Par Marc Perelman
Lors de son message de bienvenue aux équipes de football sélectionnées au Mondial de football de 2014, Dilma Rousseff déclarait: «Nous sommes le Pays du Football grâce à notre parcours couronné de cinq titres mondiaux et à la passion que chaque brésilien nourrit pour son club, ses idoles et son équipe. L’amour de notre peuple pour ce sport est d’ores et déjà l’une des caractéristiques de notre identité nationale. Pour nous, le football est une célébration de la vie.» (Le Monde, le 9 juin 2014).
La religion sportive
Plus radical encore, le roi Pelé dans une déclaration qui dissimulait mal son irritation face aux trop nombreuses manifestations contre la FIFA, s’agaçait ainsi: «Nous allons oublier toute cette confusion qui se passe au Brésil et nous allons penser que la sélection brésilienne est notre pays, notre sang.» (lexpress.fr, 21 juin 2013).
La place décisive des compétitions sportives, qui se sont succédé depuis plusieurs années au Brésil, est à prendre en considération dans l’analyse des résultats des élections qui viennent de se dérouler au Brésil. On ne peut en effet négliger le rôle sociopolitique fondamental du sport comme étant précisément celui d’un moment étendu de l’histoire du Parti des travailleurs (PT), de Lula et de D. Rousseff eux-mêmes, et aussi comme étant celui d’une cristallisation durable des espoirs vite suivie d’un profond désespoir de larges fractions des classes populaires.
À côté de la présence puissante des nombreuses nouvelles formes religieuses issues de la chrétienté, telles les évangélistes, qui vont du pentecôtisme, à l’Assemblée de Dieu via le néo-charismatisme, l’Église universelle du royaume de Dieu, on trouve les Mormons, les Témoins de Jéhovah, le Spiritisme, le Chamanisme. Bref, hormis cet immense océan de ferveur diffuse et pourtant dense, le sport et particulièrement le football représente au Brésil l’autre face de la forme religieuse traditionnelle, mais il est tout aussi vivace sinon davantage que celle-ci. Le football la dépasse même souvent en intensité et surtout en mobilisation et ce toutes classes confondues. Freud percevait dans le recours aux doctrines religieuses la façon dont les individus cherchent à se soustraire des «exigences de la raison» ; il notait également que la religion est la «névrose obsessionnelle universelle de l’humanité». Quant aux besoins religieux, il les rattachait principalement «à l’état infantile de dépendance absolue».
Des compétitions sportives ad nauseam
Coupe des Confédérations (football) de 2013, Coupe du monde de football en 2014 et Jeux olympiques en 2016 ont fini de saigner à blanc une économie déjà fragile. Si les actions de la gauche avaient toutefois permis à plusieurs dizaines de millions de Brésiliens de s’extraire de la misère et de l’analphabétisme, les compétitions sportives ont cependant laissé des stades en jachère et ont provoqué sinon participé d’une immense corruption. Très vite, le soutien populaire à Lula et surtout à Dilma Rousseff s’est estompé et il est devenu, par exemple pendant les JO de 2016, au cours desquels les stades étaient d’ailleurs plutôt vides, une rancœur puis une hostilité qui s’est terminée dans une haine monstrueuse.
À l’image de toutes ces identifications nationalistes, chauvines particulièrement brutales, les vociférations émises par la «voix de la masse» (Elias Canetti) dans le stade du Maracanã [Rio de Janeiro] ont été particulièrement odieuses. «Hé, Dilma, va te faire enculer!», hurlaient non pas quelques supporters mais des dizaines de milliers de supporters déjà ivres de football, libérés de toute décence, exprimant leur rejet de la politique présidentielle par un slogan «sexualisé» d’une vulgarité inouïe. Ils voulaient aussi rappeler la violence endurée par l’ancienne militante lors des séances de torture qu’elles avaient subies. Quelques jours après la fin des JO, Dilma Rousseff était destituée…
Le Brésil a donc subi le choc répété de plusieurs gigantesques organisations sportives (2013-2014-2016). Elles ont non seulement entraîné des dépenses délirantes, avec le résultat catastrophique que l’on sait s’agissant des équipements laissés en jachère (stades, piscine, etc.) sans parler de l’innommable chasse à l’homme dans les favelas et la destruction massive d’habitations précaires ou tout simplement d’habitations se trouvant sur les futurs sites sportifs. Elles ont été aussi suivies d’un matraquage politico-idéologique tout aussi intense sur les valeurs positives du sport, sur la montée en puissance irrésistible du pays grâce aux infrastructures sportives nouvelles, sur l’apport de l’organisation des compétitions pour le développement des transports, et plus généralement sur l’amélioration visible des infrastructures, etc.
La droite comme la gauche ont porté au pinacle le Brésil en tant que la nation sportive par excellence, le pays du football-roi, sans voir la catastrophe qui se préparait. La gauche, de son côté, n’a pas tenu compte des manifestations importantes contre le coût financier de la Coupe du monde de football, contre la FIFA («FIFA, go home!») jusqu’à laisser réprimer d’ultimes grèves dans les transports la veille du début des compétitions de football. On était encore sous la présidence de Dilma Rousseff (PT).
Le soutien des footballeurs à Bolsonaro
L’arrivée au pouvoir par la voie démocratique d’un chef fascisant soutenue très tôt par un escadron de footballeurs – Ronaldinho (poursuivi par la justice), Cafu, Rivaldo, Lucas, Jadson, Melo… – doit être analysée dans ce sens. Ce n’est pas un hasard si les sportifs les plus connus, aimés, adulés, par de larges secteurs de la population ont soutenu Bolsonaro. Et ce n’est pas un hasard non plus si des fractions importantes de la population ont suivi les conseils de leurs idoles. On perçoit à quel point la composante sportivo-religieuse de la politique a eu un rôle non négligeable dans la victoire de l’un et la défaite de l’autre.
Contrairement aux comptines pour enfants qui nous présentent le sport comme innocent, frais et pourquoi pas de gauche, on a pu en effet s’apercevoir que la «décennie sportive» tant voulue par Lula et son parti a contribué à sa propre défaite. Outre la corruption généralisée dont Petrobras a été, si l’on peut dire, le plus bel exemple, le secteur du BTP [Odebrecht] a lui aussi été, si l’on peut dire encore, le fer de lance d’une vaste corruption des élites politiques qui a tant exaspéré de larges pans de la société. Associées au secteur de la construction, toutes les grandes compétitions sportives ont accéléré le processus de décomposition politique du Brésil, de déliquescence sociale parce qu’elles ont accéléré la désillusion, puis la déception et finalement la rancœur d’une fraction non négligeable des brésiliens. Elles étaient la démonstration vivante de l’inanité de la construction ou de la rénovation aux énormes coûts financiers de tous les équipements sportifs qui seront laissés à l’abandon une fois la «fête» terminée. Elles montraient également comment les organisations des compétitions sportives ont accéléré toutes les concussions, les prévarications, les détournements d’argent.
Les compétitions sportives qui se sont succédé, après avoir été préparées sur une longue période, ont par ailleurs constitué un puissant exutoire vers lequel nombre de Brésiliens se sont précipités sans que personne n’ait remis en cause leur nature même. Certes, on a vilipendé la FIFA, on a conspué Sepp Blatter, etc. mais jamais on a cherché à atteindre le cœur du sport, soit le sport lui-même. Au premier match de football du Mondial, les Brésiliens étaient déjà collés aux écrans à soutenir la Seleção.
Le sport, comme structure religieuse narcotique, a été distillé avec une grande application et une résolution par le parti-État de Lula. À peine son cycle achevé, il a plongé de larges fractions de la population dans une forme de colère et de rancune qui prendra la forme d’un vote de franche hostilité. C’est le sport, et ici principalement le football, qui est au départ de cette forme de croyance et produit l’adhésion, une foi inébranlable, celle d’une formidable machine à fabrication de mythes dont l’identification et l’identité sont les deux éléments essentiels de son déploiement. Lorsque la machine à rêves s’enraye, le cauchemar n’est plus très loin.
Un lien religieux avec le champion démiurge
Élevé à la catégorie ontologique de champions, le footballeur, considéré aussi comme un artiste, est presque un être venu d’ailleurs. Ses prouesses, balle au pied, ses passes, ses gestes dits techniques et ses buts, bien sûr, sont appréciés comme des événements magiques, presque au-delà des lois physiques, et presque comme surnaturels. Dans cet univers enchanté, tout disparaît sous la puissance d’un éblouissement collectif, d’un ravissement général qui, par contre, voile les structures autoritaires réelles et les conflits socio-politiques qui sont pourtant au cœur des stades et relayés par la télévision dans des millions de foyers. Il est vrai aussi que la défaite en 2014 de l’équipe brésilienne de football devant celle d’Allemagne par le score «humiliant» de 7 à 1 a favorisé la rancœur des brésiliens vis-à-vis de leurs dirigeants pour le coup pris comme bouc émissaire.
Bref, tout cela est rendu possible grâce à un rapport d’identification au champion qui balaie le moindre doute et produit un enchantement consensuel dans toute la population, un lien entre toutes les classes confondues dans une admiration hallucinée de ces êtres d’exception. L’identification participe de cette «collaboration magique» qu’analysait Marcel Mauss chez certains peuples dits primitifs, mais que l’on peut transposer entre les supporteurs et leurs champions [voir «Esquisse d’une théorie générale de la magie», publiée en 1902-1903 dans L’Année sociologique, 1902-1903, Réd. A l’Encontre]. Il s’est ainsi créé un rapport religieux phantasmé, quasi mystique, un rapport au champion dans le cadre d’une hallucination de masse, où un récit collectif, une rencontre fantastique, c’est-à-dire elle aussi phantasmée, est mis en œuvre dans la longue durée.
Le football ressortit d’une religiosité massive et diffuse sous le joug d’identification, d’adhésion, de projection, voire de transfert entre les supporteurs et leurs champions. Tout cela, bien entendu, au détriment d’une réflexion lucide sur l’événement, d’une analyse rationnelle de ce spectacle, d’une mise en retrait voire d’une séparation émotionnelle nécessaire vis-à-vis de ce spectacle.
Dès 1934, juste après la victoire de Hitler, le psychanalyste et médecin Wilhelm Reich, fondateur du courant freudo-marxiste, analysait, dans son ouvrage Qu’est-ce que la conscience de classes?, la fonction socio-politique du sport dans ces termes: «Le goût du sport, le goût du défilé militaire et de l’uniforme qui plaisent aux filles (et réciproquement), des chants militaires, sont dans les conditions actuelles des obstacles au mouvement prolétarien, parce que la réaction politique a plus de possibilités de les organiser. Le football notamment a un effet direct de dépolitisation et favorise donc les tendances réactionnaires […]. » La «décennie sportive» (football, JO, etc.) martelée par Lula a joué un rôle considérable dans cette dépolitisation de gauche qui s’est vite retournée en une repolitisation à l’extrême droite.
J’oubliais: pendant la Coupe du monde de football de 2018 en Russie, Lula, en prison, est devenu consultant sportif pour une chaîne de télévision locale de São Paulo… (Reçu le 8 novembre 2018 de l’auteur, pour le site A l’Encontre)
Marc Perelman, professeur des Universités, Université Paris Nanterre, dernier ouvrage paru, Smart stadium, l’Échappée, 2016. Site de l’auteur: marcperelman.com
Soyez le premier à commenter