 coups de couteau par un collègue de travail. Samedi 24, un homme est entré dans un bar de la ville de Cascavel, dans l’Etat de Ceará, a demandé si quelqu’un avait voté pour Lula et a poignardé celui qui a répondu oui: Antonio Carlos Silva, 39 ans.
«La violence caractérise la posture de Bolsonaro», dit Sergio Abranches. «Tout au long de son gouvernement, ses armes ont été la violence et les menaces de coup d’Etat, l’excitation permanente de ses partisans pour harceler ses opposants, le lancement d’attaques diffamatoires contre Lula et d’autres hommes politiques, et le maintien d’une attitude agressive à l’égard de la presse et des femmes.» Mais sur le plan électoral, c’est aussi sa faiblesse: «Une personnalité autoritaire et narcissique, qui n’écoute personne. Il essaie parfois de jouer le rôle que ses conseillers en marketing lui ont réservé, mais revient rapidement à une attitude autocratique», ce qui susciterait peu d’empathie dans l’électorat.
Quatre années ont suffi pour voir l’étendue acquise par l’extrême droite une fois au pouvoir. Mais il reste à voir comment Bolsonaro agira une fois de retour dans l’opposition. Pour le politologue, le bolsonarisme hors du pouvoir «aura tendance à cesser d’exister», car «Bolsonaro n’a ni la force ni la capacité de diriger un mouvement»; de telle sorte que «les radicaux d’extrême droite, même s’ils ne disparaîtront pas, se retrouveront sans leadership articulé. De plus, plusieurs des figures politiques qui pourraient organiser et représenter cette réaction d’extrême droite au niveau institutionnel ne seront probablement pas élues.»
Gilmar Mauro, de la direction nationale du Mouvement des travailleurs ruraux sans terre (MST), n’est pas d’accord avec Sergio Abranches. Il estime que «de toute évidence, il y a une droite fasciste de plus en plus organisée dans le pays et cela ne va pas s’arrêter avec les élections, il faudra l’affronter pendant et après dimanche». Gilmar Mauro nous déclare qu’«il n’y a pas de conditions politiques ou économiques ou de rapport de forces au niveau international pour une sorte de coup d’Etat de style classique; donc la réaction prévue sera de créer une atmosphère de fraude électorale, basée sur tout le discours qui a été préparé depuis un certain temps [la non-validité du vote électronique et dès lors la non-légitimité d’une victoire de Lula] et d’inciter les groupes de droite plus radicaux à se mobiliser». Mais, selon lui, cette tentative «a une date d’expiration et plus vite l’élection sera résolue, plus petite sera sa portée».
Ce à quoi il faut s’attendre
Au Brésil, on dit souvent qu’il n’y a pas de repas gratuit. Appliqué à ce cas, le soutien politique est payant. Compte tenu de l’éventail large et varié des alliances nouées à la suite de la candidature de Lula, il faut s’attendre à ce que son gouvernement ait un caractère plus modéré que ne le prétendent les mouvements sociaux et les partis de gauche.
«Il est large, très large», dit le leader du MST Gilmar Mauro, avec un sourire malicieux à propos du front construit par Lula. «Je ne doute pas qu’il y ait une série de problèmes structurels qui ne vont pas être affrontés ou résolus, mais cette victoire électorale est extrêmement importante, et Lula remplit son rôle. Nous devrons jouer notre rôle dans les luttes à venir, car nous savons aussi que si nous ne nous dirigeons pas vers un projet de gauche, la droite reviendra; cela fait partie d’un cycle que nous connaissons déjà dans notre pays.»
Le rôle du mouvement social, estime-t-il, ne peut être celui d’«assistants» du gouvernement, mais plutôt un rôle critique, avec une mobilisation permanente. Concernant l’éventuel gouvernement du PT, il déclare: «Lula va former un gouvernement du centre en mettant l’accent sur les questions sociales, ce qui est très important aujourd’hui. Le défi immédiat est de gagner les élections et d’entrer en fonction. Vient ensuite toute une série de questions sociales plus immédiates, comme la faim et la malnutrition, le retour des politiques publiques, les augmentations de salaire, la production alimentaire pour la population [la faim et la malnutrition ont explosé au Brésil – Réd.]. Nous pouvons et devons résoudre ces problèmes, et les mouvements populaires peuvent y apporter une contribution importante.»
Sergio Abranches pense que les alliances peuvent être décisives pour imaginer le gouvernement luliste: «Ce sera certainement le moins pro-pétiste de ses gouvernements, parce qu’il aura besoin de beaucoup de soutien pour reconstruire la structure institutionnelle que Bolsonaro a détruite. Cela implique un pacte pour la gouvernabilité et la reconstruction institutionnelle, ce qui lui laisse peu de place pour faire quelque chose de trop nouveau.»
L’avocat Marco Aurélio de Carvalho [très présent dans les médias écrits influents], l’une des personnes actuellement les plus proches de Lula sur ce front et coordinateur du Grupo Prerrogativas [créé en 2019], un groupe influent de juristes de gauche, a déclaré à Brecha qu’«il n’y a aucun intérêt à gagner les élections avec un large éventail d’alliances si c’est pour ne pas gouverner le pays avec ce large éventail d’alliances, et, de plus, si le président ne le fait pas, nous allons avoir un sérieux problème. Nous devons réduire la force du Centrão [le conglomérat de partis qui vit financièrement de ses prérogatives et liens divers avec les institutions], et pour cela il est nécessaire d’augmenter la force des partis alliés au PT et de dialoguer avec des forces qui ne pensent pas exactement comme lui». Pour Marco Aurélio de Carvalho, «le rapprochement avec Meirelles et d’autres secteurs est une démonstration très importante pour ceux qui croyaient que Lula allait faire un gouvernement plus fermé et centré sur les thèmes du PT. Ce n’est pas le cas, il veut être le président de tous les Brésiliens et réconcilier le pays, et pour cela il doit parler à toutes les forces.»
Interrogé par Brecha pour savoir s’il pense également que ce gouvernement sera le moins PT des gouvernements de Lula, lMarco Aurélio de Carvalho a répondu: «C’est paradoxal. Peut-être sera-t-il le moins «pétiste» parce qu’il arrivera aux élections avec tant d’alliances, mais, d’autre part, du point de vue du programme, le défi de la reconstruction du pays est basé sur un agenda de gauche. Au moins sous cet aspect, il n’y a aucune raison pour qu’il ne soit pas un gouvernement PT dans la mise en œuvre des politiques publiques de lutte contre la faim et de défense de l’environnement.» (Article publié dans l’hebdomadaire uruguayen Brecha, le 30 septembre 2022; traduction rédaction A l’Encontre)
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