Par Ricardo Antunes
La relance des grèves au Brésil n’est pas récente. Dans des enquêtes de qualité effectuées depuis des décennies, le Diesse (Departamento Intersindical de Estadística y Estudios Socio Económicos) indique que depuis 2003 les luttes connaissent une remontée et s’élargissent de manière systématique. En 2003 le Diesse dénombrait 340 grèves; en 2012 elles étaient au nombre de 873, une hausse significative.
La répartition des revendications était la suivante: dans le secteur industriel, 42,7% des luttes exigeaient une participation plus importante aux profits et au chiffre d’affaires, ce qui exprime une politique entrepreneuriale qui contraignait les travailleurs à revendiquer une augmentation des salaires seulement lorsqu’ils produisaient plus. En deuxième position (37,6%), on dénotait celles ayant trait à une amélioration de la capacité d’achat alimentaire et pour 29,7% d’entre elles concernaient l’adaptation des salaires à l’augmentation des prix, entre autres. Dans le secteur dit des services, 43,1% des grèves avaient pour objectif une amélioration du pouvoir d’achat, centrée sur l’acquisition de biens de base. L’adaptation des salaires fut le moteur de 40,7% des grèves et le retard dans le versement des salaires fut celui de 35,1% des mobilisations.
En 2013, tout indique que ces chiffres seront beaucoup plus élevés et encore plus en 2014 lorsque l’on prend en compte ce que nous vivons. Il y aura une croissance exponentielle des grèves. Pour bien comprendre cette explosion récente, il faut concentrer notre attention sur ce qui se déroule au Brésil depuis juin 2013.
Dit de façon synthétique, depuis juin 2013 le Brésil est entré dans une nouvelle période. Dans notre histoire, quelque chose d’exceptionnel s’est produit. En effet, trois mouvements qui se développaient en parallèle se sont entrecroisés produisant une profonde secousse sociale et politique.
Le premier, depuis 2008, on assiste à des luttes d’ensemble qui prennent leur essor dans toutes les parties du monde, certes avec des oscillations conjoncturelles marquées et des différences entre pays au sein des grandes régions. On constate ce processus au Moyen-Orient, en Asie, en Europe et y compris au sein des Etats-Unis. Cette vague de luttes a été suivie par beaucoup de Brésiliens. La leçon de base diffusée est la suivante: pour obtenir quelque chose, il est nécessaire d’occuper la place publique, d’autant plus que les organes dits de représentation – comme le parlement en premier lieu – sont fortement mis en cause.
Le second, cette dynamique tendanciellement mondialisée s’est greffée sur une situation particulière au Brésil. Le gouvernement du PT célébrait 10 années d’un «nouveau cycle» [1] lorsque les rébellions de juin 2013 ont volé le gâteau d’anniversaire de Lula et ont répondu une réplique dans toutes les places du pays. Ils ont ruiné le mythe de la «nouvelle classe moyenne» [2] au moment de son 10e anniversaire. Les salarié·e·s qui disposent d’un emploi, dans leur grande majorité, touchent au maximum un salaire minimum et demi [480 CHF environ]. Beaucoup travaillent pour étudier et étudient pour améliorer leur position en tant que salarié. L’attraction de la formation privée les conduit à s’engager dans des emplois plus insécures. Ils paient pour obtenir cette formation et obtiennent des emplois marqués par un taux de turnover élevé, dont le secteur de la sous-traitance, plus soumis à ladite souffrance au travail, etc. En résumé: ils font face à plus de privations en lieu et place de valorisation attendue. Pour travailler, ils dépendent des transports publics qui sont totalement privatisés et d’une mauvaise qualité. Malades, ils passent de la situation tragique des hôpitaux publics aux duperies des assurances maladie privées. Cette situation devait un jour aboutir à une crise. C’est ce qui a eu lieu en juin de l’année passée, moment où les transports publics, le système de santé et le système éducatif ont été mis en cause dans toutes les revendications.
Le troisième réside dans une situation en partie extérieure à la situation au Brésil, bien que les choix en faveur de la «décennie sportive» fussent pris par le gouvernement Lula, avec l’appui de secteurs décisifs de l’économie brésilienne, en particulier ceux liés aux grands travaux publics. Ces trois méga-événements sportifs – la Coupe de football des confédérations en 2013, le Mondial de 2014 et les Jeux olympiques de 2016 – étaient censés couronner ce «cercle vertueux» de croissance. En fait, ils ont débouché exactement sur le contraire et le mécontentement populaire a explosé.
Ainsi, en juin 2013 ce mécontentement s’est traduit par les mobilisations des travailleurs-étudiants des grandes villes qui se sont opposés à une augmentation du prix des transports urbains et ont réclamé la gratuité. Ils ont manifesté contre la dégradation des conditions de vie dans les villes. Cela a conduit à un palier de luttes plus élevé dans la périphérie urbaine, ce qui a renforcé le Mouvement des travailleurs sans toit (MTST), dont le couronnement est l’installation près du luxueux stade de São Paulo d’une favela nommée Copa do Povo (la Coupe du peuple). On a assisté à une généralisation de la colère sociale.
Les grèves et les manifestations de mai et juin 2014 ont consolidé la rébellion des travailleurs, soit les hommes et les femmes qui s’épuisent dans l’industrie, dans les transports, dans le secteur public (hôpitaux, la prévoyance sociale, écoles élémentaires, etc.), dans une vague de grèves qui a mobilisé des milliers et des milliers de travailleuses et travailleurs.
Une analyse rapide des événements doit nous renvoyer à la grève emblématique des éboueurs durant le carnaval de Rio en mars 2014. Face à une direction syndicale verticaliste et conservatrice, les éboueurs, eux, ont compris que durant cette fête, le fait de ne pas nettoyer les rues soulignerait le manque d’attention de la mairie face à leur travail quotidien épuisant. D’autres grèves ont suivi: celles des coursiers à moto et des agents qui assument la collecte de diverses taxes à Rio et à São Paulo. A São Luís (capitale de l’Etat du Maranhão), une grève prolongée des transports publics, commencée fin mai 2014, faisait écho à celle déclarée dans le même secteur en septembre 2013. Dans de nombreuses villes, on assista à des grèves des transports publics en 2014. Elles se développèrent soit malgré l’opposition des appareils syndicaux, soit avec leur appui. Toutes avaient comme facteur causal le salaire et la précarité des conditions de travail.
La situation se radicalisa particulièrement avec la grève des travailleurs du métro à São Paulo, qui commença le 5 juin [voir à ce propos les articles publiés sur ce site en date des 5, 9 et 10 juin]. Les médias, à l’unisson, attaquèrent cette grève qui a été déclenchée par des milliers de travailleurs suite à une impasse dans les négociations. Elle fut décidée en assemblée générale et fut appuyée et organisée par leur syndicat. La revendication centrale portait sur l’augmentation du salaire. Le salaire de base se situait à quelque 1300 reais [520 CHF], ce qui est absolument insuffisant pour vivre dans une ville comme São Paulo, d’autant plus étant donné la hausse des prix des biens de base.
Après quelques jours de grève, les travailleurs ont été fortement réprimés par le gouverneur de l’Etat de São Paulo, Geraldo Alckmin, membre du Parti de la social-démocratie brésilienne (PSDB). Ce dernier fit appel à la police, y compris la police militaire; il fit licencier 42 travailleurs (en particulier des militants syndicaux); les grévistes furent dénoncés pour «vandalisme», alors qu’avec soin et zèle ils conduisent tous les jours le métro. Alckmin n’a pas hésité à menacer de licencier plus de 300 salarié·e·s si la grève redémarrait, en particulier durant le déroulement de la Coupe du monde. A l’opposé, les transnationales telles que Alstom, Siemens et d’autres, qui multiplient les amples opérations de fraude [corruption] à l’occasion de l’agrandissement du métro, sous la protection des gouvernements du PSDB – fraudes largement exposées par la justice – n’ont subi aucune condamnation exemplaire. Il faut aussi rappeler que les travailleurs du métro ont fait usage d’un droit constitutionnel – le droit de grève – qui fut obtenu au Brésil après des décennies de lutte contre la dictature militaire. Or, cette grève a été déclarée illégale.
Pour terminer, un thème de propagande revient de manière récurrente contre ces grèves. Elles sont caractérisées d’«opportunistes» parce qu’elles se déroulent à la veille ou au moment de la Coupe. Mais la FIFA, cette transnationale du (dé)divertissement mondialisé, n’impose-t-elle pas ses exigences et ses sponsors pour profiter de la manière la plus éhontée grâce à sa Coupe? La FIFA n’a-t-elle pas obligé le pays à changer sa législation pour vendre des boissons alcoolisées [la bière Budweiser] dans les stades afin de gagner encore plus? N’a-t-elle pas essayé de faire retirer de la vente à Salvador de Bahia le gâteau traditionnel du nom de acarajé? Les hôteliers et les restaurateurs n’imposent-ils pas les prix qu’ils veulent à l’occasion de cette Coupe?
Dès lors, il faut poser la question que l’on ne peut taire: pourquoi affirmer que les travailleurs sont des «vandales» et interdire de lutter pour ses droits au moment où le monde entier regarde ce qui se passe au Brésil? Une qualification et des mesures qui doivent servir d’exemples à l’échelle internationale. (Traduction A l’Encontre; article publié le 13 juin 2014 dans le quotidien O Estado de São Paulo.)
Ricardo Antunes est professeur ordinaire de sociologie du travail à l’Université de Campinas (Unicamp). Il est le coordinateur d’un ouvrage de référence en deux volumes intitulé Riqueza e miséria do trabalho no Brasil (Ed. Boitempo, 2013).
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[1] Le Parti des travailleurs (PT) et Lula sont arrivés au gouvernement en janvier 2003 et fêtaient les 10 ans de ce «nouveau cycle» en 2013. (Réd. A l’Encontre)
[2] Un des thèmes de la propagande du PT était le suivant : le «Brésil émergent» avait donné naissance à une «vaste classe moyenne» qui stabilisait la société brésilienne. Cette pseudo-notion de «classe moyenne» repose sur une approche, officialisée par la statistique, qui implique qu’un salarié qui a un revenu mensuel se situant entre 800 et 1100 reais (environ 320 et 440 CHF) et disposant d’un travail considéré comme formel, est classé dans ladite classe moyenne. L’explosion du crédit à la consommation a visé entre autres cette couche de la population et a été un vecteur de l’élargissement du marché intérieur. La situation de stagnation économique récente a miné cette construction sociologique largement reprise par les médias internationaux qui répercute ce discours officiel validé par la Banque mondiale. La seule question qui restait dès lors «à résoudre» au Brésil était celle des pauvres, soit ceux qui ont un revenu en dessous de 300 CHF par mois. (Réd. A l’Encontre)
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