Tandis que la plupart des médias et des voix officielles saluent l’élection, le 13 mars 2013, d’un pape sud-américain (pour la première fois), jésuite préoccupé de charité chrétienne envers les pauvres (d’ailleurs lui-même vit modestement, nous rappelle-t-on), quelques journaux ont commencé à explorer la vie et les œuvres de Jorge Mario Bergoglio durant la dictature militaire en Argentine, de 1976 à 1983 (30’000 morts et disparus, selon un bilan communément admis).
Mais que reproche-t-on exactement à Jorge Mario Bergoglio, qui était Provincial de l’Ordre de Jésus (la plus haute autorité jésuite du pays) lors du coup d’État en Argentine, le 24 mars 1976, puis qui a officié comme curé et recteur d’une faculté de théologie à partir de 1980?
Marquées par des dictatures militaires qui continuent d’essaimer en Amérique du Sud aussi vite que s’expriment des mouvements contestataires de gauche et d’extrême gauche, les années 1970 agitent aussi les esprits de nombreux catholiques. L’Eglise en tant qu’institution ne porte que rarement la contradiction aux pouvoirs militaires. Mais pour la base, c’est une autre histoire: la «Théologie de la libération» est en plein essor et se radicalise en Argentine à travers le Mouvement des prêtres pour le tiers-monde, de 1967 à 1976.
Ce sont des prêtres engagés socialement dans les quartiers pauvres, dans les bidonvilles, dont les idées marquées à gauche dérangent leur propre hiérarchie. Car, à l’époque, nationalisme et catholicisme se confondent au point qu’il «était presque naturel pour le clergé argentin de prendre la défense du régime», explique un professeur d’histoire au New York Times du 17 septembre 2007. Et comme le rappelle Paulo A Paranagua [qui fut arrêté en Argentine sous la dictature, bien que d’origine brésilienne] sur son blog: «l’Église d’Argentine est une des plus contestées d’Amérique latine pour sa passivité, voire sa complicité, à l’égard de la dictature».
A son arrivée au pouvoir en 2003, Néstor Kirchner décide de revenir sur les lois d’amnistie et d’impunité décidées par le président Carlos Menem [1989-1995; 1995-décembre 1999]. Depuis, les enquêtes ont pu être rouvertes et les procès se succèdent. Deux anciens chefs de la junte, Jorge Videla et Reynaldo Bignone, ont déjà été condamnés plusieurs fois à perpétuité.
Sur ce chemin de la justice, l’Eglise n’a pas été épargnée: en 2007, un prêtre a été poursuivi et condamné pour complicité avec la dictature. Une première. Rappelons aussi que parmi les vingt victimes françaises figurent trois religieux: les sœurs Alice Domon et Léonie Duquet, et le père Gabriel Longueville. Alfredo Astiz, surnommé l’ange blond de la mort, a été condamné à perpétuité et par contumace en France en 1990, puis en Argentine en 2011 pour la disparition des religieuses.
Quant au procès des assassins du prêtre, il vient de se terminer. Le général Luciano Menéndez et deux autres tortionnaires ont été condamnés en décembre 2012 à la peine maximale par un tribunal de La Rioja pour le meurtre de Gabriel Longueville et de son vicaire Carlos de Dios Murias en 1976. Au cours du procès, le prêtre défroqué Délfor Brizuela, devenu député kirchneriste [proche de la présidence Kirchner], a accusé la hiérarchie catholique de complicité et dénoncé les persécutions de prêtres sous la dictature, ce que le quotidien Los Andes du 2 novembre 2012 a rapporté.
Les juges ont eux aussi employé ce terme de «complicité», soulignant la «persistance» de cette «attitude réticente des autorités ecclésiastiques et même de membres du clergé pour nous éclairer sur les crimes que nous sommes en train de juger», comme l’a noté le quotidien Pagina 12 du 13 février 2013 dans un article relevé par le quotidien catholique français La Croix du 14 février 2013. À ce moment-là, fin 2012, la plus haute autorité catholique argentine s’appelle Jorge Bergoglio.
Le 14 mars 2013, 40 accusés de répression dans le camp de concentration de La Perla sont entrés dans la salle d’audience portant sur leur veste un ruban aux couleurs du Vatican. Ils sont accusés de crimes contre l’humanité.
Un pape dans lequel ils se reconnaissent.
L’arrestation de deux jésuites
Dès après le conclave de 2005, lors duquel Bergoglio avait fait figure d’outsider face au futur Benoît XVI, le cardinal Bergoglio avait publié son autobiographie intitulée El Jesuita (Le Jésuite), dans laquelle il défendait son rôle de Provincial des jésuites sous la dictature. C’était une réponse aux accusations des prêtres jésuites Orlando Yorio et Francisco Jalics, qui l’accusaient ni plus ni moins que de les avoir dénoncés comme «dangereux» aux militaires: ils furent arrêtés et torturés pendant cinq mois en 1976. Ils étaient jugés dangereux car impliqués auprès des pauvres dans les bidonvilles.
Ce livre était une belle opération de communication de Bergoglio pour laver son image, a estimé Horacio Verbitsky en 2010 dans le quotidien de Buenos Aires Pagina 12. Le journaliste a longuement expliqué le rôle de l’Église dans le livre El Silencio (Le Silence), du nom d’une île proche de Buenos Aires, lieu de villégiature de l’archevêque avant de devenir l’un des centres de détention secrets de la dictature…
Concernant le rôle de Bergoglio dans l’arrestation des deux prêtres, Verbitsky assure qu’il leur a retiré, à eux et à d’autres, la protection de l’ordre des jésuites. Il a reproduit des documents prouvant que Bergoglio a informé la junte que l’un des prêtres avait des contacts avec la guérilla, comme le rappelle le quotidien mexicain La Jornada. Dans cette affaire, Bergoglio s’est défendu en assurant avoir fait le nécessaire auprès des ex-dictateurs Jorge Videla et Emilio Massera pour obtenir leur libération.
Francisco Jalics a donné sa version de l’histoire dans le livre Ejercicios de meditación (1995), dans lequel il expliquait que travailler dans les bidonvilles était à l’époque interprété comme un soutien à la guérilla. «L’homme m’a promis qu’il ferait savoir aux militaires que nous n’étions pas des terroristes. Par les déclarations ultérieures d’un officier et 30 documents que j’ai pu consulter plus tard, nous avons pu vérifier sans aucun doute possible que non seulement cet homme n’avait pas rempli sa promesse mais que, au contraire, il avait présenté une dénonciation fausse aux militaires», rapporte le quotidien espagnol El Pais du 14 mars 2013. Cet «homme», c’est Jorge Bergoglio.
La condamnation du père von Wernich
En octobre 2009, un prêtre est pour la première fois condamné, dans la ville de La Plata, à la prison à perpétuité. L’aumônier Cristian von Wernich assistait non seulement aux interrogatoires sous la torture et avait libre accès aux centres de détention, mais il a aussi extorqué des aveux sous le sceau de la confession, qu’il a ensuite transmis aux bourreaux.
Au moment du procès, Bergoglio était déjà cardinal, archevêque de Buenos Aires et primat d’Argentine. C’est lui qui a été chargé de dégager l’Église de toute responsabilité dans cette affaire. Le père Capitanio, un autre prêtre appelé à la barre des témoins, a, lui, osé dire que «l’Église n’a pas tué» en tant qu’institution, mais que ses positions ont été «scandaleusement proches de la dictature, à un degré de complicité rare». [1]
Les appels à témoignage
Bergoglio a refusé deux fois, en raison de ses hautes fonctions ecclésiastiques, d’aller témoigner au tribunal lors du deuxième procès sur les crimes de l’École de mécanique de la marine (ESMA), le tristement célèbre centre de torture de Buenos Aires, dont peu de personnes sont sorties vivantes, aujourd’hui transformé en Espace pour la mémoire. Le tribunal s’est donc déplacé à l’archevêché, en 2010, pour entendre ses explications sur la disparition des deux jésuites.
En 2011, un avocat argentin et l’association des Grands-Mères de la Place de Mai ont demandé que le cardinal-archevêque soit entendu comme témoin dans le procès pour vol de bébés, comme l’a écrit le quotidien catholique français La Croix. Pendant la dictature, les jeunes femmes enceintes étaient gardées en vie jusqu’à l’accouchement, et leur enfant ensuite volé pour être confié à une famille inconnue. Les «grands-mères» recherchent ces enfants, dont le nombre est estimé à 500. Jorge Bergoglio a juré n’avoir eu connaissance de ces enlèvements de bébés qu’après le retour de la démocratie. Et pourtant, a rappelé le quotidien Pagina 12, Estela de la Cuadra, sœur et tante de deux victimes, a assuré que Bergoglio avait reçu en 1979 son père, qui recherchait sa fille enceinte disparue en 1977. Jorge Bergoglio lui avait remis une lettre qui l’aiderait à retrouver la trace de l’enfant né en détention et «offert» à une autre famille.
Adolfo Pérez Esquivel, militant des droits de l’homme, victime de la dictature et prix Nobel de la paix, a, lui, pris la défense du pape François: «Il y a eu des évêques complices mais pas Bergoglio», a-t-il déclaré à BBC-Mundo [2].
Les procès ne sont pas terminés en Argentine, certains s’étalent sur des années. Le pape François sera-t-il appelé à témoigner?
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Article publié sur le site Mediapart
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[1] Le 10 octobre 2010, Monique Mas, pour RFI, écrivait: «Un prêtre catholique, Cristian Von Wernich, a été condamné [le 9 octobre 2010] à une peine de prison à perpétuité par une cour de La Plata pour son implication dans sept meurtres, 31 cas de tortures et 42 enlèvements sous la dictature militaire (1976-1983) dans la province de Buenos Aires où il officiait comme aumônier de la police.» Puis, elle continuait: «Il est clair que Von Wernich n’avait pas de fonction pastorale, mais qu’il jouait un rôle dynamique et qu’il était un meneur d’interrogatoires habituels dans ces centres de détention», a indiqué le procureur Carlos Dulau Dumm dans son réquisitoire. Sous le gilet pare-balles passé sur ses habits de prêtre et derrière la vitre blindée protégeant le banc de l’accusé, Von Wernich a joué les martyrs, avec l’appui d’un groupe catholique d’extrême droite venu manifester aux portes du tribunal. […] Citant la Bible, réclamant une «réconciliation» de tous les Argentins, Cristian Von Wernich a tout nié, jurant ses grands dieux qu’il sillonnait les centres de torture pour apporter un soutien spirituel aux détenus, vouant aux gémonies les témoins venus assurer qu’il avait trahi aux bourreaux les aveux et les noms extorqués sous le sceau de la confession. A l’issue de la «Guerre sale» lancée contre l’opposition de gauche par la junte militaire après l’arrivée au pouvoir, en mars 1976, du général Jorge Videla, Cristian Von Wernich avait continué d’exercer son ministère dans une paroisse avant de partir officier au Chili en 1998 sous une fausse identité. Pour sa part, la junte avait pris les devants pour s’amnistier des crimes commis sous la dictature qui a cédé le pas au régime civil de Raul Alfonsin en octobre 1983. Des lois dites du «point final» ou de «l’obéissance due» devaient garantir l’immunité des militaires et de leurs affidés. Elles ont finalement été déclarées inconstitutionnelles en 2003. La justice des hommes a rattrapé Cristian Von Wernich cette année-là. Alors âgé de 65 ans, le prêtre a été retrouvé au Chili et extradé en Argentine pour être déféré devant le tribunal de La Plata, à une soixantaine de kilomètres au sud de Buenos Aires, la région où il a sévi. Très influente dans le pays, l’Eglise catholique a gardé le silence pendant le procès. Le cardinal Jorge Bergoglio, archevêque de Buenos Aires et primat d’Argentine, se chargeant de dédouaner l’épiscopat à l’énoncé du verdict en assurant que «si un membre quelconque de l’Eglise avait cautionné, par recommandation ou par complicité, la répression violente, il aurait agi sous sa responsabilité, péchant ainsi gravement contre Dieu, l’humanité et sa conscience». (Rédaction A l’Encontre)
[2] Adolfo Pérez Esquivel, prix Nobel de la Paix, en 1980, pour ses activités comme défenseur des droits humains, a affirmé à la journaliste de BBC-Mundo: «Il y a eu des évêques qui furent complices de la dictature, mais pas Bergoglio. A Bergoglio on l’a attaqué parce qu’il n’a pas fait le nécessaire pour sortir deux prêtres de la prison.» Dans le quotidien de Buenos Aires, Pagina 12 – au sein duquel divers journalistes juifs écrivaient – Horacio Verbitsky, reconnu dans la profession, a rassemblé des témoignages de diverses personnes. Ils ont certifié qu’au moment où Bergoglio était Provincial de la Compagnie de Jésus (des Jésuites donc) en Argentine, lors de la dictature militaire, il enleva toute protection à deux prêtres qui effectuaient un travail social dans les quartiers pauvres, une des cibles sociales et politiques des divers agents de la dictature. Les deux religieux – Orlando Yorio et Francisco Jalics – furent emprisonnés dans le centre le plus redouté, où les tortures les plus effrayantes étaient monnaie courante, l’ESMA (Escuela mecanica del Armada). On peut trouver des informations précises à propos de l’ESMA sur le site Espacion Memoria: http://www.institutomemoria.org.ar/exccd/esma.html. Les deux religieux furent libérés cinq mois plus tard. C’est en 2010 que Pagina 12 commença son enquête sur le futur «François 1». (Rédaction A l’Encontre)
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