Le 22 janvier 2018, Evo Morales a fêté ses 12 ans au pouvoir. Le discours adressé au pays était analogue à celui qu’il a répété à chacune des dates anniversaires. Il consistait à comparer la situation socioéconomique et démographique réalisée au cours de son mandat avec la précédente.
Le président a tout d’abord mentionné que le PIB moyen par habitant pour la période 2006-2017 était de 2392 dollars, soit trois fois plus que celui de la période 1994-2005, qui était de 961 dollars. Il a aussi signalé que dans le même temps, l’extrême pauvreté monétaire avait baissé de 38% à 18%, et à 10% dans les villes. Cela a évidemment diminué l’inégalité: aujourd’hui, le dixième le plus riche de la population perçoit un revenu 47 fois supérieur au dixième le plus pauvre, contre 128 fois en 2005. L’augmentation des revenus et la diminution des inégalités ont reconfiguré la structure sociale: si en 2005 seulement 35% de la population appartenait à la classe moyenne, ce taux a passé à 58% en 2017, ce qui représente 6,5 millions de personnes [1].
D’autre part, Morales a souligné la stabilité des chiffres macroéconomiques: la faible inflation, le faible endettement, le taux important d’investissement public, la croissance en 2017 (l’une des plus élevées d’Amérique du Sud) et l’expansion du système financier.
En revanche, il ne fait que mentionner en passant les problèmes que commence à entraîner le «modèle social productif» mis en place par son gouvernement en profitant de l’essor dont le pays a bénéficié grâce au prix du gaz et des minerais qu’il exporte.
Or, ce sont-là des problèmes que ne manquent pas de souligner ceux qui critiquent l’administration.
Tout d’abord, ils citent l’important déficit commercial, qui résulte d’une réduction des exportations suite à la chute des prix des matières premières. Par ailleurs, ils constatent que le niveau des importations reste très élevé, importations qui sont indispensables pour maintenir un sentiment de bien-être et des prix bas.
Le déficit commercial entraîne une ponction des réserves en devises. C’est-là le «talon d’Achille» des économies faiblement industrialisées. Bien qu’elles restent importantes, les réserves boliviennes sont en baisse constante.
Le deuxième problème majeur de l’économie est le déficit budgétaire élevé d’environ 8% du PIB.
Le déficit commercial résulte de la décision de miser sur une croissance guidée par la consommation et en particulier la consommation de l’Etat. Cette décision a bien fonctionné jusqu’en 2014, date à laquelle les exportations (qui constituent la principale source de financement du pays) ont décliné et sont devenues de plus en plus risquées (en particulier en dépendant de la contraction de la dette).
Quoi qu’il en soit, avec ses réussites et ses échecs, la période de Morales pourra entrer dans l’histoire comme la plus longue, la plus prospère et celle qui a coïncidé avec le plus de changements structurels de l’histoire. Les aspects économiques ont déjà été mentionnés. Les aspects sociaux peuvent être synthétisés dans la formule «autonomisation (émancipation) des peuples autochtones» qui constituent la partie de la population la plus exploitée et reléguée depuis 1535, lorsque les Espagnols sont arrivés pour la première fois sur le territoire qu’ils allaient nommer Alto Peru.
Cependant, il est probable que l’on se souviendra moins de Morales pour ces aspects positifs que pour avoir renfloué une fois de plus une tradition politique négative: le caudillismo. Ce dernier, qui n’avait pas cessé d’exister même pendant les années 1990 dites «rationnelles», a atteint avec Morales et la grande légitimité historique qui entourait son personnage les niveaux qu’il avait au XIXe siècle.
Ces dernières années, on a non seulement intensément pratiqué le culte de sa personnalité, en élevant le président au rang de «libérateur des peuples autochtones», en diffusant par tous les moyens son image et sa biographie, en exaltant ses parents et son lieu de naissance, en considérant sa parole comme pouvant clore tout débat au sein du gouvernement, en éliminant politiquement ceux qui ont osé l’affronter.
Les restrictions de la Constitution ont également été violées. Elles seront à nouveau transgressées pour permettre au président d’être réélu, s’il le souhaite, à vie.
Pour le vice-président Álvaro García Linera [de la République de Bolivie dès janvier 2006, puis de l’Etat plurinational de Bolivie, depuis la nouvelle appellation adoptée en 2010], théoricien de l‘évisme, Evo Morales est lui-même le «pouvoir constituant», c’est-à-dire la synthèse personnelle de la révolution bolivienne, l’expression corporelle et physique d’un moment unique d’insubordination des subordonnés contre les oppresseurs. Il estime donc que se priver de cet élément catalyseur de l’unité du peuple et de la gauche, serait «un suicide politique» [2].
En laissant de côté les implications idéologiques de ces assertions, qui sont en accord avec les idées post-marxistes – par exemple, celles de feu Ernesto Laclau sur le populisme et le leader populiste – il reste le fait concret suivant: sans la candidature d’Evo, le Mouvement pour le Socialisme (MAS), qui est à la fois le parti officiel et un archipel de «mouvements sociaux» qui fonctionnent comme médiateurs entre le gouvernement et la société, aurait du mal à maintenir son unité. Sa capacité d’agrégation, son idéologie vivifiante, n’est autre que le caudillismo.
Même en acceptant ceci, nous devons nous demander si le fait d’insister sur un moyen tel que la réélection, qui a représenté le bord du gouffre tout au long de l’histoire latino-américaine, ne sera pas également synonyme de suicide politique, même s’il est plus lent. L’acceptation populaire du gouvernement a chuté de 24 points de pourcentage, passant de 59% à 35%, dans les sondages effectués au début de 2017 et début 2018, avant et après l’arrêt de la Cour constitutionnelle, qui, par le biais d’un pouvoir légal ad hoc, a habilité Morales pour les élections en 2019 [3].
D’ailleurs, les réactions contre cet arrêt du 28 novembre dernier ont été importantes, elles ont amené dans la rue les secteurs de la classe moyenne des villes, qui jusqu’alors n’avaient témoigné leur opposition au MAS que sur Internet. Selon un des principaux dirigeants de l’opposition, Samuel Doria Medina, «le peuple en a assez du gouvernement».
Les raisons des désaccords entre le gouvernement et la dite classe moyenne sont diverses. Elles vont du sentiment de perte d’espace politique qui par le passé était réservé aux secteurs les plus instruits de la population, à la lassitude par rapport à la corruption de certains fonctionnaires, en passant par la perception d’une charge fiscale «excessive» sur les professionnels [professions libérales] ou le poids des augmentations salariales pour les petites et moyennes entreprises.
Mais en fin de compte, le clivage fondamental de la conjoncture se manifeste sur les questions de la réélection, de l’autoritarisme implicite du caudillismo et de l’estime ou du mépris que l’on peut ressentir pour une «démocratie avec des règles».
Plusieurs institutions de l’opposition ont appelé à une grève générale le 21 février, mais il est peu probable que cette mobilisation ou d’autres mobilisations ultérieures parviendront à empêcher Evo Morales de maintenir sa candidature en 2019. Cependant, il est impossible de prévoir ce qui se passera ensuite. Si l’on en juge par les enseignements de l’histoire, on pourrait prédire que le «continuisme» d’Evo lui coûterait en fin de compte son prestige politique, son rôle positif dans les annales nationales et, à long terme, sa fonction.
Mais, bien sûr, l’histoire ne se répète pas toujours. (Article publié dans la revue Nueva Sociedad de février 2015; traduction A l’Encontre)
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(1) Ministerio de Comunicación, Mensaje presidencial. Informe 12 años de gestión, 22 de enero de 2018 (separata de prensa). La Paz, enero de 2018
(2) Fernando Molina, «García Linera: ‘Perder a Evo Morales sería un suicidio político». Entrevista del diario El País, Madrid, 7 de enero de 2018.
(3) Pablo Ortiz, «Aprobación de Evo es ahora del 34%». En: El Deber, 21 de enero de 2018, Santa Cruz.
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