Entretien avec Pedro Estevan Serrano, Antônio Visconti, Alessandra Texeira et Givalnido Manoel
L’actuelle situation politique au Brésil remet à l’ordre du jour – bien que la pratique répressive de la Police militaire (PM) n’ait jamais cessé – la place de cette dernière dans la défense «des intérêts d’une élite qui, directement ou indirectement, vit de la rente (exportations agricoles, minerais, dette publique, etc.) et qui, pour maintenir ses privilèges – bien supérieurs à ceux d’une quelconque élite européenne ou nord-américaine – se doit de maintenir sous contrôle la population pauvre. Et ce avec un contrôle le plus brutal et moyenâgeux possible» (Pedro Estevam Serrano).
Les modalités répressives politiques de la PM – renvoyant à son institution en 1969 – sont ressorties, avec éclat, lors des manifestations contre Michel Temer – suite à la destitution de Dilma Rousseff – le 31 août et le 4 septembre 2016. Les preuves (vidéos, témoignages, enquêtes) d’une répression très brutale face à des manifestant·e·s pacifiques furent accumulées. Mais jamais le Ministère public qui, formellement, est censé contrôler l’action de la PM depuis l’instauration de la Constitution de 1988 n’est intervenu. La PM, sur la base de la réorganisation du système d’information («intelligence») instauré en 1999 et l’extension au Brésil de la doctrine de «la guerre contre le terrorisme», s’affirme plus que jamais comme un des instruments «adéquats» à l’imposition d’une domination de classe.
Ainsi, la pauvreté, des questions de santé publique – comme la dépendance à des drogues – relèvent en priorité d’un traitement militaire et d’une politique carcérale ayant pris des dimensions extrêmes, en termes de brutalité, de durée des peines infligées et d’abaissement de l’âge de la responsabilité pénale des mineurs. La criminalisation des mouvements sociaux et plus généralement de la pauvreté ainsi que la gestion pénale des inégalités sociales et de leurs expressions sont étayées par une multitude «d’histoires» contées par des chaînes télévisées qui multiplient les «exemples» d’actions policières «courageuses», à tonalité hygiéniste sociale et raciste.
Cette dimension de la politique institutionnelle à l’œuvre au Brésil passe, le plus souvent, à l’arrière-plan par rapport à des analyses portant sur les résultats électoraux. Nous reproduisons ci-dessous une partie des considérations faites à ce propos par quatre spécialistes de ces questions cruciales et habituellement ignorées. (Rédaction A l’Encontre)
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Pedro Estevam Serrano: Ce qui existe au Brésil, c’est un état d’exception permanent qui gouverne les territoires occupés par la pauvreté. Il est exécuté par la Police militaire (PM), qui est plus une force d’occupation territoriale qu’une troupe militaire, une force autoritaire qui, à titre de combattre l’ennemi, suspend de droit des personnes, cela dans un but politico-idéologique.
L’ennemi est dans ce cas le bandit, bandit qui lui-même est confondu au Brésil avec la personne pauvre. Dans ces territoires, toute la population, par le simple fait d’être pauvre, voit ses droits suspendus. Un tel état d’exception est administré par le système judiciaire: le Ministère public, le pouvoir judiciaire et la Police militaire. Et une bonne partie de la société soutient ce type de régime violent. D’un autre côté, il y a les territoires occupés par des segments sociaux d’«inclus» où l’on vit, de fait, sous l’Etat de droit démocratique. Dernièrement, des mesures d’exception ont également été prises dans «l’espace» de cet Etat de droit démocratique qui compte aussi parmi cette population qui a les moyens de consommer des dirigeants politiques, des militants et des activistes. Comme le dit Agambem [Giorgio Agambem, philosophe italien né en 1942], il s’agit de mesures d’état de guerre qui suspendent des droits et cherchent à attaquer l’ennemi. Ici elles sont ainsi appliquées dans le camp même de ceux censés pouvoir y échapper.
La destitution [de Dilma Rousseff] a été une mesure de ce type. Les protestataires, soit les directions des mouvements sociaux ont également été criminalisées. Sans parler des procès contre Lula. C’est-à-dire que sous l’apparence de procès judiciaire, on se livre à une persécution politique. Il n’est pas question ici d’un citoyen qui éventuellement a commis une erreur et doit faire face à un procès qui respecte les droits de la défense. Ce sont des procès d’apparence démocratique mais qui ont un contenu antidémocratique, puisque tout le monde sait par avance quelle va en être l’issue.
Antônio Visconti: Je ne sais pas si je peux dire qu’il y a idéologisation de la Police militaire. Ce qui est cependant indiscutable, c’est qu’il y a dans les gouvernements militaires, spécialement à partir du Pacote de abril [un ensemble de lois promulgué le 13 avril 1977 par le général Ernesto Geisel promu au rang de Président de mars 1974 à mars 1979], un élargissement de la compétence de la Justice militaire d’Etat et une immense complaisance à l’égard de la violence. Ce qui a permis d’aller jusqu’à l’extermination de marginaux, réels ou supposés. Avec des thèmes comme celui du bon bandit qui est un bandit mort ou celui de la lutte pour les droits de l’homme assimilée à un acte visant à «protéger des bandits» – thèmes martelés à longueur de journée dans les médias – on se trouve face à un secteur de la population qui appuie de manière ostensible ou voilée ce courant d’opinion.
Ainsi a pu se consolider la violence officielle, l’abus de pouvoir et le mépris pour la vie de personnes suspectées, avec l’appui majoritaire de juges, de procureurs et même d’avocats. Récemment, nous avons assisté à la lamentable recrudescence de la mentalité policière, provoquée malheureusement par l’action du Ministère public lui-même, avec l’utilisation et l’abus de condamnations à des peines de prison, souvent sans fondement. Sans parler de la mode de l’arrestation de force, largement utilisée pour amener à la Police ou au Ministère public des suspects et même des témoins sans le nécessaire contrepoids du pouvoir judiciaire. Le juge Moro [qui a mené la «campagne» contre Lula] a été porté aux nues et la sévérité des magistrats, déjà rigoureux, a encore augmenté, cela dans une société qui applaudit avec enthousiasme ces procédés arbitraires. On use et abuse de la délation récompensée, et la sensation reste forte que la Police, le Ministère public et le Pouvoir judiciaire, via des procédures arbitraires, veulent arracher des soi-disant collaborateurs des aveux qui puissent compromettre des élus comme corrompus.
Si la délation ne vient pas, on emprisonne, temporairement et préventivement, et on condamne les accusés à des peines élevées, forçant ainsi la coopération «volontaire».
A l’intérieur de ce bouillon de culture, il n’est pas surprenant que la Police militaire abuse systématiquement de l’usage de la force, ce à quoi contribue aussi le comportement de certains manifestants, facilement manipulables par des agents provocateurs. C’est un triste panorama, surtout parce que personne, ni le Pouvoir public ni la société, ne se préoccupe des abus répressifs, comme l’illustre tragiquement un système pénitentiaire inhumain et fomentateur de criminalité, qui accepte comme une chose naturelle le fait que des organisations criminelles, nées à l’intérieur des prisons, détiennent le contrôle de celles-ci, se faisant de manière ouverte payer grassement pour la préservation de l’ordre dans ces prisons.
Enfin, il y a tout un contexte de violence et de tolérance à l’égard de la violence, qui évidemment se reflète dans la répression contre des manifestations. Il faut absolument chercher de nouvelles formes de protestation, qui doivent être pacifiques, de manière à mettre un frein à la répression policière violente. Attendre que le Pouvoir public discipline la Police est une vaine chimère, par fait même qu’il n’existe pas de chaîne de commandement tournée vers le respect des personnes.
Alessandra Teixeira: La Police militaire a été créée dans une période de très grande répression de la dictature militaire [deux étapes marquent son installation en 1964, puis son renforcement en 1968], en 1969, comme une institution ambivalente permettant d’agir à la fois dans le cadre de ce que l’on appelait à l’époque la «sécurité nationale», c’est-à-dire la répression politique généralisée, et dans le cadre de la «sécurité publique», c’est-à-dire la répression contre le crime commun. De manière explicite, cette Police militaire a servi depuis sa création le projet politique de la dictature, en tant que bras armé, violent et nécessaire à un régime autoritaire. Avec la redémocratisation, le fait de sa non-extinction. mieux de son incorporation au texte constitutionnel et de sa reconnaissance en tant qu’institution policière autonome ont conduit à des contradictions profondes sur des notions de sécurité publique dans un ordre démocratique. L’exacerbation de la violence, le manque de transparence et, ce qui est le plus grave, le taux très élevé de létalité parmi les civils sont les expressions les plus dramatiques des contradictions de cette Police.
Il faut se demander si une institution telle que la Police militaire, qui est née précisément pour garantir un projet politique autoritaire, a pu être à un moment donné être exempte de cette «idéologisation», c’est-à-dire, si à un certain moment elle a cessé de servir des fins politiques spécifiques. Je pense que la réponse est non, et cela est d’autant plus sérieux et problématique qu’un tel projet politique se distancie toujours plus d’un Etat démocratique.
De cette manière, la période actuelle a été emblématique. Nous avons assisté à la violation claire des règles démocratiques au travers d’une espèce de coup parlementaire. Le gouvernement qui s’est établi [celui présidé par Michel Temer], en manque de légitimité, recourt à l’appareil répressif, qui est un enchevêtrement entre le Ministère de la Justice (gouvernement fédéral) et les polices militaires des Etats fédéraux, afin de réprimer violemment des manifestations populaires de protestation. Cette répression correspond clairement à une nouvelle orientation, à savoir un usage incontrôlé et illégal de la force, à l’aide également de techniques illégales et assez chères au régime militaire, comme l’utilisation de l’espionnage et des incarcérations pour «vérification», une pratique qui, soit dit en passant, n’a jamais trouvé d’appui légal dans notre histoire juridique.
Givanildo Manoel: Depuis sa fondation et la configuration juridique qui lui a été donnée, la Police militaire a eu le projet clair d’imposer l’idéologie de la bourgeoisie. Instituée comme le bras auxiliaire de l’armée, fruit autant de la doctrine de la Sécurité nationale que de celle de l’Ennemi intérieur, chère à l’Allemagne nazie, la Police militaire s’est constituée comme un organe politique de contrôle de la classe ouvrière, présent dans les moments où le régime bourgeois a besoin de l’utilisation de la force pour rudoyer, criminaliser et tuer.
Ainsi, ce régime peut imposer son hégémonie et garantir que ses intérêts ne soient pas atteints.
Ce n’est pas pour rien que dans sa constitution juridique (1969), la Police militaire a été autorisée à tuer, à travers le subterfuge juridique de l’autodéfense, une justification qui a depuis lors été utilisée par cette police qui est ainsi devenue celle qui tue le plus au monde. La violence de la Police militaire a aussi été couverte par le manteau des intérêts de la corporation elle-même, dont la responsabilité a été peu à peu reconnue dans les jugements, ce qui a rendu possible la non-responsabilisation des actes violents pratiqués par ses membres.
Dans les années dites démocratiques, il n’y a pas eu de réforme au sein de la Police militaire pour éliminer de sa base une telle doctrine et sa structure. Toute la structure autoritaire a été maintenue et tout indique que son action violente va continuer, afin d’empêcher la sécurité publique de se soumette aux intérêts de la majorité plutôt qu’à ceux d’une petite minorité. Le fait est que tout de suite après le processus de «redémocratisation», la violence pratiquée par la Police militaire n’a pas pris fin, ni même ne s’est réduite, elle a au contraire augmenté de manière vertigineuse, elle inquiète le monde par sa profondeur. Cela inquiète même l’Organisation des Nations unies, au point que celle-ci voudrait pousser le Brésil à démilitariser sa Police militaire, considérée comme un facteur d’aggravation de la violence policière. (Entretien publié sur le site Correio da Cidadania en date du 25 novembre 2016; traduction A l’Encontre)
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- Pedro Estevam Serrano est avocat et docteur en droit.
- Antônio Visconti est procureur à la retraite.
- Alessandra Teixeira est avocate et sociologue.
- Givanildo Manoel est militant des droits humains et a publié l’ouvrage Démilitarisation de la police et de la politique.
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