Une des difficultés pour des révolutionnaires socialistes face à la révolution égyptienne, mais aussi face à toutes les tentatives actuelles – à quelque niveau que ce soit – des classes exploitées et opprimées à entrer-monter sur la scène politique est leur capacité à rompre avec des décennies d’attitudes propagandistes, durant lesquelles ils s’adressaient à quelques-uns pour tenter, aujourd’hui, de répondre aux besoins, aux aspirations et à la conscience de «multitudes» en mouvement.
Cela implique des changements profonds de tous les points de vue. Le plus important de ceux-là est donc cette capacité à représenter les masses en mouvement pour traduire en programme et politique ce que ces dernières comprennent et veulent de la situation. Cela veut dire s’adresser à elles et non plus à quelques individus à qui on explique la totalité du programme socialiste, ni non plus à des partis progressistes sur lesquels on essaie de peser par des conseils.
Cela signifie un dialogue permanent entre le «parti» et les masses en mouvement, une capacité d’écoute, de compréhension de ce qu’elles pensent et veulent et ensuite la capacité, le talent, d’exprimer en objectifs simples et pratiques ces besoins et aspirations.
Cela pour la période, le programme et, au jour le jour, la politique. Cela implique une révolution mentale au sein de la mouvance des révolutionnaires socialistes. Cela signifie encore avoir suffisamment confiance dans ses idées, le programme socialiste en général et l’expérience du mouvement ouvrier passé, pour arriver à saisir des logiques sociales, des enchaînements politiques dans l’apparente confusion des événements.
Pour ne prendre qu’un exemple au sujet de l’Egypte – mais on peut transposer le raisonnement ailleurs – parce qu’on ne connaît pas bien le mouvement de ceux d’en bas, parce qu’on a pris l’habitude dans des décennies de calme social de séparer le mouvement économique du mouvement politique, on ne voit pas, on ne comprend pas que dans des périodes comme celle que nous vivons, les frontières entre les deux s’estompent très rapidement dans les consciences des hommes et des femmes pour ne faire qu’un. En tout cas, ce serait le travail des révolutionnaires socialistes d’en dégager ce sens.
Ainsi lorsque les foules criaient «Dégage Moubarak» ou Ben Ali ou aujourd’hui Morsi ou Ennahda (en Tunisie), elles voulaient dire confusément dégage tout le système qui nous exploite et opprime depuis des décennies, représenté par la personne de Moubarak. Elles voulaient dire «dégage tous les petits Moubarak à tous les niveaux de l’État, l’administration, les directions d’entreprise» auxquels les exploité·e·s sont confrontés tous les jours. Et on a vu énormément de luttes où à des revendications économiques classiques était associée la revendication de «dégager» tel ou tel directeur, patron, responsable de service, gouverneur, policier, etc. Et toujours et encore aujourd’hui.
Dans la situation actuelle, il n’y a pas plus guère de frontières dans les esprits des plus avancés des exploité·e·s entre l’économique, le social et le politique, c’est une donné fondamentale de la situation et même de la période. Par contre ces frontières subsistent chez les militants fussent-ils socialistes et révolutionnaires. Et il n’y a aucun parti (ou alors des forces très réduites) pour tenter d’exprimer le fait que pour obtenir une vraie liberté, du pain et de la justice sociale, il faut non seulement dégager Moubarak et Morsi, mais aussi tous les petits Moubarak et Morsi à tous les niveaux.
Ça se dit parfois indirectement quand les révolutionnaires socialistes invoquent les comités populaires; il faudrait des comités partout. Certes mais les comités ne sont qu’une forme. La question est: avec quel programme, quelle politique? Et là aussi, silence, pour l’essentiel. Ce qui ne fait soit qu’entériner ce qui se fait, soit dire des généralités du genre, il «faut la révolution», «il faut renverser le capitalisme», «il faut une grève générale», etc. Les révolutionnaires socialistes en Égypte et ailleurs ne sont pas trop en avance sur les masses; ils sont, de fait, en retard.
Si on n’essaie pas de traduire ce phénomène (de dégager tous les petits Moubarak) programmatiquement (de manière générale) et politiquement (au jour le jour en fonction des événements), non seulement on ne peut pas exprimer ce qui se cache de logique sociale révolutionnaire au tréfonds des aspirations populaires, on ne peut pas faire apparaître clairement les frontières de classes, on ne peut pas s’appuyer dessus pour transformer ce sentiment en conscience. Et à partir de là, faire avancer cette conscience, cette compréhension de la situation par les masses, des rapports entre les classes elles-mêmes et de leurs représentants politiques, entre les classes et l’État en s’appuyant sur leur expérience propre. Mais, en plus, on ne comprend plus grand-chose soi-même à ce qui se passe. Et on finit par se désoler de l’immaturité politique des masses, de leurs illusions dans l’armée (janvier 2011), les Frères musulmans puis à nouveau l’armée (juillet 2013), et on finit encore par demander aux libéraux, démocrates, socialistes nassériens [Hamdeen Sabahi] de faire ce qu’ils n’ont pas envie de faire (ou on se désole qu’ils ne le fassent pas).
De fait ainsi, on finit en retour par subir au contraire les pressions provenant de ces milieux et à dire que le problème consiste à dénoncer, en priorité, la violence de l’armée à l’égard des Frères musulmans au prétexte que ça finirait par se retourner contre tous les droits démocratiques, les luttes sociales, les grèves leurs militants. Un mélange de conseils aux démocrates et de propagande générale.
Non le problème prioritaire c’est de donner un programme et une politique aux masses en mouvement, à des fractions importantes de ces dernières, qui cherchent leur émancipation économique et sociale. Lutter contre terrorisme comme le dit l’armée, pourquoi pas? Mais contre le premier des terrorismes qu’est la misère, l’exploitation qui exclut de toute démocratie réelle ceux qui ont faim, pas de travail, pas de logement, pas accès à l’eau, à la santé, à l’éducation….
Désigner les vrais terroristes qui sont les exploiteurs du genre humain à la campagne comme à la ville et qu’on retrouve certes chez les Frères musulmans, mais aussi et en plus grand nombre dans l’armée ou chez les libéraux du FSN. Lutter contre le terrorisme, oui, mais avec nos propres moyens, les comités pour se défendre de la violence des Frères musulmans et de l’armée, mais aussi des patrons et des directeurs et aller vers une fédération des comités en tout genre qu’on voit surgir ici ou là, avec un programme et une politique.
Sinon au fond, comme dans les périodes de calme social, on dira que l’immaturité de la conscience des masses ne permettrait rien sinon la propagande et les conseils aux progressistes. Alors décidément non, les Egyptiens ne sont pas des imbéciles. Le problème est ailleurs. (1er août 2013)
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Post-scriptum: les salarié·e·s du textile face à leurs patrons, au président Adly Mansour, au gouvernement de Hazem el-Beblawi, du général Al-Sissi et du ministre du Travail Abou Eita.
Dans l’industrie du textile une nouvelle mobilisation met à l’épreuve le gouvernement appuyé sur les militaires et le Ministère du travail. Les travailleurs et travailleuses de la firme Nasr Spinning and Weaving Company à Mahalla sont en grève depuis hier, le 31 juillet. Il proteste contre le retard pris dans le versement de leurs salaires et le non-versement de la prime – pour la période du Ramadan – correspondant à 3 mois de leur «participation au profit».
Depuis 12 jours des revendications similaires sont avancées par les travailleurs et travailleuses d’El Nasr Wool & Select Textiles Company (STA) à Aéexandrie, alors que ceux et celles de Misr Spinning and Bayda Dyers à Kafr al-Dawwar en sont à leur quatière jour de grève. A Damietta les salarié·e·s de Damietta Spining Company sont entrés en lutte pour les mêmes revendications.
Il n’a pas fallu longtemps pour que le nouveau gouvernement, qui a pris «ses responsabilités» suite à la destitution du gouvernement Morsi, se retrouve devant le même refus de diverses formes sensibles d’exploitations de la part de celles et ceux qui veulent «prendre leur destin en main». (Rédaction A l’Encontre)
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