Le «cadeau» d’Evo Morales à Matteo Salvini… et au «frère» Jair Bolsonaro

Cesare Battosto. Photo de la police bolivienne

Par Pablo Stefanoni

Commençons par la fin: le dimanche 13 janvier 2019, un avion transportant des policiers et des agents des services de renseignement italiens a atterri à l’aéroport de Viru Viru, à Santa Cruz de la Sierra, capitale de l’«Orient» bolivien. Il en est reparti avec à son bord Cesare Battisti. Cet auteur de romans policiers est aussi un ancien membre du groupe armé dit d’extrême gauche Prolétaires armés pour le Communisme (PAC), actif pendant les «années de plomb» italiennes [du début des années 1970 au début des années 1980]. Battisti a été condamné en Italie à la prison à perpétuité pour quatre homicides, deux en tant qu’auteur matériel [selon la définition dans le droit pénal: «la personne qui accomplit personnellement l’acte matériel incriminé»], et deux autres en tant que complice. Le militant d’extrême-gauche, qui se proclame innocent de ces crimes, est arrivé à l’aéroport militaire italien de Ciampino [aéroport de Rome] le lundi 14 à 11h36. Le ministre de l’Intérieur et leader de fait du gouvernement italien, Matteo Salvini, un néofasciste qui fait partie de l’axe xénophobe trumpien, si souvent critiqué par la Bolivie d’Evo Morales, l’y attendait. Battisti s’était enfui au Brésil, où il avait trouvé refuge du temps des gouvernements du Parti des Travailleurs (PT). Pendant sa campagne électorale, Bolsonaro avait promis d’extrader en Italie ce «bandit».

C’est ainsi qu’à la surprise générale, Evo Morales a livré Battisti en 24 heures. Non seulement le gouvernement bolivien lui a refusé sa demande d’asile politique en un temps record, mais le militant italien n’a même pas eu le droit fondamental à un procès d’extradition qui aurait permis d’analyser le dossier. En agissant de la sorte, le président bolivien s’est retrouvé partie prenante d’une opération montée par le nouvel axe italo-brésilien, dont les deux dirigeants s’efforcent de mettre en place une internationale d’extrême droite à l’échelle mondiale.

Nombre de médias ont signalé le fait que l’arrestation de l’ancien membre des PAC était de fait un «clin d’œil» amical de Bolsonaro à Salvini. Mais si le président brésilien a fait un «cadeau» à son collègue Italien, Evo Morales, lui, a fait son propre cadeau au «frère Bolsonaro», comme il avait désigné le «peuple frère» du nouveau chef d’Etat dans le tweet envoyé pour le féliciter de sa victoire [1]. Reste un doute: cette «livraison» express a-t-elle été négociée au moment de la cérémonie d’inauguration de la présidence de l’ancien capitaine à Brasilia le 1er janvier dernier? On n’en sait rien. Mais il est clair que la Bolivie cherche une cohabitation pacifique avec le Brésil pour des raisons économiques (les ventes de gaz à son grand voisin [outre la livraison de minerais pour des aciers spéciaux]) et, jusqu’à un certain point, politiques (éviter que Bolsonaro ne finance l’opposition à Morales).

Il reste probable que, malgré la prosternation d’Evo devant le nouveau «mythe» (comme l’appellent ses partisans) du Brésil, cela n’empêchera nullement ce dernier de conspirer. Par ailleurs, l’affaire concernait formellement bien plus les relations entre La Paz et Rome qu’entre La Paz et Brasilila. Et même si la Commission nationale bolivienne des réfugiés (Conare) décidait finalement de refuser l’asile à Battisti – ce qu’elle a effectivement fait sans respecter la procédure légale –, il restait un ultime recours: le droit de Battisti à se défendre dans le cadre d’un procès d’extradition.

Le problème pour Evo Morales, c’est que cette affaire intempestive risquait de mettre des bâtons dans les roues de son projet de réélection, qui semble être la seule préoccupation ayant aujourd’hui un peu de substance dans le «processus de changement» amorcé en 2006, et ce malgré la victoire du NON (à la réélection) lors du référendum de février 2016. Le président bolivien a confirmé, en prenant cette décision, qu’il est relativement indifférent à un thème central de la culture de gauche: la solidarité.

Comme on sait, Battisti s’était réfugié en France en 1981, puis au Mexique, avant de revenir en France sous le gouvernement de François Mitterrand. C’est pendant son exil qu’il était devenu un populaire auteur de polars. On sait aussi que la «doctrine Mitterrand» impliquait le refus d’extrader plusieurs dizaines d’ex-militants et dirigeants de l’extrême gauche italienne des «années de plomb»: «Je refuse de considérer a priori comme terroristes actifs et dangereux des hommes qui sont venus, particulièrement d’Italie, longtemps avant que j’exerce les responsabilités qui sont miennes, et qui venaient de s’agréger ici et là, dans la banlieue parisienne, repentis… à moitié, tout à fait… la France est et sera solidaire de ses partenaires européens, dans le respect de ses principes, de son droit: elle sera solidaire, elle refusera toute protection directe ou indirecte pour le terrorisme actif, réel, sanglant.»

Cesare Battisti avait été formellement exclu du bénéfice de cette «doctrine» en raison des crimes qui lui étaient reprochés. Les PAC nourrissaient un certain romantisme de la délinquance et pratiquaient la justice sommaire par exécution contre les supposés collaborateurs du système carcéral et policier. Mais dans la pratique, il fut protégé de l’extradition jusqu’en 2004, année où il dut s’enfuir et finit par atterrir au Brésil, où il passa quelque temps en prison avant d’être libéré et de recevoir l’asile.

En Bolivie, le ministre de l’Intérieur Carlos Romero a pour sa part tenu des propos fort éloignés de ceux du président socialiste français. On aurait plutôt cru entendre un haut fonctionnaire de n’importe quel gouvernement de la «droite alternative» lorsqu’il a justifié l’expulsion immédiate de Battisti du fait de son entrée illégale en Bolivie. D’après le Défenseur du Peuple David Tezanos Pinto [2], le militant italien n’a eu droit à aucun entretien avec les autorités boliviennes concernées, ni n’a été mis au courant d’une quelconque décision de refus de sa demande d’asile – autant de questions fondamentales dans une procédure régulière, ce qui porte atteinte, toujours selon Tezanos, aux principes de «non-dévolution» et de «non-expulsion».

Mais cette «livraison» que Bolsonaro et Salvini ont vécu comme s’il s’agissait de leur propre «plan Condor» [3] d’opérette a une dimension politique additionnelle qui est particulièrement gênante: le vice-président bolivien Álvaro García Linera lui-même a été jadis emprisonné pour sa participation à la lutte armée. Même s’il n’y avait pas contre lui d’accusations d’homicide, il a été en effet condamné pour terrorisme dans les années 1990 pour son appartenance à l’Ejército Guerrillero Túpac Katari (EGTK) [4].

Plus embarrassant encore: le très populaire philosophe italien Antonio Negri est bien connu en Bolivie, où il a été invité par García Linera et a même vu certains de ses textes publiés par la Vice-présidence bolivienne. Or on sait que Negri a été accusé en Italie (de façon assez invraisemblable) d’être une des têtes pensantes, voire organisatrices, des Brigades Rouges et qu’il a bénéficié lui aussi de la «doctrine Mitterrand» jusqu’au moment où il put négocier les conditions de son extradition et une remise de peine en Italie.

La «doctrine Evo», pour sa part, ne répond pas seulement à l’absence d’une culture de la solidarité. Elle reflète aussi un certain mépris du droit «démocratique bourgeois» à un procès juste et équitable, lequel se manifeste aussi par exemple dans le silence complice du gouvernement bolivien envers les gravissimes violations des droits humains et des garanties constitutionnelles commises par ses «alliés» au Venezuela ou au Nicaragua. Cette décision s’inscrit par ailleurs dans le contexte d’un système judiciaire bolivien qui pâtit hélas toujours d’une combinaison de corruption endémique et de manque d’indépendance, avec un poids énorme de la figure présidentielle dans toute procédure importante.

Cette exigence de défense principielle des droits n’est guère perçue non plus par tous ceux qui se sont indignés – à juste titre – contre l’expulsion de Battisti, mais avant tout parce qu’ils voyaient en lui un «combattant communiste héroïque» livré à l’ennemi par la Révolution bolivienne… comme si la Bolivie actuelle était l’URSS de 1920. De fait, Raúl García Linera, qui n’est autre que le frère du vice-président, a déclaré que l’extradition de Battisti constituait le «premier acte contre-révolutionnaire» du gouvernement d’Evo Morales. Au moins doit-on lui accorder le mérite d’avoir exprimé ses divergences publiquement et de manière claire, contrairement à tous les hauts fonctionnaires boliviens qui ont gardé un silence indigne face à la décision de Morales d’envoyer son «petit cadeau» au néofasciste milanais, et aux membres du gouvernement qui ont l’habitude de s’indigner du fonctionnement de la justice dans les pays gouvernés par la droite.

Salvini a reçu son trophée comme il se doit: le «communiste assassin» va «pourrir en prison», a-t-il déclaré vêtu d’un uniforme de police. La veille, un des fils de Jair Bolsonaro avait annoncé que le «petit cadeau» était en route vers l’Italie, bien que Battisti ait été arrêté en Bolivie. Bolsonaro en personne s’était attribué la capture de Battisti. De fait, le Brésil a essayé jusqu’au dernier moment de le faire transiter par son territoire afin que Bolsonaro puisse avoir les honneurs de son arrestation et de son extradition, et non pas un gouvernement de gauche.

«Le Ministre de la Justice italien, Alfonso Bonafede, a expliqué qu’étant donné que le droit pénal brésilien ne prévoit pas la prison à perpétuité, l’Italie avait donc concédé de réduire la peine à 30 ans de prison dans l’espoir de récupérer le fugitif. Un compromis juridique qui ne tient plus étant donné que Battisti a été extradé par la Bolivie, et bien que par ailleurs la différence entre la prison à vie ou à 30 ans d’incarcération ait peu d’importance pour un homme de 64 ans», explique le quotidien bolivien La Razón. Autrement dit, l’extradition par La Paz a aggravé le sort juridique de Battisti

Evo Morales avait vivement protesté il y a peu contre un député bolsonariste ayant déclaré que «ceux qui aiment les Indiens n’ont qu’à aller en Bolivie». Voilà qu’il se retrouve assis en bout de table au banquet de la nouvelle internationale d’extrême droite. Même le message de «remerciement» aux autorités boliviennes de Bolsonaro avait un ton passablement humiliant: il les félicitait d’avoir capturé le protégé du «gouvernement le plus corrompu de l’histoire du Brésil». En clair, celui de Lula, l’allié d’Evo, condamné à 12 ans de prison par l’actuel Ministre de la Justice de Bolsonaro. (Traduction par Ruben N. et rédaction A l’Encontre)

Pablo Stefanoni est journaliste, historien et rédacteur en chef de la revue Nueva Sociedad qui est appuyée par Friedrich Ebert Stiftung, mais jouit d’un degré d’indépendance politique. (Réd. A l’Encontre)

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[1] Cesare Battisti a été exilé d’abord en France, puis au Mexique, puis revient en 1990 en France, suite à la position prise par François Mitterrand, en 1985, de ne pas extrader des exilés italiens ayant renoncé à la violence. Ce qui a ouvert un débat juridique ayant trait aux exceptions portant sur ceux qui avaient commis des «crimes de sang». Des procès auront d’ailleurs lieu en France à ce sujet. Battisti quitte la France en 2004 pour le Brésil afin d’échapper à une décision d’extradition prise par les autorités françaises. Dès les annonces de Bolsonaro, il s’exile en Bolivie. Evo Morales avait félicité Bolsonaro pour son élection, raison pour laquelle Pablo Stefanoni met le qualitatif de «frère» avant le nom Bolsonaro dans le titre. Bolsonaro a reçu, avant les félicitations d’Evo Morales, celles de l’Argentin Macri et du Chilien Piñera, deux personnages bien ancés à droite, mais ayant des caractéristiques politiques différentes de Bolsonaro. Les deux, surtout, traduisent l’intérêt des relations économiques pour le grand capital (national et international : les deux pays sont d’importantes places des IDE des transnationales) avec le Brésil, pour l’Argentine et le Chili. (Réd. A l’Encontre)

[2] David Tezanos Pinto, avocat, a été nommé Defensor del Pueblo en mai 2016 par 103 votes sur 144 lors d’une réunion conjointe du Sénat et de l’Assemblée. Cette fonction est formellement indépendante du Ministère de la justice. (Réd. A l’Encontre)

[3] Campagne conduite conjointement par les services secrets du Chili, de l’Argentine, de la Bolivie, du Brésil, du Paraguay et de l’Uruguay, avec le soutien tacite des États-Unis au milieu des années 1970, pendant les dictatures militaires.

[4] Túpac Katari, personnage historique de la résistance contre la colonisation espagnole et qui avec ses troupes visait à encercler La Paz, en 1781, année de sa mort (né en 1750). (Réd. A l’Encontre)

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