Entretien avec Ricardo Antunes conduit par Valéria Nader et Gabriel Brito
Le 15 mars 2015, plus d’un million de personnes sont descendues dans la rue contre le gouvernement de Dilma Rousseff, une mobilisation politiquement de droite dans un contexte socio-politique et économique empoisonné par la corruption du gouvernement du PT (et de ses alliés) et par sa politique social-libérale.
Nous publions ci-dessous la seconde partie d’un long entretien avec le sociologue Ricardo Antunes (la première partie a été mise en ligne le 31 mars) et qui sera présent à Lausanne lors du Forum international des 20-22 mai. Antunes inscrit cette crise très profonde, aux traits particuliers, dans la durée et la profondeur de la société brésilienne, ainsi que dans les changements à l’œuvre en Amérique latine. Ricardo Antunes est une référence reconnue au Brésil (et en Amérique latine) pour tout ce qui relève de l’analyse «métabolisme» des classes populaires et du travail dans la société brésilienne. (Rédaction A l’Encontre)
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Correio da Cidadania: Que pensez-vous spécifiquement de la politique économique que le gouvernement a adopté sous la direction de Joaquim Levy (actuel ministre des Finances)?
Ricardo Antunes: Soumission complète à l’hégémonie de la bourgeoisie financière. Le gouvernement de Dilma Rousseff, du PT (Parti des Travailleurs) est totalement dépassé par les événements. Ce que je vais dire est une pure intuition, puisqu’au Brésil on ne peut même pas parler de ce qui va arriver dans les prochains jours. Mais je ne crois pas que cette bourgeoisie sera favorable à la mise en accusation de Dilma. Cela peut provoquer une crise sociale et politique encore plus profonde et personne ne sait quand elle pourrait se terminer. Même ceux plus à gauche qui ne soutiennent pas Dilma savent qu’un coup porté à Dilma favoriserait les secteurs encore plus à droite. Et là on vivrait le néolibéralisme pur, à vif. Le PT, comme je l’ai déjà dit à d’autres occasions est une variante sociale-libérale. Beaucoup pour le libéralisme, et des miettes pour le social. Que signifie la Bolsa Familia comparé au paiement des intérêts de la dette? Il suffit de comparer cela. Quelle somme du PIB va à la Bolsa et combien va au solde primaire [15] pour garantir la rémunération des profits financiers?
Un exemple type. La première option pour le Ministère des Finances était Luiz Carlos Trabuco, dont le nom disait déjà tout (cela désigne un trébuchet). Il n’a pas accepté. On s’est alors rabattu sur le Trabuco Second, Joaquim Levy qui a été directement cueilli à maturité dans les hautes sphères dirigeantes des banques. Son remède est d’amputer des droits sociaux, d’éliminer les conquêtes salariales et de maintenir les intérêts du capital financier intouchables et, en second lieu, ceux des grands secteurs industriels et enfin ceux de l’agrobusiness.
Nous devons ici faire une parenthèse. Beaucoup disent que le capital financier est séparé du monde industriel et de l’agrobusiness. Aujourd’hui, il y a une imbrication profonde entre tous ces secteurs, le capital présent d’un côté l’est aussi de l’autre. Ils sont si profondément imbriqués que même la Bolsa Familia profite au capital financier. Les banques qui ont le contrôle des ressources qui sont allouées à la Bolsa bénéficient de l’argent du gouvernement. En effet, la conversion de la Bolsa en carte de crédit sert le capital financier, que ce soit la Banque publique (qui travaille avec une logique de privatisation) ou qu’il s’agisse des banques du secteur privé, comme l’a déjà démontré la Professeur Sara Granemann de la UFRJ (Rio de Janeiro).
Le scénario se présente de la façon suivante: les politiques menées par le duo Levy-Dilma (car ce n’est pas seulement Levy qui est en cause, en effet Dilma a été élue avec 54 millions de votes et c’est elle qui l’a nommé), donc, ces politiques rétrogrades attaquent directement les droits des travailleurs. Ils sont en train de créer l’augmentation du chômage et fortifient les positions de la droite qui aujourd’hui exige et met en place des mesures en faveur de la tertiairisation. La droite a déjà pris en main la Projet de loi n° 4330 et veut maintenant la faire voter. Eduardo Cunha s’est déjà promis de le faire. Ce PL (Parti libéral) néfaste libéralise la tertiairisation (sous-traitance) non seulement au travers de ce mécanisme, mais aussi avec un objectif, c’est-à-dire avec un objectif: la classe laborieuse en masse d’esclaves où tout le monde peut être tertiarisé [16].
Tous savent que Dilma pourrait céder encore aux impératifs du capital financier. Ceux qui suivent la politique «de l’intérieur» savent que durant la campagne électorale, elle se disait être anti-néolibérale, anti-privatisation etc. Les élections sont aujourd’hui terminées, et on revient au vrai Brésil. Elle a pris toutes les mesures qu’auraient pu prendre Aécio Neves (le candidat du PSDB) . Quelle est la différence entre Levy et Arminio Fraga [17]? Aucune, ce sont des frères siamois.
Correio da Cidadania: Même en considérant que l’idée de destitution est compliquée, même pour l’opposition, croyez-vous que l’on voie se préparer ce que l’on peut appeler une crise institutionnelle? Quelles seraient les conséquences d’une destitution?
Ricardo Antunes: Si on se fie au sentiment de la rue, la destitution (impeachment) est déjà prête à s’appliquer. Même pour ceux qui connaissent très peu cette question. Mais il y a d’autres éléments complexes. De vastes secteurs de la gauche (la gauche du PT) savent aujourd’hui que la destitution aurait pour conséquence une victoire de la droite, victoire qui aurait un caractère de putsch. Les manifestations du 15 mars 2015 qui ont eu lieu dans d’innombrables villes en ont été l’illustration parfaite. A ce moment-là, d’amples secteurs des classes moyennes conservatrices et des fractions du patronat ont soutenu la destitution avec un caractère clairement putschiste. Il est évident que l’on est face à un mouvement de droite qui va des saudosistas (qui regrettent) de la dictature à la droite actuelle.
Notre constatation est angoissante et amère: ceux qui près de deux ans après, souhaitent politiser les revendications des soulèvements de juin 2013 sont diverses composantes de la droite qui utilisent la corruption uniquement pour exalter la haine à l’encontre du PT, des gauches, des salariés, des pauvres, des noirs, des homosexuels, des immigrés etc., etc. Ceux qui profitent politiquement de la crise ouverte dans le gouvernement de Dilma se trouvent aujourd’hui à droite. Cette dernière a fait de la corruption le centre de son mouvement.
Il est évident que cette sortie de crise crée une situation où la droite pourra prétendre que c’est la gauche qui est tombée, et non Dilma. A ce moment précis, on se retrouvera alors face à une véritable faillite de la gauche. Il est naturel que d’amples secteurs de la gauche qui font opposition à Dilma aujourd’hui ne se taisent pas face à un putsch fomenté par la droite. Un putsch contre la corruption, certes, mais surtout, et de fait, aussi un putsch contre toute la gauche en général.
A titre de comparaison, il faut se souvenir de ce moment où Collor [18] a demandé à la population de sortir habillée de vert et jaune contre les corrompus et les putschistes. La population – et surtout la jeunesse – est sortie en noir et elle a initié un spectaculaire mouvement qui a destitué Collor. Ce gouvernement à l’époque était une espèce de gouvernement sans enracinement fort dans la population et il était dépourvu d’un noyau d’organisation de sympathisant. Collor était un aventurier. Par contre, le PT a assez d’alliés politiques, avec la CUT (syndicat) et d’autres secteurs sociaux qui ont encore des liens avec le Parti. Ils n’accepteront pas ce putsch qui créerait une scission très grande dans le pays et des conséquences imprévisibles. Beaucoup de détracteurs et la gauche du PT n’accepteront pas non plus ce putsch de la droite de manière passive.
De plus, je ne crois pas qu’une bourgeoisie qui est en train de gagner justement en train de gouverner et de distribuer les cartes souhaite courir ce risque incalculable. Mon hypothèse, lors de la crise du Mensalao [19] en 2005, c’est que les fractions dominantes ne voulaient pas mettre à terre Lula à ce moment-là. La crise due au Mensalao, en ce qui concerne la force des critiques était même plus profonde que l’actuelle, en tout cas jusqu’à maintenant, parce que tous les membres du noyau dur du gouvernement de l’époque étaient directement impliqués. En 2005, José Dirceu (dirigeant historique du PT, issu de la «gauche») était directement impliqué, puisqu’il était le chef du Cabinet Civil (ce qui veut dire bras droit de Lula). Ce n’est pas le cas aujourd’hui, le cas est bien plus dispersé. C’est comme si les tentacules du scandale touchaient tous les côtés mais pas directement le noyau du gouvernement de Dilma.
D’un autre côté, la destitution n’est pas facile pour la droite. Si le scandale du Lava Jato (enquête de la Police fédérale à propos du système de corruption lié à Petrobras) s’élargit et s’étend jusqu’à l’ère Fernando Henrique Cardoso (prédécesseur de Lula) – ce qui est le moins que l’on puisse espérer – ce scandale touchera encore plus le PSDB. Pour se rendre compte de son niveau de corruption, il suffit de parler du scandale lié au cartel du Métro de São Paulo par exemple qui a la même caractéristique que la crise à Petrobras.
Tout est imprévisible, je le redis. Mais il semble que les secteurs dominants, les hautes fractions bourgeoises préfèrent laisser Dilma au plus bas pour pouvoir gagner en 2018 comme ils pensaient que cela se réaliserait déjà en 2006. En effet, ils laisseraient Lula au quatrième sous-sol au lieu de le mettre directement hors-jeu. Et ce n’est pas par hasard que Dilma a gagné les élections: elle avait le soutien de la région Nordeste (région où la Bolsa Familia a un rôle d’importance) et a bénéficié d’un vote populaire massif. La majorité de la population a parlé: «ce gouvernement est mauvais, mais celui qui pourrait le remplacer est encore pire, alors conservons Dilma. C’est l’alternative la moins pire.» Il s’agit donc d’une crise très profonde.
Enfin, je le répète à nouveau, personne ne sait où l’opération Lava Jato et ses débordements judiciaires vont aller. Evidemment, ce que je peux dire aujourd’hui se base sur les informations qui sont actuellement disponibles dans la presse. Demain, ou d’ici six mois, tout peut changer. Mais le problème est qu’il y a un vide dans l’offre d’alternatives à gauche, vous comprenez?
On peut faire ici un parallèle avec le cas de la Grèce. Voyez Syriza. C’est devenu un parti victorieux en Grèce après une dévastation néolibérale et financière – via la troïka européenne – qui a presque anéanti, littéralement et physiquement, des groupes entiers de travailleurs grecs, en particulier des travailleurs du secteur public mais aussi du privé qui ont perdu leur emploi, leur salaire et leur prévoyance professionnelle. Cela a conduit à canaliser les tensions et alternatives dans un nouveau parti de gauche, Syriza, qui a clamé «nous ne serons plus complices de cela». Nous n’avons encore rien de similaire au Brésil. Et la suite en Grèce doit encore être testée…
Correio da Cidadania: C’est-à-dire, aucun projet réellement alternatif qui atteindrait l’imaginaire du grand public.
Ricardo Antunes: Nous avons eu une élection de laquelle est sortie gagnante une figure de la gauche. Je n’ai pas peur de dire que Luciana Genro [20] est sortie victorieuse, elle est sortie avec un leadership de gauche unie à la jeunesse qu’aucun parti de gauche n’avait réussi à obtenir dans ces élections avec une visibilité publique plus grande. Elle a reçu 1,6 million de voix et elle a honoré les plus 800’000 voix que Plinio de Arruda Sampaio (ex-candidat du PSOL, décédé) a obtenues en 2010. Luciana a presque doublé ce contingent de votes dans une campagne courageuse, comme l’a été aussi celle de Plinio. Nous voyons que le PSTU (Partido socialista dos trabalhadores unidos) est bien inséré dans les syndicats et dans quelques secteurs populaires. Nous avons aussi le PCB qui essaie de se réorganiser et arrive même à faire une autocritique positive concernant ses problèmes passés, surtout en ce qui concerne les pratiques conciliantes qu’il a connues.
Mais nous sommes encore trop minoritaires, très divisés, désunis, incapables de souder les liens plus profondément avec de vastes mouvements sociaux qui sont clairement en opposition et à la gauche du gouvernement Dilma. Il suffirait de dire que nous arrivions à nous entendre, ne serait-ce que le temps d’une campagne électorale, où nous n’avons, bien sûr, pas la moindre chance de gagner, mais lors de laquelle nous pourrions au moins offrir une position alternative et commencer à encourager un nouveau mouvement social et politique de base qui contiendrait une formulation et des propositions de gauche. Malheureusement, nous n’y arrivons pas.
Il y a une rébellion populaire. Le pays connaît aujourd’hui une grève des professeurs comme celle du Parana (sud du pays) qui mérite d’être évoquée. Il y a une résistance héroïque et herculéenne des professeurs de l’enseignement primaire, secondaire et supérieur, démontrant ainsi que le gouvernement tucano (PSDB) du Parana est un réel désastre. Nous avons aussi des grèves dans l’industrie automobile dans plusieurs parties du Brésil. Il y a quelques semaines, il y en a eu de nombreuses. Par exemple, celle de Volkswagen qui a été décisive pour empêcher le début de licenciements de masse. Il y a eu aussi la grève des métallurgistes à Sao José dos Campos (São Paulo).
Maintenant, nous assistons aux manifestations des chauffeurs de poids lourds qui ont des statuts très différents. En effet, nous devons savoir de quelle catégorie de chauffeurs de poids lourds nous parlons. Ce terme englobe tant les employés des grandes entreprises que les chauffeurs indépendants qui sont propriétaires de leur véhicule et qui sont quasiment une espèce de prolétaires «d’eux-mêmes» («auto-exploitation»). Celui qui ne possède que son camion paie cher son diesel et les péages et doit travailler intensément pour survivre. Ainsi, tout mettre dans le même panier est un peu court.
En vérité, il y a des mécontentements de toute part. Le MTST (Mouvement des sans toit) a fait des manifestations importantes à toute heure. De même, imaginez la chose suivante: nous avons eu, depuis la période du carnaval jusqu’à maintenant, des pluies torrentielles. Pourtant, tout indique que ce mois d’avril, les pluies s’arrêteront et nous revivrons de toute évidence une nouvelle sécheresse. La périphérie n’a plus d’eau depuis un an. Nous avons tous entendu des témoignages de travailleurs des périphéries qui ont déjà été privés d’eau durant 10 ou 12 jours d’affilée. Cela rencontrera une limite. Jusqu’où la population devra supporter de payer la facture d’électricité? Son tarif a explosé, nous entendons à longueur de journée que le niveau d’alerte est déclenché et, ça n’arrête pas d’augmenter. Nous ne parlons pas d’une augmentation de 2% mais de 28,5% en moyenne.
Tout cela rencontrera des limites. Je pense qu’ils jouent avec le feu. En 2013, les manifestations ont explosé pour moins que ça.
Correio da Cidadania: Vous avez mentionné les manifestations du 15 mars (pour la destitution de Dilma). Pensez-vous qu’elles peuvent de fait devenir un mouvement ayant des caractéristiques réellement putschistes mais qui contiendrait aussi un écho social fort?
Ricardo Antunes: Sûrement. Ces manifestations ont clairement un caractère putschiste. Certains secteurs de la droite se sont engagés corps et âme pour la candidature de Aécio, un homme de droite. Ils n’ont pas digéré la défaite. Des secteurs de la classe moyenne, spécialement du Sudeste détestent les migrants du Nord ainsi que les hommes et femmes noires par contre ils adorent le monde des shoppings centers et leur petit caniche qui mange du filet mignon. Par contre, je ne crois pas que cela ait une quelconque dimension populaire et concernant les salariés des périphéries.
Curieusement, le gouvernement de Dilma qui a tant cultivé la fausse idée d’une création d’une «classe moyenne vaste et factice» est en train d’être fustigée durement par d’amples secteurs de la vieille classe moyenne, conservatrice et traditionaliste qui suit les idéaux des droites qu’elles soient d’allégeance libérale-conservatrice ou d’allégeance fasciste et d’extrême droite qui se développe elle aussi au Brésil.
Comme la crise sociale est profonde, il faut prendre ce que j’ai dit précédemment avec précaution. Cette extrême-droite commence à politiser de manière dangereusement conservatrice et même fasciste (comme le mouvement qui défend le retour des militaires de la dictature). Ces secteurs de la droite sont sortis du bois et sont à chaque fois plus agressifs.
Je ne parle pas là du légitime mécontentement envers le gouvernement de Dilma, mais bien de ces secteurs qui veulent la droite au pouvoir à n’importe quel prix.
Bien sûr, la distance entre la vie institutionnelle et le peuple de la rue est brutale. Le mécontentement est profond si on pense aux dimensions et aux répercussions sociales de la crise: l’augmentation des coûts de la vie; toujours plus de chômage; des travailleurs qui paient seuls les conséquences de la crise pour laquelle ils n’ont pas la moindre responsabilité et culpabilité.
Sur le plan institutionnel, le Parlement doit être repensé. Fait-il sens d’avoir une Chambre des députés et Sénat avec une configuration élitiste et excluante que ces deux chambres ont aujourd’hui au Brésil? Fait-il sens d’avoir un mandat de 8 ans pour le Sénat? Le Congrès, qui devrait être la caisse de résonance de la rue est de fait la caisse de résonance des banques, de l’agrobusiness, des grands secteurs industriels et de la pensée conservatrice qui s’engouffre dans beaucoup de secteurs comme dans celui des religieux, des ultraconservateurs qui détestent tant les homosexuels que les noirs.
Le phénomène n’est pas confiné au Brésil. Nous avons vu il y a peu de temps à Paris un groupe de racistes anglais empêcher l’entrée d’un noir français dans le métro. C’est-à-dire, nous sommes dans un scénario bien difficile. Tant sur le plan national qu’international.
Correio da Cidadania: Supposons qu’à moyen terme l’idée d’une destitution se délite et que Dilma vienne à bout de son quatrième de mandat. Comment imaginez-vous ce second mandat?
Ricardo Antunes: Plus ou moins comme le mandat de Sarney (1985-1989), défait, défiguré avec beaucoup de manifestations sociales, de manifestations populaires et beaucoup de répression.
Le PT à la tête du gouvernement va montrer qu’il réprime tout comme les autres. Nous aurons beaucoup de répression, beaucoup de mécontentement, beaucoup de désobéissance et des morts. Parce que, quand la population de la périphérie sort pour manifester c’est de cette façon-là que ça se passe. Il y a eu, quelques mois en arrière, une rébellion pour l’eau en Itu, à l’intérieur de São Paulo. Une rébellion populaire, en effet, comment peut-on vivre sans eau? Comment vit-on si la facture d’électricité coûte 200 reais et la personne ne gagne que 800 reais par mois? Elle ne pourra pas payer sa facture alors une entreprise arrive et coupe l’électricité de la périphérie. Comment peut-on envisager de vivre avec un manque quotidien d’électricité et d’eau? Ce sont des composantes qui concernent des dimensions cruciales de la vie quotidienne et cela est différent d’une révolte contre la corruption. Quand la périphérie se rebelle à cause du prix des denrées alimentaires, de l’eau, de l’électricité, le propos social est d’une portée différente.
Les choses sont si compliquées, dans l’hypothèse d’une chute de Dilma, le PMDB prendrait le relais alors qu’ils sont une partie intégrante et décisive de cette tragédie. Le vice-président? Ou à défaut, le président du PMDB na Câmara? Le PMDB est un parti décapité depuis des décennies. Il pratique et vit de la devise «c’est en donnant qu’on reçoit». Dans cette hypothèse cela serait improbable de changer ce qui est mauvais pour ce qui est encore pire.
D’un autre côté, est-il possible de voir une remontée d’envergure de Dilma? En pleine crise économique, politique et sociale profonde, l’option qu’elle a faite a été de mettre en place une politique économique destructrice, financiariste et antisociale. Le PT est déjà en train de faire face aux mécontentements internes. La CUT – aussi pro-gouvernementale que soit sa politique- finalement, elle fait partie de la même famille que le PT – elle a aussi ses bases et elle commence elle aussi à sentir la pression par le bas. Et pendant que la CUT ne fait pas opposition à Dilma, la Force Syndicale est en train de se coucher. L’UGT (union générale des travailleurs) aussi. C’est donc un contexte très difficile.
Correio da Cidadania: Face à ce contexte et en prenant comme exemple la grève des services publics du Parana, voyez-vous une brèche pour un mouvement similaire à celui de juin 2013?
Ricardo Antunes: juin 2013 n’a pas été une rébellion des gauches. Cela a été une rébellion sociale et populaire impulsée dans un premier temps par une combinaison très heureuse de mouvements rebelles de la jeunesse, comme le MPL (Passe Livre, transport gratuit), additionné à un mécontentement populaire très ample, qui comptait aussi des groupes sociaux de gauches spécialement issus de la jeunesse. Une telle convergence a subi une répression policière profonde et a fait exploser le pays.
Aujourd’hui, il y a beaucoup plus d’ingrédients: il y a la grève des professeurs, des fonctionnaires publics, des travailleurs de la santé. Vous voyez bien l’exemple grec. Quand le remède néolibéral fianciarisé et destructeur devient plus dur, c’est dévastateur pour les droits sociaux des travailleurs et cela fait éclater la fonction publique. C’est ainsi que la fonction publique devient une catégorie très politisée, dans le sens que ses revendications et ses luttes se transforment rapidement en une confrontation directe. Le Parana en est l’exemple-type, mais il y en a d’autres.
Combien de catégories de fonctionnaires publics sont en grève aujourd’hui? Des centaines. Les secteurs ouvriers, métallurgiques, industriels en général, soutiennent plus ou moins le gouvernement de Dilma. Ils sont plus ou moins mécontents, ils n’accepteront pas les coupes lorsqu’ils comprendront que le pays est en train de leur tomber dessus et qu’il n’y a que les classes laborieuses qui devront payer l’addition. Pour la jeunesse, c’est pareil.
Le scénario futur le plus vraisemblable est que nous serons face à des manifestations clairement différenciées, soit d’une part, les manifestations de la droite, et, d’autre part, celles de la gauche. Le défi se résume ainsi: Qui réussira à obtenir la sympathie populaire? Qui va réussir à mettre des mots sur la réalité concrète de la population laborieuse et pauvre du Brésil? Prenons la Révolution française, son slogan était «égalité, liberté et fraternité», il y avait beaucoup de choses relatives aux sans-culottes, aux pauvres parce que les richesses restaient entre les mains de l’aristocratie et du clergé. Durant la révolution russe de 1917, le slogan «pain, paix et liberté» touchait au quotidien du peuple russe parce qu’il souffrait de la faim, les fils de pauvres mourraient dans les guerres – les riches n’envoyaient pas leur fils combattre – et les peuples ne supportaient plus le régime tsariste autocratique. C’est ainsi qu’il y a eu une rébellion populaire qui a donné lieu à la Révolution d’octobre.
Avec ces exemples, je ne suis pas en train de dire que nous sommes dans une situation révolutionnaire au Brésil. Rien de tout ça. Par contre, le mécontentement émerge quand se sont des carences, des nécessités et de souffrances insupportables qui sont vécues. Nous sommes très près de cette situation. C’est à ce scénario que la gauche doit réfléchir. Les droites ont déjà mis en place, ses forces dans la rue le 15 mars. Elles sont offensives et excitées.
Correio da Cidadania: Finalement, comment mettez-vous en relation ce que l’on a vécu au Brésil ces derniers mois avec la situation en Amérique Latine, principalement les expériences argentines et vénézuéliennes qui subissent de fortes tensions sociales, y compris avec leurs Présidents qui sont aujourd’hui sur un siège éjectable?
Ricardo Antunes: Premièrement, nous avons besoin de travailler de manière prudente. A deux ou trois niveaux. D’abord, il y a une réorganisation de la droite à l’échelle de l’Amérique Latine, notamment parce que la réorganisation de la droite est dans les faits mondiale.
Ensuite: Le Venezuela, l’Argentine et le Brésil sont trois réalités très différentes. Par exemple, le Brésil n’a pas un gouvernement qui ressemble, même a minima, de ce qu’à été le gouvernement de Chavez au Venezuela. Ce dernier a pris des mesures profondes de réformes dans son pays, autre chose est leurs applications effectives et efficaces. Il a démonté la justice oligarchique, le système bipartidiste oligarchique, enfin, il a démoli, ou en tout cas tenté de le faire – nous ne le savons pas encore – l’armée impérialiste. Tout cela laisse croire que l’armée sous le commandement de Chavez a été modifiée, mais nous ne savons pas dans quelle mesure elle l’a été. Et nous, qui sommes d’Amérique latine, nous ne pourrons jamais oublier le rôle que l’armée a dans l’appareil répressif de l’Etat.
Enfin, il n’y a pas de similitudes entre le gouvernement de Dilma et celui de Maduro (qui succède à Chavez), ni entre celui de Dilma et de celui de Kirchner, même si, là, la distance dans ce cas est moins évidente. La révolution bolivarienne a cherché à atteindre certains points névralgiques de la domination oligarchique au Venezuela. Kirchner et encore plus Dilma sont bien loin d’un tel but.
Le cas du Venezuela est un processus d’une grande complexité parce qu’il s’agit d’une révolution, d’une tentative d’avancer dans un processus de desinstutionnalisation révolutionnaire, en grande partie par en haut. C’est un contexte compliqué et difficile qui a cherché et cherche encore un chemin alternatif. Rien n’est similaire avec ce que Dilma et le PT ont fait durant leurs mandats antérieurs.
Le Venezuela tente un chemin alternatif, mais la mort de Hugo Chavez a été une tragédie qui au même temps a démontré une des principales faiblesses de ce chemin. La gauche latino-américaine dépend souvent de son leader mais les leaders ne sont jamais éternels. C’est un grave problème de l’Amérique latine: elle a toujours été dépendante de la conviction que c’est un leader qui conduit à la révolution, même quand cette révolution a une grande participation populaire comme cela a été le cas à Cuba. Et il faut le souligner, au Venezuela, il n’y a pas eu de révolution, ce qui est arrivé a été un processus de transformation profonde à partir d’un processus électoral qui a eu pour résultat la victoire de Chavez. (Traduction par A l’Encontre; entretien publié dans Correio da Cidadania)
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Valéria Nader, journaliste et économiste, est éditrice du Correio da Cidadania; Gabriel Brito est journaliste.
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[15] Un solde primaire ou excédent primaire est la somme excédentaire du budget avant le paiement du service de la dette. (Réd. A l’Encontre)
[16] C’est un économiste qui aurait été le Ministre des Finances en cas de victoire de Aécio Neves aux élections présidentielles de 2014.(Réd. A l’Encontre)
[17] Collor a été le premier Président élu après la dictature. En 1992, un scandale de corruption éclate et met en évidence l’implication du Président. Pour montrer qu’il a le soutien du peuple, il lance un appel à manifester le 16 août 1992. A cette occasion, il demandera à l’occasion que les personnes se vêtent de vert et de jaune. Cependant, ce sont des manifestations sans précédent demandant sa destitution qui auront lieu. Afin d’afficher son opposition, la population se vêt de noire et peint son visage de vert et de jaune. On les appelle «os caras pintadas», les visages peints. Ce sont principalement des syndicalistes (Lula, déjà) et les associations étudiantes qui ont été à la tête de ce mouvement. (Réd. A l’Encontre)
[18] Il s’agit du versement par le PT au pouvoir de sommes à des députés du PTB afin d’obtenir leur vote de soutien dans les projets du gouvernement. (Réd. A l’Encontre)
[19] Membre du PSOL (parti pour le socialisme et la liberté). (Voir notre traduction d’un de ses entretiens publié le 6 septembre 2014). (Réd. A l’Encontre)
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