Entretien avec Nejib Sellami, syndicaliste UGTT de l’enseignement secondaire et militant du PPDU (Front populaire)

Manifestation du 31 juillet au 1er août 2013
Manifestation du 31 juillet au 1er août 2013

Propos recueillis par Alain Baron

Les partisans et les opposants du gouvernement tunisien se sont mobilisés dans la nuit de mercredi 31 juillet au jeudi 1er août, une semaine après l’assassinat de Mohamed Brahmi (voir sur ce site article-dossier en date du 26 juillet 2013). Cet acte criminel a stimulé une nouvelle «crise nationale».

Ainsi, à Tunis, des milliers de manifestant·e·s réclamaient la dissolution de l’Assemblée nationale constituante (ANC) et du gouvernement, dirigé par les islamistes d’Ennahda. Ils se sont réunis devant le Parlement une grande partie de la nuit. Samir Taïeb – actuellement membre de la coalition l’Union pour la Tunisie – qui réunit Nidaa Tounes, Parti républicain et Voie démocratique et sociale, après avoir absorbé Ettajid son «parti» initial –, l’un des quelque soixante députés d’opposition participant à ce mouvement, a de nouveau affirmé que le mouvement continuerait jusqu’à ce que ces deux objectifs soient atteints. Très proches géographiquement, les partisans du régime étaient aussi présents par milliers, moins nombreux, selon tous les rapports de presse.

Ennahda a déclaré être favorable à un remaniement gouvernemental, à un gouvernement «élargi», mais le parti islamiste refuse de quitter le gouvernement ou de dissoudre l’Assemblée nationale constituante (ANC) au nom de la légitimité électorale. L’argument: Ennahda est arrivé en tête des élections en octobre 2011. Or, l’ANC est bloquée depuis des mois car dans l’impossibilité de réunir les deux tiers des voix nécessaires pour l’adoption de la Constitution.

La «crise nationale» s’aiguise avec la «démonstration» par l’armée de «l’ampleur du terrorisme» aux frontières. Selon l’AFP: «le directeur de la Garde nationale de Mhamdia (30 km au sud de Tunis), Mohamed Jouhri, a indiqué à la radio Shems-Fm être sûr que l’engin visait ses troupes. Il a affirmé: «Cette zone est connue pour les patrouilles 24h/24 de la Garde nationale. Ceux qui ont posé cette bombe le savaient.» «Aucune piste n’a été évoquée, alors que lundi 29 juillet huit militaires ont été tués dans une embuscade au mont Chaambi (ouest, frontière algérienne) – une zone où un groupe armé lié à Al-Qaida selon les autorités est traqué depuis décembre.»

Le chef d’Ennahda, Rached Ghannouchi, a souligné mercredi 31 juillet 2013 que son parti majoritaire est «pour le dialogue, l’unité nationale et le consensus mais considère que l’ANC est une ligne rouge car elle est la source de la légitimité».

Le ministre de l’Education a remis sa démission, tout en restant à son poste «jusqu’à la fin de la crise». Celui de l’Intérieur a réclamé un nouveau gouvernement et a «envisagé» de démissionner. Ettakatol, le parti allié laïc d’Ennahda, a réclamé la dissolution du cabinet sans pour autant quitter la coalition gouvernementale. Le «danger du chaos» et du «terrorisme» – des actions de groupes terroristes semblent effectives à la frontière, bien que les informations vérifiées manquent à ce sujet, une fois les diverses rumeurs et affirmations militaires écartées – est invoqué par des secteurs de l’armée pour instaurer une politique «sécuritaire». Sur le plan institutionnel, malgré la promesse d’élections pour le 17 décembre 2013 formulée par le premier ministre Ali Larayedh, aucune avancée n’est en vue. L’impasse institutionnelle est manifeste; le boycott de l’ANC par une soixantaine de députés ne chamboule pas la situation et la pression à la consolidation d’un «front» interclassiste est grande. C’est dans ce contexte, résumé à grands traits, que l’on doit lire les propos recueillis par Alain Baron d’un dirigeant de l’UGTT (Union générale tunisienne du travail) et la déclaration de la LGO (Ligue de la gauche ouvrière). (Rédaction A l’Encontre)

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Une vague de mobilisation de grande ampleur

Le mouvement dans le pays est très important. Toutes les nuits, des manifestations ont, notamment lieu un peu partout dans le pays. Un gigantesque sit-in a eu lieu, par exemple, la nuit du mardi 30 juillet au Bardo, devant l’Assemblée nationale, avec environ 50’000 participants. Etaient notamment présents le Front populaire, l’UGTT, ainsi que d’autres partis.

Simultanément se tenait un peu plus loin le rassemblement d’Ennahda qui regroupait entre 10’000 à 15’000 personnes. Il s’agit de la vague de mobilisation la plus importante que le pays ait connue depuis deux ans et demi. Par son ampleur et sa durée, elle rappelle un peu la période de la mi-janvier 2011 lorsque Ben Ali avait été chassé du pouvoir.

Nous sommes en période de congés scolaires, et les enseignants sont dispersés dans l’ensemble du pays. Un grand nombre de syndiqués s’implique dans les discussions ayant lieu dans les locaux de l’UGTT là où ils sont en congés. Ils ne peuvent pas se mettre en grève, mais ils sont peut-être plus mobilisés que s’ils n’étaient pas en vacances.

Beaucoup pensent d’ailleurs qu’en ce moment les mouvements de rue sont plus efficaces que les grèves.

Dans pas mal de régions, la population demande le renvoi du gouverneur (l’équivalent en France des préfets). C’est la mise en œuvre du mot d’ordre de dissolution des autorités régionales de l’Etat. Le siège du gouvernorat de la région de Sidi Bouzid est par exemple bloqué par la population, et le gouverneur ne peut plus entrer dans les locaux. Des situations semblables existent à Siliana, au Kef, à Sfax, etc. Il en va de même dans plusieurs délégations (sous-préfectures), notamment dans les régions de Sidi Bouzid et Sfax.

Pour l’instant, les responsables ne pouvant plus accéder à leurs bureaux sont officiellement toujours en place, et personne n’a été mis à leur place.

L’assassinat de 9 soldats le 29 juillet par des terroristes islamistes dans la région du Mont Chaambi (vers la frontière ouest avec l’Algérie) a traumatisé le pays. Deux bombes ont récemment éclaté dans la région de Tunis: samedi 27 au matin contre un véhicule de la police maritime à La Goulette, et ce matin (mercredi 31 juillet) dans la banlieue sud-ouest de Tunis. Cette dernière était visiblement destinée à faire sauter un véhicule des gardes mobiles, car elle a été déclenchée quelques instants avant l’arrivée de l’un d’entre eux. On suppose donc maintenant que les terroristes ciblent les forces de l’ordre. La population s’inquiète, car ces bandes armées commencent à s’implanter partout, y compris même à Tunis. La peur se répand que de telles bombes éclatent sur les places publiques, dans les supermarchés, etc. Cela complique la situation en Tunisie.

Ennahda refuse de dissoudre le gouvernement

Le Premier ministre a déclaré lundi 29 juillet que ceux qui demandent la dissolution du gouvernement ne sont qu’une minorité d’anarchistes. Il a ajouté que le gouvernement allait continuer à accomplir ses tâches car c’est un gouvernement élu par le peuple, et qu’il n’y avait donc pas de raison pour qu’il arrête ses activités. Il y a eu un petit changement mardi 30 où le bureau exécutif d’Ennhadha a proposé aux autres partis la formation d’un gouvernement d’union nationale. Ce serait un simple remaniement: certains des ministres actuels seraient remplacés par d’autres.

Mais le Front populaire et d’autres partis, l’UGTT, les associations dont la Ligue tunisienne des droits de l’Homme, l’UTICA (patronat) ne veulent pas de cela. Ils demandent:

• La dissolution totale du gouvernement actuel et la mise en place d’un gouvernement indépendant de tout parti;

• La révocation de responsables nommés par Ennahda parmi ses membres ou ses proches, et occupant des postes clés au sein des structures de l’Etat ainsi que dans les entreprises publiques. Il s’agit notamment de gouverneurs de régions, de responsables du Ministère de l’Intérieur, d’ambassadeurs, de consuls à l’étranger, etc.;

• La dissolution des milices islamistes, dont les «Ligues de protection de la révolution», et la traduction devant la justice de leurs membres ayant commis des violences.

Les seuls partis acceptant de gouverner éventuellement avec Ennahda sont les satellites  d’Ennahda: par exemple le CPR et des partis qui en sont issus comme le parti Wafa. Ces partis n’ont aucune crédibilité. Même Ettakatol [ex-FDTL, section actuelle de l’Internationale socialiste, ce parti participe au gouvernement Ennahdha depuis fin 2011, son principal responsable est président de l’Assemblée nationale constituante] demande maintenant un gouvernement indépendant des partis.

Deux différences importantes avec les situations passées

Après l’assassinat de Chokri Belaïd, le Premier ministre Jebali avait réussi à démobiliser la population en annonçant la dissolution de son gouvernement pour mettre en place un gouvernement «de technocrates». Ce n’est qu’une semaine ou deux plus tard que la population s’est rendu compte que cette initiative de Jebali n’était qu’un calmant pour faire retomber la mobilisation.

De plus, certains partis comme Joumhouri (ex-PDP de Chebbi), qui étaient au début d’accord avec le Front Populaire, étaient à l’époque entrés dans les combines d’Ennahda.5

La situation est aujourd’hui différente: La majorité des Tunisiens ont tiré les leçons de cet épisode: on ne peut pas se tromper deux fois pour la même cause. Aujourd’hui, face à des propositions d’ouvertures  d’Ennahda, le mouvement populaire continuera tant que ne seront pas obtenus: 1° la dissolution du gouvernement actuel; 2° la mise en place d’un nouveau gouvernement, indépendant des partis, sur la base d’une discussion avec le Front de salut, l’UGTT, etc.; 3° la dissolution des LPR, 4° la mise en place d’une commission de personnalités revoyant les nominations dans les postes clés de l’Etat.

Au cas où Ennahda acceptait clairement cela et ensuite ne l’appliquait pas, je pense que les mobilisations iraient en s’amplifiant.

Faire tomber le pouvoir actuel

• D’un côté, Ennahda ne veut pas céder le pouvoir. Depuis des mois, il met la main méthodiquement sur les rouages de l’Etat, de façon à gagner ensuite les prochaines élections par tous les moyens.

• De l’autre, le Front populaire à lui tout seul n’est pas en capacité de faire tomber le gouvernement. Pour y parvenir, il est possible d’agir sur ce point avec les partis composant l’Union pour la Tunisie (Nidaa Tounes, Joumhouri, Massar, PTPD et PS) qui demandent aussi la démission du gouvernement et de l’ANC

A l’heure actuelle, plus d’un tiers des députés boycottent l’Assemblée nationale constituante (73 sur 217). Cela bloque l’adoption des certaines lois nécessitant une majorité des deux tiers, par exemple le vote d’une Constitution. L’aile marchante de ce boycott est les députés des partis appartenant au Front de salut, constitué samedi 26, et dont sont notamment membres le Front Populaire et Nidaa Tounes. (31 juillet 2013)

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Tous les efforts pour soutenir la mobilisation populaire révolutionnaire!

Déclaration de la LGO

Manifestation suite à l'assassinat de Mohamed Brahmi, criblé de balles le 25 juillet
Manifestation suite à l’assassinat de Mohamed Brahmi, criblé de balles le 25 juillet

Suite à l’assassinat du camarade Mohamed Brahmi, le coordinateur général du Courant populaire, leader du Front populaire et membre de l’Assemblée constituante, la Tunisie connaît une vague de protestations populaires massives contre la coalition au pouvoir dirigée par le parti réactionnaire et à la solde de l’impérialisme, Ennahdha. Des protestations sous forme notamment d’un sit-in populaire devant l’Assemblée constituante pour imposer sa dissolution, un début de prise de contrôle par les avant-gardes révolutionnaires des centres des pouvoirs locaux dans les régions ainsi que des noyaux de pouvoirs populaires révolutionnaires.

A l’instar du pouvoir de Ben Ali qui a été balayé par le soulèvement révolutionnaire, le pouvoir des frères musulmans tente de faire barrage à la marée populaire en essayant de terroriser les masses insurgées, de paralyser leur volonté, de réprimer leur lutte pacifique et de décourager leurs aspirations de parachever leur révolution afin de concrétiser leur émancipation politique et sociale et concrétiser leurs revendications. Il a utilisé ses milices et ses groupes “sécuritaires” privés et ceux centralisés dans le dispositif de l’Intérieur.

De ce fait, l’une des tâches primordiales des forces progressistes est de fournir plus d’efforts pour renforcer le mouvement populaire afin de lui permettre de résister à la répression de la coalition au pouvoir, de garantir son expansion populaire et de l’armer de tâches politiques directes qui lui permettront de faire chuter le pouvoir des frères musulmans. Ceci permettra aussi au mouvement populaire de déjouer toutes les manœuvres politiques provenant de l’extérieur du cercle de la coalition au pouvoir et qui tendent à contenir la colère populaire et plafonner ses revendications politiques à la question de dégager le gouvernement des frères musulmans pour faire place à un nouveau gouvernement qui entretiendrait les mêmes intérêts sociaux étroits, cependant sous le slogan trompeur de modernité et de démocratie.

La Ligue de la Gauche Ouvrière (LGO) considère que le devoir patriotique révolutionnaire exige que les partis et les organisations progressistes et le mouvement syndical et en premier lieu le Front populaire serrent les rangs et mobilisent toutes leurs forces pour:

– le soutien logistique et en effectifs du sit-in tenu devant l’Assemblée constituante et la consolidation de sa détermination jusqu’au renversement de celle-ci son remplacement par une commission d’experts qui travaillera pendant deux semaines à la révision de la copie de Constitution élaborée jusque-là par l’Assemblée constituante et qui parachèvera sa réécriture à la lumière des consensus entre les différentes parties prenantes et le présenter directement au référendum ;

– soutenir les conseils populaires régionaux et locaux, garantir leur implantation sur le terrain et leur représentativité démocratique de base et permettre une coordination entre ces structures non seulement en tant qu’instruments d’auto-organisation des masses révoltées qui assureront la radicalisation du mouvement populaire et serviront de soupape de sûreté pour faire face à toutes les tentatives de le contourner, mais aussi en tant que noyaux du futur pouvoir révolutionnaire ;

– la dissolution du gouvernement de la Troïka et la formation d’un gouvernement restreint, non partisan et pour une durée limitée jusqu’à l’organisation des élections dans un délai ne dépassant pas six mois et qui œuvrera notamment pour:

· assurer la sécurité publique et protéger les installations et les biens et veiller à démanteler les réseaux de trafic d’armes, les entrepôts de stockage et toutes les milices et les organisations “sécuritaires” des frères musulmans et salafistes djihadistes, de faire face à toutes les opérations terroristes, y compris les assassinats et de créer un climat de sécurité propice à la tenue d’élections libres et transparentes…

· prendre les mesures et les dispositions appropriées pour enquêter sur les assassinats et les crimes terroristes et assurer la neutralité de l’administration, des institutions publiques et les lieux de culte et d’examiner les nominations et désignations dans l’appareil d’État…

· élaborer un plan d’urgence pour la mobilisation générale des ressources financières nationales pour l’autofinancement du programme d’urgence économique et sociale du gouvernement…

· satisfaire les revendications des masses laborieuses et des jeunes qui ne peuvent plus supporter l’attente, et ce, pour remonter le moral des classes laborieuses et paupérisées et gagner leur adhésion continue au processus révolutionnaire…

· œuvrer à garantir les conditions appropriées pour stimuler et encourager la production nationale…

· suspendre l’accord conclu entre le gouvernement de la Troïka et le Fonds monétaire international et la convention de partenariat avec l’Union européenne…

· préserver les réserves de change et garantir leur bonne gestion…

Par ailleurs, la Ligue de la Gauche Ouvrière continuera à travailler avec constance au sein du Front Populaire pour renforcer ses efforts pour soutenir le mouvement populaire et défendre les revendications des masses laborieuses et tout le peuple tunisien et renforcer son poids politique dans la gestion de la phase actuelle et dans la direction du processus révolutionnaire.

La Ligue de la Gauche Ouvrière considère que le soutien de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT) aux revendications populaires, le positionnement franc de celle-ci du côté du mouvement populaire et son soutien continu seront les garants de la protection et de la continuité de ce dernier, de l’approfondissement de son caractère populaire et de la radicalisation de ses revendications et de sa victoire. (Tunis, le 29 juillet 2013)

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