Par Eduardo Castilla
Actuellement le kirchnerisme accumule les gestes pour garantir la gouvernabilité à Mauricio Macri, alors qu’il y a à peine quelques jours il était caractérisé comme celui qui allait appliquer un ajustement structurel brutal [dévaluation avec effet inflationniste, privatisations, attaque aux «aides sociales», etc.].
Cela n’implique pas que l’ajustement ne va pas être mis en œuvre, effectivement. Bien au contraire, à chaque moment [depuis la victoire électorale] ses contours sont de plus en plus clairs. C’est ainsi que hier, le 27 novembre, le journaliste Marcelo Bonelli [dans le quotidien Clarin] a révélé ce que serait le plan que proposent d’appliquer immédiatement les partisans de Mauricio Macri, au tout début de son mandat: la dévaluation du peso mettrait le taux de change officiel du dollar à 13 ou 14 pesos [ce qui serait l’équivalent d’une dévaluation de 40% sur le marché officiel], en même temps que serait appliquée une modification importante de l’impôt sur les revenus [que paient actuellement plus d’un million de salariés; selon les documents techniques, le seuil d’imposition sera plus élevé et fixé pour les revenus supérieurs à 30’000 à 40’000 pesos].
Macri chercherait ainsi à donner à son gouvernement naissant un ancrage social plus solide dans les franges ouvrières ayant les revenus les plus élevés, tout en lançant une mesure [dévaluation] qui frappera les salaires de l’ensemble de la classe travailleuse.
Cette dévaluation répond à la demande «urgente» lancée par le grand capital. Or, comme l’explique le journaliste Alejandro Bercovich, cette exigence se traduit déjà dans les faits, avec des secteurs patronaux qui augmentent les prix en fonction de la hausse du dollar, comme annoncé par Cambiemos [la formation soutenant Macri] au cours de la campagne.
Les causes de la voie choisie pour ce type d’ajustement sont dictées par l’ensemble du «pays bourgeois», et non par les simples désirs néolibéraux du macrisme et du nouveau président. Si l’ensemble du péronisme se voit à chaque instant obligé de réitérer son rôle de «collaboration» et de garant de la gouvernabilité, c’est parce qu’il doit se justifier devant ce même pays bourgeois. Et cela alors qu’il est à terre et frappé par la défaite.
Chacun forge (ou tente de forger) son avenir
Le kirchnerisme a construit son pouvoir sur la polarisation discursive avec des acteurs d’un cycle politique et social précédent durement ébranlé par la crise de 2001.
Au cours de la dernière décennie, le «pejotisme» [politique du Parti justicialiste péroniste] a dû se subordonner à cette faction politique sous la double contrainte du prestige politique du kirchnerisme et des ressources centralisées du pouvoir national, dont dépendait une part essentielle du fonctionnement des provinces. Un système de «primes et de châtiments» qui, soit dit en passant, est pour beaucoup dans le gigantesque vote anti-scioliste [Daniel Scioli, candidat à la succession de Cristina Kirchner] à Cordoba.
Suite à la défaite électorale, le nouveau contexte politique oblige tous ceux qui se reconnaissaient dans le péronisme à se chercher un avenir. Cela se fait – il ne pouvait en être autrement – en s’en prenant aux rivaux internes du camp péroniste. Outre la guerre des factions, il y a les objectifs personnels de chaque dirigeant, obligé de se battre pour maintenir sa place.
C’est ainsi, dans ce champ de boue, que Scioli joue ces jours-ci la carte du «grand homme d’Etat», cherchant à promouvoir un horizon politique que, paradoxalement, il n’avait jamais déployé au cours des récentes années. Ce vendredi 27 novembre, il a affirmé qu’il avait accepté rapidement la défaite «parce qu’il percevait une tension et une attente très grandes» et «qu’il n’allait pas tenir en haleine l’Argentine et générer des situations qui pouvaient avoir quelques traits violents». C’est ainsi qu’il tente de revêtir la défaite électorale d’un certain «héroïsme». Ce genre de récit personnel peut difficilement émouvoir quiconque. Sa déclaration qu’il va «collaborer» avec Macri et qu’il a «entendu le message du changement» vont dans le même sens de tenter de se situer au-dessus des «petites échauffourées».
La guerre des factions
La lutte à l’intérieur du péronisme est également menée pour être la faction qui aura le rôle principal au moment de «jouer» le jeu parlementaire dans le Congrès. Ce vendredi s’est imposée avec insistance la rumeur selon laquelle José Luis Gioja [gouverneur péroniste, depuis 2003, de la province de San Juan] serait le leader du bloc de députés péronistes. C’est ce qu’a affirmé Carlos Kunkel [député de Buenos Aires], glaive du kirchnerisme dans ce Congrès. Les versions les plus répandues disent que le kirchnerisme connaît une hémorragie. Il aurait préféré la continuité de Juliana Di Tulio [autre députée de Buenos Aires].
Mais dans le nouveau schéma du pouvoir politique qui se dessine dans le pays les gouverneurs ont un poids considérablement plus important que le Congrès. Ou, pour le formuler plus précisément, ce sont eux qui peuvent orienter le fonctionnement du Congrès. Le kirchnerisme se trouve écarté du centre de la scène parlementaire par le péronisme plus traditionnel, celui des caciques territoriaux qui dirigent 33% du territoire national ainsi que de nombreux districts. L’énorme majorité des parlementaires du bloc du Front pour la victoire (FPV-front qui a soutenu Daniel Scioli) appartiennent à ce secteur, alors que le kirchnerisme n’en a qu’une vingtaine. Une simple comparaison permet de comprendre d’où vient le pouvoir pour imposer J. L. Gioja.
Comme le lecteur peut bien se l’imaginer, il n’y a aucune contradiction de principe entre les deux secteurs. Aussi bien Cristina Fernandez Kirchner que Daniel Scioli ont soutenu Gioja ces années passées. Le gouverneur de San Juan a été l’un des meilleurs investissements de la Barrick Gold [firme canadienne dont le siège est à Toronto] et des grandes transnationales minières. La présence du gouvernement provincial de Gioja – et surtout de sa police – était là pour garantir la rentabilité de ces firmes.
Deux autres bagarres s’inscrivent dans le même ordre de tensions: celle pour définir les institutions dirigeantes du Parti justicialiste et celle pour l’Auditoría General de la Nación [Cabinet d’audit général de la Nation, organisme, créé en 1992, qui assiste techniquement le Congrès dans le contrôle de l’ensemble des dépenses du secteur public]. Ce dernier passera en mains du péronisme dans quelques jours. Ce vendredi, Julian Dominguez [président de la Chambre des députés], ami intime des grandes associations patronales de l’agro-business, a affirmé que la défaite du péronisme dans la province de Buenos Aires était due au fait que cette région «s’est embourgeoisée». Il a ajouté qu’une «rénovation» était nécessaire. C’est une affirmation paradoxale de la part d’un personnage qui est dans les rangs de cette force péroniste depuis des décennies et qui a passé par le menémisme [Carlos Menem], par le duhaldisme [Eduardo Duhalde] et le kirchnerisme.
En même temps, il a donné deux précisions. D’une part, il a déclaré – et là on pouvait s’y attendre – qu’il n’appuierait «en aucune façon» Anibal Fernandez en tant que titulaire du Cabinet d’audit général de la Nation. D’autre part – et là c’était plus frappant – il a déclaré que la place de Cristina Fernandez Kirchner dans l’avenir du Parti justicialiste «dépendrait de ce que diraient les gens». C’est un bon euphémisme pour laisser entendre que désormais tous devraient ramer, y compris la (bientôt) ex-présidente.
Faciliter la transition
Ce vendredi 27 novembre a eu lieu la rencontre attendue entre Anibal Fernandez [chef du cabinet ministériel de Cristina Kirchner] et Marco Peña [secrétaire général de la ville de Buenos Aires dirigée par Macri]. Elle s’est déroulée non pas dans un bar comme l’avait suggéré en guise de plaisanterie l’actuel chef de cabinet, mais dans la Casa Rosada [siège du pouvoir exécutif] elle-même. «Hannibal» s’est justifié en expliquant que c’était sur la «demande explicite» de la présidente. Sans aucun doute. Depuis plusieurs jours Cristina affirmait qu’on ne «mettrait pas des bâtons dans les roues» de la transition [du kirchnerisme au macrisme].
C’est ainsi que la consigne de toutes les ailes du péronisme est d’«assurer la gouvernabilité». Chacun cherchera ensuite à canaliser le mécontentement populaire à l’égard du macrisme vers sa propre boutique. En attendant, le fait d’aider le nouveau gouvernement, de «demander à Dieu de l’éclairer» et y compris de lui allouer un ministre font partie intégrante du sérieux qu’il s’agit de démontrer face à la classe dominante.
Le kirchnerisme a aidé au sauvetage du pays bourgeois après la crise de 2001, en contribuant à recomposer le prestige d’institutions dévalorisées. Il a collaboré durant presque une décennie à assurer la gouvernabilité du macrisme dans la ville de Buenos Aires, en garantissant les normes qu’impulsait Propuesta Republicana [alliance électorale créée en 2005 qui a assuré l’élection de Macri dans la capitale argentine] en faveur du grand capital; en respectant à la lettre la grande propriété capitaliste, au-delà de ses discours contre les «corporations».
Rien n’indique donc qu’il jouera maintenant la carte de la déstabilisation. Cela n’est pas inscrit dans ses gènes. La génétique lui dicte au contraire le plus strict attachement aux normes capitalistes lorsque ce sont les profits de leurs chefs qui sont en jeu. Les dirigeants, champions dans la dénonciation de «l’ajustement macriste» sont déjà en train de montrer ce qu’ils ont vraiment dans le ventre.
La transition en cours montre que le «croque-mitaine» des ajustements sauvages n’était qu’un épouvantail démagogique. Si Scioli avait été au pouvoir il aurait agi de même. C’est pour cela qu’il va maintenant collaborer avec Macri.
Seule la gauche classiste, celle qui a été dans la rue ces 12 dernières années aux côtés de la classe travailleuse et qui a affronté la bureaucratie syndicale péroniste-kirchneriste ainsi que les grandes associations patronales, peut être une alternative qui prendra une part active dans l’affrontement social et politique face à l’ajustement qui se profile. (Article publié dans La Izquierda Diara, le 28 novembre 2015. Traduction A l’Encontre)
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