L’économie argentine dès 1970: quelques faits et chiffres

Par Rolando Astarita

Dans plusieurs articles publiés, j’ai affirmé que la crise économique argentine est structurelle. C’est-à-dire qu’elle n’est pas due à telle ou telle politique du moment, à telle ou telle personne à la tête de l’exécutif. Afin d’élargir le sujet, je présente dans cette note quelques données permettant de mettre en perspective la crise actuelle.

Le premier graphique enregistre les variations annuelles du PIB au cours du dernier demi-siècle. Au cours des 51 années entre 1970 et 2020, il y a eu 16 années de «croissance négative». En outre, la croissance a été nulle en 1976 et de 1,5% en 1984, ce qui équivaut à deux autres récessions. Certains des ralentissements devraient être considérés comme des dépressions plutôt que des récessions: entre 1988 et 1990, la baisse cumulée de la production a été de 10,5% et entre 1999 et 2002, elle a été de 19%.

Le graphique montre également deux périodes de forte reprise: dans la première moitié des années 1990 et depuis la mi-2002. Mais les deux ont été de courte durée. Dans les années 1990, la croissance a été interrompue par la crise de 1995. La sortie de cette crise a été relativement vigoureuse (la production a augmenté de 5,5% en 1996 et de 8,1% en 1997), mais elle s’est déjà ralentie en 1998; et en 1999 est survenue la récession qui annonçait la chute majeure. De même, la croissance post-dépression a été forte (taux de croissance annuel de 8%) mais a été brutalement interrompue par la récession de 2009 («croissance négative» de 6%). La reprise qui a suivi a été forte (10,1% de croissance en 2010; 6 % en 2011) mais n’a pas été durable. Entre 2011 et 2019, il y a eu une alternance de hauts et de bas, avec un résultat net en déclin. En 2020, la production s’est effondrée: -9,9%.

Les données sont tirées de Dos siglos de economía argentina,
Orlando Ferreres, et Indec (Instituto Nacional de Estadística y Censos).

Le graphique ci-dessous montre l’évolution de la production par habitant, mesurée en dollars à prix constant de 2010, entre 1960 et 2020 (source: Banque mondiale). C’est-à-dire que cette évolution inclut la décennie et demie précédant la crise du modèle d’industrialisation dit par substitution aux importations (ISI).

Il n’y a pas eu une stagnation permanente, mais une faible croissance: il a fallu 50 ans pour que la production par habitant double (de 5642 dollars en 1960 à un pic de 10 883 dollars en 2011). En outre, nous distinguons quatre phases. Entre 1960 et le milieu des années 1970, la dernière phase d’expansion de l’ISI a eu lieu. La production par habitant est passée de 5642 dollars en 1960 à 7741 dollars en 1974. La deuxième phase va de 1974 à 1990. Il s’agit d’une crise de l’ISI et d’une stagnation jusqu’en 1980; et d’une chute marquée à partir de cette année-là jusqu’en 1990: en 1979 et 1980, le produit par habitant était en moyenne de 7900 dollars; en 1990, il était de 6246 dollars. La troisième phase s’étend de 1990 à 2002. Nous distinguons ici une première sous-étape de forte croissance (bien qu’interrompue par la crise de 1995) jusqu’en 1998; et une deuxième sous-étape de dépression entre 1999 et 2002. En 1998, le produit par habitant était de 8772 dollars; en 2002, il était de 6854,3 dollars. La quatrième étape va de 2002 à aujourd’hui. Là encore, nous distinguons deux sous-étapes. La première, jusqu’en 2011, est celle d’une forte croissance (mais avec le recul de 2009). La production par habitant a atteint 10 883,3 dollars en 2011. Mais entre 2011 et 2019, il stagne et baisse: en 2019, il était de 9742,5 dollars, soit 10% de moins qu’en 2011. Avec la pandémie, il chute encore plus, pour atteindre 8768 dollars en 2020.   

Investissement sur PIB

Selon les économistes classiques, le développement des forces productives dépend essentiellement du réinvestissement productif du surplus (ou de la plus-value). L’investissement productif doit être compris comme un investissement visant à accroître le travail productif et les moyens de production utilisés par les travailleurs productifs. C’était une idée clé des physiocrates, d’Adam Smith (et sa définition du travail productif comme celui qui génère de la plus-value), de Ricardo et aussi de Marx. Selon ce dernier, la clé du développement est l’accumulation du capital, c’est-à-dire, encore une fois, l’investissement de la plus-value pour accroître la force de travail et le capital constant.

En Argentine, comme nous l’avons expliqué à plusieurs reprises, l’accumulation de capital, ou le réinvestissement productif de la plus-value, a été très faible au cours des dernières décennies. Le graphique ci-dessous montre la formation brute de capital fixe (FBCF) par rapport au PIB au cours des 50 dernières années. Nous précisons que dans les comptes nationaux, on considère que le capital fixe inclut les logements, les autres bâtiments et structures non résidentiels, les machines et le matériel de transport. Bien entendu, le capital fixe ainsi défini n’est pas le meilleur indicateur pour évaluer la dynamique de l’investissement productif. Après tout, la construction d’un hôtel lié au blanchiment d’argent ou de résidences de luxe, par exemple, n’ajoute rien à la capacité de production. Il aurait donc été plus pratique d’utiliser le ratio investissement brut en équipements de production durables sur PIB. Mais cette série présente des lacunes (par exemple, la série d’investissement en équipement/PIB d’Orlando Ferreres est interrompue entre 1988 et 1992, voir p. 302). En outre, la comparaison avec d’autres pays devient plus accessible si l’on considère la formation brute de capital fixe plutôt que les équipements et les machines. Par conséquent, nous avons pris ce ratio comme un indicateur du réinvestissement productif.

Entre 1970 et 2020, le ratio montre une nette tendance à la baisse. C’est-à-dire qu’un faible taux d’accumulation est évident pour un pays technologiquement en retard (faible ratio capital/PIB). Nous notons en particulier qu’au cours des 10 années allant de 2010 à 2019, le ratio moyen était de 17,8%. Et en 2020, il était de 16,6%. A titre de comparaison: en Chine, le ratio moyen entre 2010 et 2019 était de 43,3% en moyenne (Banque mondiale). En Inde, il est passé de 24% au milieu des années 1990 à un pic de 34% en 2008 pour retomber en 2012 à 30% (FMI); en 2020-21, il sera de 32,9%. En Corée du Sud, le ratio est supérieur à 30% depuis de nombreuses années; en 2020-21, il sera de 29,5% (Banque mondiale).

Sorties de devises et Argentine pays créancier

Les données ci-dessus doivent être mises en perspective avec le fait que la position nette des investissements internationaux de l’Argentine est, en 2020, positive pour 122 482 millions de dollars (Indec). Ce chiffre est le résultat de la soustraction d’un passif de 277 744 millions de dollars d’un actif de 400 225 millions de dollars. Cela signifie que, en termes nets, les résidents argentins sont créditeurs. En outre, il convient de noter que la position d’investissement nette de l’Argentine a augmenté de manière presque constante au cours des deux dernières décennies. En 2006, il était positif à hauteur de 6457 millions de dollars; en 2015, il était passé à 56 487 millions; pour atteindre dans le présent à 122 482 millions précités. Parmi les actifs, la monnaie et les dépôts occupent une place prépondérante: en 2006, ils s’élevaient à 74’282 millions de dollars; en 2015, ils étaient de 153’309 millions; en 2020, de 234’473 millions de dollars. Il s’agit de chiffres officiels. Il y a des raisons de supposer que d’importantes sommes d’argent ont quitté le circuit et ne sont pas enregistrées.

Voici donc la contrepartie de la faiblesse de l’accumulation productive: des dizaines de milliards de dollars quittent le circuit économique, soit parce qu’ils sont gardés «sous le matelas», placés dans des banques, dans des biens immobiliers à l’étranger, ou dans des paradis fiscaux. Ajoutons que, dans une large mesure, la dette extérieure a servi à financer cette sortie de capitaux (une autre partie de la dette est contractée pour payer la dette, une boule de neige qui continue de grossir). Nous constatons également que le manque d’investissements productifs et la fuite des capitaux donnent lieu à toutes sortes d’ingénieries financières qui continuent à alimenter la spéculation, la croissance du capital fictif, les investissements improductifs et toujours plus de dettes.

On peut le voir avec un exemple simple: les banques utilisent actuellement des dépôts qui rapportent 37% au déposant pour acheter des Leliqs (bons de la Banque centrale), qui rapportent 38%. Qu’est-ce que cela a à voir avec l’investissement productif? Absolument rien. Avec l’ajout que ces opérations qualifiées de «bicyclettes» se soldent, invariablement, par de nouvelles sorties de capitaux (par celui qui a fait de gros profits et qui parvient à sortir quelques minutes avant l’effondrement), plus de dette publique, et plus de capitaux à l’étranger.

A cet égard, il semble qu’il n’y ait pas de différences majeures entre les «alliés du capital financier international» et les «défenseurs du modèle national, populaire et productif». Certains préfèrent les Seychelles, d’autres les criques du Panama; certains préfèrent les coffres-forts des banques locales, d’autres ceux des banques uruguayennes. En bref, il y en a pour tous les goûts. Et il va sans dire qu’il y a aussi ceux qui, bien couverts, ne se lassent pas de dénoncer «le pillage de l’Argentine aux mains du capital financier international» et de proclamer que «la dette est celle du peuple». Tout simplement pittoresque!

Données complémentaires en Argentine aujourd’hui

L’autre visage de l’Argentine créancière est le manque d’emploi, les crises récurrentes, les «ajustements» des salaires, également récurrents, la stagnation et le retard, la misère et les millions de personnes condamnées à la paupérisation et à la marginalité. Selon l’Indec, au second semestre 2020, 31,6% des ménages et 42% de la population se situaient sous le seuil de pauvreté. 7,5% des ménages et 10,5% des personnes se trouvaient sous le seuil d’indigence (dans 31 agglomérations urbaines).

En outre, 20% de la population n’a pas accès à l’approvisionnement public en eau; 50 % des ménages n’ont pas accès aux égouts publics; 35 % de la population dépend uniquement de la couverture de santé publique [soit les soins fournis exclusivement par les faibles services de santé publique]; une personne sur trois vit dans un logement précaire. Les emplois précaires et les bas salaires sont monnaie courante.

Selon l’Université catholique d’Argentine, en 2020, 51% des personnes ayant un emploi sont des personnes qui développent des activités autonomes, non professionnelles ou réalisées dans de petites unités productives à faible productivité, à forte rotation et à lien faible ou nul avec le marché formel (La Nación, 27 mai 2021). En 2020, le revenu mensuel moyen des travailleurs du secteur micro-informel était de 21 475 pesos (si l’on considère qu’un dollar vaut 100 pesos, cela représente 214 dollars par mois). C’est 35,4% de moins que le revenu des salariés. S’y ajoutent les millions de personnes qui «ont perdu leur condition d’existence – la vente de la force de travail» (Marx) et survivent à peine grâce à des plans sociaux de misère. Tout cela dans le contexte de l’effondrement, via une forte inflation, des salaires réels. Encore une fois, il ne s’agit pas de maux temporaires. (Article publié sur le site Sin Permiso, le 29 mai 2021; traduction rédaction A l’Encontre)

Rolando Astarita est professeur d’économie à l’Université de Buenos Aires.

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