«Ebola, une leçon tragique»

96ef977559656c344c79bb757581012be69c48c6Entretien avec Patrick Zylberman
conduit par
Juliette Demey

Patrick Zylberman est historien de la santé à l’École des hautes études en santé publique. Il a publié, en 2013, une étude remarquée, intitulée: Tempêtes microbiennes: Essai sur la politique de sécurité sanitaire dans le monde transatlantique (Gallimard, essai, 2013). Il analyse dans cet entretien la crise sanitaire et médiatique liée au virus Ebola en la comparant à d’autres épidémies qui ont touché le monde.

Il va donner une conférence publique le 11 décembre 2014, 20h, Grand Salon, Buffet de la Gare (CFF), Lausanne, co-organisée par le site A l’Encontre.

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La gestion actuelle d’Ebola bénéficie-t-elle de notre expérience passée?
Patrick Zylberman: Non, cette épidémie nous donne une leçon tragique. Depuis deux ou trois ans, on clame qu’on est prêts, qu’on organise des exercices pour habituer les médecins, les administrations en cas de crise. Nous sommes si satisfaits de nous-mêmes, y compris l’OMS, que lorsque la crise est là, on ne la voit pas! En dehors de MSF, personne ne s’en est alerté jusqu’en juin. Dès fin février des cas sont diagnostiqués en Guinée, mais il faut attendre le 8 août pour que l’OMS ne décrète l’état d’urgence sanitaire mondiale. Soit deux jours après que la présidente du Liberia ait fait part de sa crainte que son pays ne soit purement à cause de l’épidémie.

Ayant parcouru l’histoire des épidémies, comment jaugez-vous celle-ci?
Elle est très grave. Pas forcément dans le décompte des décès par rapport au paludisme ou à la tuberculose. Mais sa gravité peut aussi se mesurer au risque stratégique, avec le Liberia au bord de l’implosion. Au risque économique si en Afrique de l’Ouest la croissance est stoppée. Au risque politique avec le spectre des guerres civiles. Enfin au risque médiatique avec l’aggravation du fossé entre dirigeants, experts et populations. Si on peut la comparer à la peste, Ebola est aussi totalement moderne car globale. Dans les épidémies anciennes, l’agent infectieux pouvait circuler de Chine jusqu’en Grande-Bretagne mais cela restait un phénomène local.

Dans votre livre, vous décrivez comment depuis les années 1990 on a recours à la fiction pour gérer les crises sanitaires. Expliquez-nous.
La santé publique n’est plus seulement la prévention. On parle de préparation ou preparedness, c’est-à-dire l’ensemble du système mis en place pour qu’une épidémie n’éclate pas. L’idée de recourir à la fiction, une méthode utilisée par les militaires, est bonne au départ. On crée un scénario de crise épidémique découpé en unités (détection, identification du virus, neutralisation, sortie de la situation) pour s’entraîner et acquérir des réflexes. Or cet usage de la fiction vient croiser un changement de la pensée stratégique.

Vendredi, des employés remettent du matériel potentiellement contaminé au Centre pour le contrôle et la prévention des maladies à New York
Vendredi 14 novembre, remise de matériel potentiellement contaminé au Centre pour le contrôle et la prévention des maladies à New York

C’est-à-dire?
Les Américains ont été très déstabilisés après la fin de la Guerre froide : l’ennemi traditionnel avait disparu. Le Secrétaire d’Etat Colin Powell a dit un jour à des collègues : “Je suis très malheureux : Fidel Castro, Kim Il Sung, c’est fini. Je n’ai plus que des minables à me mettre sous la dent!”. Désormais, le véritable ennemi, c’est l’incertitude. Il n’a pas de visage, on ne peut pas établir de probabilité sur le risque qu’il représente mais il peut tomber du ciel. Ben Laden, les virus émergents, le voisin qui se révèle être un terroriste… Puisqu’on rejette les probabilités, un risque infime, même de 1%, devient une certitude. On s’y prépare.

En étudiant la sécurité sanitaire au cours des trente dernières années, vous parlez d’une redéfinition de ce concept. Que s’est-il passé?
A l’origine, la sécurité sanitaire se résumait plus ou moins à l’aléa thérapeutique, c’est-à-dire à garantir les patients contre les accidents, des opérations chirurgicales aux médicaments. Plusieurs éléments ont fait dériver cette idée qui recouvre aujourd’hui les noces plus ou moins acceptées de la santé publique et de la sécurité nationale.

Lesquels?
A partir de 1989, lors d’une conférence de l’Académie américaine des sciences à Washington, apparaît la notion de virus émergents. Soit un nouveau virus qui surgit dans la nature à cause de l’évolution humaine, soit un virus qui se dissémine dans de nouvelles populations. En 1995, l’attentat de Tokyo au gaz sarin, même s’il s’agit d’une attaque chimique, alerte l’administration américaine. Puis en 1999, vient l’audition de Ken Alibek devant le Sénat américain. Exfiltré par les Britanniques en 1993, cet ancien directeur adjoint de Biopreparat a tout raconté sur cette entreprise soviétique ultrasecrète dont l’objectif était de militariser les virus et notamment celui de la variole. Enfin, il y a la vague de lettres à l’anthrax en 2001.

Pour Ebola, cette préparation n’a pas suffi.
Non, car la décision ne suit pas. Ni les gouvernements occidentaux ni l’OMS, étranglée financièrement, n’ont réagi quand il le fallait. Ils portent une partie de la responsabilité des cas d’Ebola en Afrique de l’Ouest. Ils se basaient sur des modèles et s’attendaient à une épidémie circonscrite, “forestière”, à l’image des flambées d’Ebola depuis 1976. Le recours à la fiction a donc pu engendrer ce retard à l’allumage. Quand seul le “scénario du pire” déclenche l’action réelle des pouvoirs publics, cela devient néfaste. Voire tragique.

La médiatisation d’Ebola, virus déjà héros de fiction, a même précédé l’explosion des cas, dites-vous.
En effet. À la fin des années 1980, des singes de labo importés vers les États-Unis ont déclaré des symptômes d’Ebola. Les médias s’en sont emparés. Un scénariste et un romancier aussi. Cela a donné lieu au film Alerte, de Wolfgang Petersen, et au roman The Hot Zone, de Richard Preston. Une pop culture du drame sanitaire s’est créée autour du virus : X-Files, Contagion, Millenium, l’Armée des douze singes… Le problème, c’est la contagion de l’imaginaire et de la fiction. Les gens croient alors à ces histoires abracadabrantesques.

D’où les rumeurs, la théorie du complot?
Oui. Ce fonds universel, réinterprété en fonction des cultures, surgit dans toute crise épidémique : l’idée que la maladie serait une punition, une invention… Tout ce que l’on observe en Afrique de l’Ouest, on l’a vu par le passé en Europe ou aux États-Unis. Dans Le Hussard sur le toit, Giono raconte l’épidémie de choléra. En 1884, sur les 70 000 habitants de Toulon, 50 000 ont pris la fuite! Il décrit l’attaque contre les médecins soupçonnés d’avoir apporté l’épidémie ; la crainte des hôpitaux suspectés d’expérimentations. Yourcenar évoque dans L’Œuvre au noir comment la compassion vis-à-vis des malades se change en haine vis-à-vis des mourants, puis en haine des survivants. Voyez les commentaires abominables lors du rapatriement en France de l’infirmière de MSF infectée au Liberia…

Que révèle Ebola: l’état d’une démocratie, d’une société?
Avant tout l’état de pauvreté et de développement d’un pays, plutôt que sa maturité politique. Le Nigeria a pu lutter efficacement contre l’épidémie, car c’est un pays qui tire sa richesse du pétrole et qui était doté d’un système de santé.

Samedi 15 novembre, dans un centre de traitement contre Ebola, à Abidjan en Côte d'Ivoire
Samedi 15 novembre, centre de traitement contre Ebola, à Abidjan en Côte d’Ivoire

Quelle est la dernière expérience d’épidémie en France, en dehors du VIH?
La variole, en 1955 à Vannes (Morbihan). La préfecture a décrété la vaccination obligatoire de plusieurs cantons. En six jours, 70 000 personnes ont été vaccinées! Dans ce monde de 1955, on obtempère à la parole du médecin. Une épidémie de variole s’abat alors tous les deux ou trois ans en France, on a cette expérience, on a vu des gens en mourir. Puis, grâce aux vaccins, les épidémies ont disparu du monde développé. Dans les années 1970, on a déjà oublié. On s’intéresse alors aux effets secondaires des vaccins. Et on s’en méfie.

En 2009, les Français ont refusé celui contre le virus H1N1…
Cette défiance trouve son origine dans la décomposition du système politique, qui induit une déligitimation des dirigeants et des experts. On ne croit plus en leur honnêteté ou leur efficacité. Mais une épidémie et sa létalité sont par nature imprévisibles. En 2009, tout le monde est parti sur l’idée que le H1N1 serait similaire au virus H5N1, au taux de létalité de 60 %. Quand enfin on a pu analyser les résultats de l’épidémie dans l’hémisphère Sud, on a vu qu’il était bien plus bénin. Mais englués dans le “scénario du pire”, on avait déjà acquis des millions de doses de vaccin.

Avec Ebola, on retrouve ces projections sur le nombre de décès.
Oui. La logique du pire devient une logique stratégique. Les ONG, l’OMS et les organisations internationales savent qu’il faut effrayer les responsables politiques pour arracher une réaction. “Si rien n’est fait, on sera à 1,5 million de cas en janvier”, dit-on. Avec cette précaution de langage, on peut gonfler les chiffres. Mais si on n’a pas 1,5 million de cas, les gens diront : “Arrêtez vos bobards!”

Vous critiquez la communication publique autour des crises sanitaires.
En France, nous sommes nuls en la matière. Cette communication ne devrait pas être prise en charge par le ministre de la Santé mais par ceux qui assurent l’aspect opérationnel, les médecins. La nomination du Pr Delfraissy comme coordinateur Ebola est positive.

Un sondage estime que 58% des Français craignent de voir l’épidémie d’Ebola se répandre en France. Cela vous étonne?
Pas du tout, même si le risque est très faible, cette peur est naturelle. Cette épidémie est à la fois lointaine et proche : en quelques heures d’avion, vous pouvez être ici.

Des méthodes médiévales ressurgissent: quarantaine, frontières fermées…
La quarantaine n’est efficace que si elle est mise en place tôt, comme pour le Sras en 2003. L’histoire montre que la fermeture des frontières n’a jamais fonctionné. En France, une loi de sécurité sanitaire, l’ordonnance royale du 3 mars 1822, était censée protéger le royaume de la fièvre jaune qui ravageait l’Espagne. Elle promettait la peine de mort ou les travaux forcés à qui franchirait la frontière. Elle n’a jamais été appliquée.

L’épidémie d’Ebola peut-elle avoir des retombées favorables?
Oui, l’effort de recherche s’accélère. Il faut compter sur l’égoïsme des pays qui investiront par crainte de devoir payer des sommes démentielles : 200 000 euros pour bâtir une unité de 90 lits, 15 000 euros pour faire fonctionner un lit! Les grosses entreprises privées qui travaillent en Afrique de l’Ouest vont aussi financer une partie de la recherche, comme elles l’ont fait en Chine au moment du Sras, en 2003.

Les ONG, elles, avouent leur difficulté à mobiliser leurs donateurs.
C’est une épidémie difficile à “vendre” aux volontaires qui ne sont pas assurés d’être soignés dans de bonnes conditions en cas de contamination, comme aux donateurs qui ne se sentent malgré tout pas touchés directement.

Votre livre montre pourtant que virus et humanité sont voués à cohabiter…
Oui, c’est un couple éternel. D’autant qu’au travers de ses activités (défrichage, déforestation, contact avec des animaux réservoirs de virus, voyages intercontinentaux et rapides), l’homme est en partie la cause de l’émergence ou du contact avec des virus qui se tenaient jusqu’alors loin dans la nature.

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