Burkina Faso. Un soulèvement pas inattendu, mais une armée résiliente (1)

Ouagadougou le 28 octobre 2014
Ouagadougou, 28 octobre 2014

Par Mathieu Hilgers
et Augustin Loada

Au Burkina Faso, le lieutenant-colonel Zida, homme fort de la transition – une transition particulière dans la mesure où, au sommet du pouvoir, depuis l’accession de Blaise Compaoré au pouvoir en 1987, l’armée a toujours servi de colonne vertébrale – a affirmé ce mardi 4 novembre au roi des Mossi, le plus influent chef traditionnel du pays, qu’il souhaitait «remettre le pouvoir aux civils». Le lundi 3 novembre, François Hollande, depuis le Canada, a demandé qu’au Burkina Faso le pouvoir soit transféré aux civils «dans les prochaines heures». La Françafrique est toujours active. Le président Hollande, qui a peu à dire en France, a pu grâce à ses services, il y a déjà deux mois, organiser la démission de Compaoré, qui, à la différence de Hollande, régnait depuis 27 ans. Mais Hollande n’a pas hésité à affirmer – au milieu des champs d’exploitation de pétrole lourd du Canada (pour anticiper la «transition énergétique» française avec Ségolène Royal?) – que «l’évacuation du président Blaise Compaoré puisse se faire sans drame». Pour mettre en lumière le rôle de la France, Hollande a insisté sur deux points: 1° «saluer les peuples quand ils arrivent à maîtriser ces situations»; 2° «faire en sorte que des élections puissent avoir lieu». Areva, Total, Hollande n’ont qu’une devise, comme l’a rappelé le président plus que normal: « Les constitutions doivent être respectées, les transitions doivent se faire et les élections doivent se tenir.» Autrement dit, quand une population, écrasée par 27 ans de pouvoir politico-militaire, par une pauvreté qui fait du Burkina Faso un des pays les plus pauvres au monde, descend dans la rue pour s’opposer à un changement de Constitution, pour brûler un parlement, et réclamer quelques éléments de justice sociale et démocratique, le pouvoir quasi colonial français lui rappelle ses devoirs. Cela renvoie certainement à une crainte qu’Hollande ressent: une possible explosion sociale en France, ou, autre facette d’une désagrégation de la société, une montée encore plus marquée du Front national. Ce que l’enquête publiée dans le Journal du Dimanche (2 novembre 2014), à sa façon, traduisait: 60% des personnes interrogées pensent, à droite, que Marine Le Pen est la personnalité politique qui s’oppose le plus à Hollande. A gauche, Martine Aubry est vue comme l’opposante la plus déterminée (27% des opinions), après Mélenchon (avec 41%).

Pour revenir au Burkina Faso, Washington, qui a avancé de nombreux pions dans ce pays, s’est aussi prononcé pour le «retour des civils au gouvernement», pour le départ de Compaoré. Cela fait partie d’une opération d’ensemble dans cette région en concurrence avec la France. Quant à l’Union africaine, elle n’a pas hésité à proposer des sanctions. Les chefs d’Etat de l’UA savent d’expérience que les sanctions ne frappent que leur peuple et pas du tout ceux qui sont dans les sphères dirigeants de l’armée, du pouvoir politique, de l’économie et des divers trafics.

Pour mettre en perspective le soulèvement de la population – car c’est un soulèvement – au Burkina Faso, il est utile de prendre connaissance de l’étude de Mathieu Hilgers et Augustin Loada sur l’évolution du système institutionnel et politique et ses relations avec les «réseaux de pouvoir et d’influence» dans la société. (Réd. A l’Encontre

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Durant l’année 2011, quelques mois après la quatrième élection consécutive de Blaise Compaoré en novembre 2010, loin de l’agitation des médias internationaux occupés par le «printemps arabe», le Burkina Faso connaissait une vague de contestation sans précédent [1]. De la capitale aux régions rurales, la plupart des secteurs ont été impliqués et le président fut obligé de fuir dans sa ville natale. Comment expliquer l’ampleur de ces protestations et, malgré celle-ci, le maintien du pouvoir politique en place? Il faut rappeler que depuis plusieurs années la situation sociale et politique est régulièrement tendue au Burkina Faso. La mort du journaliste Norbert Zongo en 1998 a donné lieu à des vagues de contestations largement analysées [2] qui ont transformé l’espace politique en renforçant le rôle de la presse, des partis d’opposition et de la mouvance se réclamant de la «société civile». Le pouvoir s’est maintenu en faisant notamment appel aux autorités coutumières et religieuses et au registre traditionnel du pardon [3], mais sans pour autant parvenir à étouffer des protestations récurrentes. Dès 2002, la crise politique en Côte d’Ivoire aidant, l’économie burkinabè a souffert et le mécontentement social a proliféré, ce dernier étant aussi lié à la dynamique de décentralisation [4]. En 2006, et pour la première fois, les élections municipales se tiennent sur tout le territoire national. La décentralisation a engendré de nombreux problèmes fonciers suite à la prolifération d’opérations d’aménagement urbain [5], conduit à l’extension de la petite corruption et stimulé la reviviscence des discours liés à l’autochtonie [6]. Mais elle a aussi donné l’opportunité d’avoir des représentants élus et donc, plutôt qu’un pouvoir lointain, un visage concret auquel s’opposer [7]. Bien que le parti au pouvoir, le CDP (Congrès pour la Démocratie et le Progrès), ait alors remporté 41 des 49 communes urbaines, 272 des 302 communes rurales et la totalité des conseils régionaux, les collectivités territoriales n’ont cessé de connaître des remous. L’hégémonie du CDP ne s’est guère traduite partout par une stabilité des «gouvernements locaux». Au contraire, dans certaines municipalités, les abus des responsables locaux ont conduit à leur révocation, et les protestations localisées ont été accompagnées par des démonstrations de colère, plus nombreuses, plus visibles et plus violentes.

La crise de 2010-2011 se développe donc dans un contexte social tendu, même si elle semble naître d’un fait divers. Peu après l’élection de novembre 2010, un collégien se querelle avec la petite amie d’un policier. Quelques jours plus tard, ce dernier l’interpelle et le conduit dans un commissariat où il sera molesté. Justin Zongo [8] décède des suites de ses blessures. Le gouverneur de la région déclare que le lycéen est mort d’une méningite. Les jeunes de sa ville natale, Koudougou, composent une délégation pour rencontrer le gouverneur, qui refuse de les recevoir. Le rassemblement dégénère. Cinq manifestants perdent la vie. La tension monte. Au fil des semaines qui vont suivre, la contestation s’étend.

Confronté à une vague de protestation sans précédent, le capitaine Compaoré choisit de limoger l’ensemble du gouvernement ainsi qu’une partie de la hiérarchie militaire le 15 avril 2011 et il s’auto-désigne ministre de la Défense. Un nouveau Premier ministre est nommé tandis que de nouvelles personnalités font leur entrée au gouvernement [9]. Celui-ci annonce une batterie de mesures destinées à apaiser le climat social [10] et promet de sanctionner les responsables de cette nouvelle affaire Zongo et des morts lors des manifestations. Cependant, l’agitation se poursuit. Les mutineries s’étendent auxquelles répond la violence perpétrée par les soldats partout dans le pays: de nombreux civils sont volés, blessés ou violés par des militaires qui, après avoir pillé les magasins et les maisons appartenant aux hauts gradés, se sont attaqués à la population civile. Les commerçants en colère détruisent les édifices publics, les étudiants brûlent des sections locales du parti au pouvoir. En quelques mois, des dizaines de commissariats sont incendiés et la plupart des villes deviennent le théâtre de violences. La situation est hors de contrôle. À Bobo-Dioulasso, où la mutinerie dure plusieurs jours, Compaoré envoie un commando de soldats restés fidèles pour mettre fin à la sédition.

Les manifestations ont un effet d’entraînement. La variété des groupes impliqués – politiciens de l’opposition, commerçants, enseignants, mineurs, paysans, producteurs de coton, boulangers, avocats, magistrats, employés de l’Office national des télécommunications, policiers, soldats et même des membres de la garde présidentielle – en dit long sur l’ampleur du malaise. Malgré les discordances et l’absence de coordination, les intentions des différents groupes convergent vers un appel à une meilleure gestion du politique. Les jeunes élèves et étudiants exigent la justice et la fin de l’impunité. Les militaires demandent une hiérarchie plus responsable. Le «mouvement contre la vie chère» réclame une politique sensible aux besoins des plus pauvres. Dans les communes, les populations veulent un assainissement du fonctionnement des services locaux.

Blaise Compaoré, 27 ans de règne
Blaise Compaoré, 27 ans de règne

Ces protestations n’ont jamais composé un mouvement uni face au pouvoir. Selon le nouveau Premier ministre Luc Adolphe Tiao: «la crise qui a secoué profondément le Burkina Faso en 2011 est la suite logique de la conjugaison des crises énergétique, alimentaire et ensuite de la crise financière mondiale [11]» et non la réplique d’un quelconque «printemps arabe». Il est vrai qu’au plus fort de la crise, le 30 avril 2011, le leader de l’opposition Benewendé sankara [12] a lancé un appel au rassemblement pour demander le départ de Compaoré. En vain, puisque moins de 2000 personnes ont répondu à cet appel. En l’absence d’alternative crédible et organisée, la simple perte de légitimité du régime n’a pas suffi pour provoquer sa chute. Pour expliquer la croissance des protestations populaires et la faiblesse simultanée de l’opposition, pour appréhender les lignes de forces et les clivages qui structurent aujourd’hui l’espace social et politique du pays, il convient dans un premier temps de revenir sur les mobilisations, d’identifier et d’analyser le rôle des principaux acteurs de la crise: l’armée, le principal parti et la chefferie, l’opposition et la société civile. Dans un second temps, cet article esquissera une sociologie du politique, d’abord en pointant une série de tensions liées au caractère semi-autoritaire du régime [13], ensuite en identifiant deux principales lignes de clivages dans l’espace social qui expliquent en partie les résultats relativement mitigés des protestations ayant marqué l’année 2011.

Les acteurs de la crise

si les chercheurs se sont intéressés aux phénomènes des coups d’État militaires, ils ont en revanche peu analysé l’appareil militaire lui-même, sa capacité opérationnelle et son fonctionnement interne [14].

L’armée

L’armée burkinabè compte près de 12’000 militaires répartis en diverses composantes entre lesquelles les tensions ne sont pas rares [15]. Depuis sa prise du pouvoir le 3 janvier 1966, elle n’a jamais quitté la scène politique. Après Maurice Yaméogo, aucun civil n’a occupé le poste de président de la République, l’armée faisant partie de toutes les coalitions dominantes. Certes, depuis la fin de l’état d’exception en 1991, elle est officiellement sous le contrôle du pouvoir civil, mais les mécanismes de contrôle démocratique restent purement formels. L’armée a longtemps été la matrice du pouvoir et, en l’absence de forces capables de lui faire contrepoids, elle constitue l’épée de Damoclès qui pèse sur tous les régimes civils.

Les questions militaires et de sécurité apparaissent comme des domaines tabous dans l’espace public. Compte tenu de l’emprise des militaires sur le pouvoir politique et de la nature semi-autoritaire du régime, les mécanismes destinés à assurer le contrôle démocratique des forces de défense et de sécurité s’avèrent inopérants [16] et insuffisants pour prendre la mesure du moral des troupes [17]. Ce ne sont pas les signaux alarmants qui ont fait défaut ces dernières années, avec la multiplication des bavures dans le cadre de la lutte contre le banditisme et la récurrence des affrontements entre civils, policiers et militaires dans les villes abritant des garnisons [18]. Pourtant, il a fallu les mutineries de 2011 pour que l’opinion publique découvre l’ampleur de la mauvaise gouvernance qui affecte ce secteur: détournements d’indemnités et des ressources, corruption de la hiérarchie, recrutements fantaisistes, passe-droits, promesses non tenues, etc. si certains dignitaires du pouvoir ou d’autres individus [19] tiraient avantage de la situation, cela ne signifie pas qu’ils en avaient une vue d’ensemble, qu’ils en aient mesuré l’impact ou anticipé les répercussions. Ce modus operandi se déployait dans cette sphère de l’«intimité culturelle» [20] que décrit Michael Herzfeld pour rendre compte de pratiques généralisées dans l’intimité mais relativement embarrassantes vis-à-vis de l’extérieur, tolérées parce qu’elles assurent la sécurité individuelle mais gênantes en ce qu’elles concernent ici la discipline et la légitimité d’une institution censée garantir l’autorité et le monopole de la violence légitime de l’État. Les débordements ont transformé ces pratiques à peu près masquées, connues dans l’intimité, en un problème public. Cela a créé un profond malaise et contribué à écorner la légitimité symbolique de l’État et de l’armée.

Le lieutenant-colonel Isaac Yacouba Zida, le 31 octobre 2014 à Ouagadougou
Le lieutenant-colonel Isaac Yacouba Zida, le 31 octobre 2014 à Ouagadougou

Ce malaise a été amplifié par les prédations auxquelles se sont livrés les soldats burkinabè au cours de l’année 2011. Ces dernières traduisent une rupture d’équilibre entre la société et son armée, rupture qui tient, entre autres, aux dysfonctionnements causés par le mode de gestion pratiqué par la hiérarchie militaire. En réponse à cette situation problématique, le président Compaoré a procédé à une réorganisation de l’armée, nommé de nouveaux responsables à la tête de l’institution militaire et radié le 12 juillet 2011 un demi-millier de soldats. Mais on peut se demander si cela suffira à la transformer structurellement et à réduire l’influence des individus et groupes alliés à l’élite dirigeante, qui instrumentalisent l’institution militaire à des fins partisanes et patrimoniales. Des officiers continuent d’occuper des postes stratégiques de l’appareil d’État où sont captées des rentes alimentées par les donateurs ou les opérateurs économiques. D’autres cherchent à faire fructifier leurs affaires ou interviennent dans le jeu politique en soutenant ouvertement leurs candidats.

Le général Gilbert Diendéré a, par exemple, été maintenu à son poste en dépit des ressentiments qu’il cristallise. Pour beaucoup d’observateurs, il est le véritable patron de l’armée. Il a joué un rôle déterminant dans le coup d’État qui a porté le président Compaoré au pouvoir le 15 octobre 1987 et dans la survie de ce système, déjouant les complots ou nouant les intrigues nécessaires à la survie du régime. En sa qualité de chef d’état-major particulier de la présidence du Burkina Faso, Diendéré a la haute main sur le régiment de la sécurité présidentielle, une véritable armée dans l’armée. Beaucoup voient en ce haut gradé l’éminence grise de Compaoré auquel il a lié son sort, à moins que ce ne soit l’inverse. Malgré les fortes tensions dans l’armée, en particulier entre la base et la hiérarchie, et les aspirations au changement bruyamment exprimées, le tandem Compaoré et Diendéré ne s’est pas brisé. Même lorsque les mutins du régiment de la sécurité présidentielle occupèrent le palais, que le président prit la fuite et que le pouvoir fut vacant, nul ne s’en est emparé. On peut supposer que la loyauté politique des membres de cette garde prétorienne, qui demeure le corps militaire le mieux armé, est restée intacte envers le président Compaoré et que leur colère était davantage dirigée contre la hiérarchie militaire.

Le complexe parti-chefferie

La domination sans partage de l’espace politique burkinabè repose sur l’omniprésence du CDP, sur un système clientéliste bien établi et sur les efforts du pouvoir pour rendre impossible la construction d’une alternative politique. Le CDP est le seul parti à disposer d’une délégation dans chaque village [21] où, malgré les mutations sociales en cours, le «chef du village» demeure – notamment dans la moitié Centre et Est du pays – la principale autorité locale. Or, la chefferie constitue un pivot central dans l’ancrage local du parti. Sa capacité de mobilisation est décisive pour le régime comme pour les élites coutumières auxquelles elle ouvre un accès aux ressources de l’État. En 2001, selon un ancien ministre de la Décentralisation, 56 députés sur 111 étaient directement liés au pouvoir traditionnel [22]. Certains chefs ont profité de leur influence pour renforcer le mythe d’un empire moaga centralisé à Ouagadougou [23]. Depuis 2005, la cérémonie de prestation de serment du président Compaoré, consécutive à sa réélection, intègre des rituels moose et soulève des critiques sur la «tendance monarchique» et la «mossifcation» de son régime [24]. Avec le soutien des chefs traditionnels, dans les régions rurales, même au cœur des troubles, le président apparaît comme un homme de sagesse, capable d’unir toutes les forces pour préserver la paix dans le pays et le conduire sur le chemin de la bonne gouvernance. En ville, la donne est tout autre. Le rôle ambigu des pouvoirs coutumiers, leur soutien indéfectible au régime, leur absence de sens critique contribuent clairement à l’érosion de leur influence [25]. Leur appel au calme n’étant plus entendu, la crise de confiance entre les jeunes urbains et les élites coutumières a pu renforcer l’acuité de la crise sociopolitique. Elle a, à tout le moins, conforté la stratégie de distanciation, de neutralité voire de critique désormais ouvertement affichée par certains leaders religieux, notamment catholiques, qui craignent de ruiner leur crédit à force de voler au secours du pouvoir en place.

L’opposition

L’ouverture du régime qui a suivi les protestations liées à l’assassinat du journaliste Norbert Zongo en 1998 a parfois donné lieu à des analyses transitologiques optimistes [26]. Pour contrer les contestations et restaurer sa légitimité, le pouvoir fut contraint de mettre en place des réformes. En apparence, les résultats semblent importants mais peu de changements ont été réalisés au sommet de l’État [27].

Au-delà des stratégies du régime, la profonde faiblesse de l’opposition tient à ses divisions, au manque de crédibilité de la plupart de ses dirigeants et à leur manque d’expérience. La seule union crédible des partis d’opposition remonte à la fin des années 1990 lors des protestations liées à l’affaire Zongo. Idéologiquement hétéroclite, cette coalition éphémère était déchirée sur la question de la participation au gouvernement. Le président et ses proches n’ont eu qu’à renforcer un potentiel de division latent pour entraîner des défections qui ont annihilé la capacité de nuisance de ce regroupement. Depuis, le discrédit est difficile à effacer, surtout lorsque le principal parti de l’opposition de l’époque apporte son soutien à Compaoré ou que des candidats de cette opposition à l’élection présidentielle de 2005 admettent publiquement avoir reçu de l’argent du pouvoir pour renforcer une opposition factice [28]. La stratégie d’ouverture visant à coopter les opposants, à «les inviter à la mangeoire», c’est-à-dire à les impliquer dans des pratiques de corruption, s’est révélée efficace [29]. Compaoré remporta sans surprise ses quatre élections présidentielles sans jamais faire face à un challenger convaincant. Dans ce contexte, l’opposition s’avère fort logiquement incapable de canaliser les rancœurs et d’incarner une alternative.

Davantage que leur dispersion et leur manque de crédibilité, c’est le manque total de vision politique qui caractérise les partis politiques de l’opposition burkinabè. Jusqu’à ce jour aucun opposant n’a su s’appuyer sur les crises récurrentes pour accroître sa légitimité au point d’inquiéter le pouvoir. L’absence d’opposant crédible disposant d’une solide base sociale n’est pas nouvelle [30]. Tous les coups d’État ayant ponctué la vie du pays ont été organisés par des soldats plus ou moins inconnus. Si l’on omet le professeur Joseph Ki-Zerbo [31], nul n’a joué le rôle d’opposant au long cours. Le constat de cette absence ne doit pas laisser espérer que l’apparition d’un leader charismatique conduirait à l’alternance ; il est plutôt le signe de la redoutable efficacité du régime pour rendre impossible le travail de construction de réseaux, de chaînes de médiation et de coalition subversive nécessaire à l’incarnation de l’alternative. La relative pauvreté en capital économique et social des partis politiques de l’opposition, l’attractivité du pouvoir et les stratégies du régime ont saboté la construction de l’opposition et réduit sa diversité. Dans ce contexte, la fonction d’opposition a tendance à se transposer ailleurs – comme on le verra plus loin: au sein des organisations dites de la société civile.

Églises, syndicats, associations

Bien qu’elle ait connu un moment de reflux après les quelques années de mobilisation ayant suivi l’assassinat du journaliste Norbert Zongo, la société civile n’a pas complètement désarmé face à un régime qui a progressivement repris les choses en main. En témoignent la persistance du «mouvement contre la vie chère» – même si les syndicats censés le diriger ont parfois été débordés par des émeutes – et surtout, les nombreux débats autour de l’article 37 de la Constitution limitant à deux le nombre de mandats présidentiels.

C’est d’abord l’Église catholique qui s’est manifestée par des critiques envers le régime en place [32]. Ce changement d’attitude a coïncidé avec le départ à la retraite en 2008 de l’ancien archevêque de la capitale Mgr Jean-Marie Compaoré dont le soutien ostentatoire au président homonyme avait défrayé la chronique [33]. En février 2010, la Conférence épiscopale Burkina-Niger s’interrogeait sur le bien-fondé d’une éventuelle révision de l’article 37. Quelques mois plus tard, l’Église catholique récidivait en publiant à l’occasion du cinquantenaire de l’Indépendance du pays un document critique d’une cinquantaine de pages dans lequel elle faisait le compte des acquis et des insuffisances du Burkina Faso et suggérait des pistes de solution.

Encouragés par l’attitude de la hiérarchie catholique, beaucoup de leaders politiques, d’associations et de citoyens ordinaires se sont engouffrés dans la brèche, exprimant ouvertement leur hostilité au projet de révision constitutionnelle. En dehors de ceux proches du pouvoir, la grande majorité des médias, notamment la presse écrite, a pris fait et cause pour le maintien de la clause limitative. Les syndicats ne sont pas en reste [34]. L’une des actions collectives notables entreprises pour contrecarrer le projet du pouvoir est la pétition initiée en mai 2010 par un groupe de quatre citoyens et qui a réuni plus de 35 000 signatures [35].

Face à cette dynamique qui le met graduellement en péril, le régime poursuit sa stratégie. Elle est plutôt pacifique si on la compare à d’autres pays du continent. Mais l’intervention récurrente des forces de l’ordre sur le campus universitaire, l’un des principaux foyers de contestation, ne constitue pas qu’un simple rappel à l’ordre. Officiellement, la contestation populaire reste une liberté publique dont l’exercice n’est pas entravé. Dans certaines localités, les représentants du parti au pouvoir ont même publiquement admis que les protestations étaient normales, voire souhaitables dans une démocratie. Cela n’empêche pas que des manifestants périssent sous la violence des forces de l’ordre ou que des suppôts zélés tentent d’intimider les contestataires, même si plus d’un a été clairement condamné par les plus hautes autorités pour cette attitude [36]. Il est vrai que l’année 2011 était particulièrement tendue et que dans les périodes calmes la principale attitude du pouvoir pour limiter les effets de la contestation reste de rendre «l’alternance impossible» en neutralisant l’opposition [37].

Tensions et contradictions dans un régime semi-autoritaire

Après avoir retracé les contours de la vie politique du pays et des événements récents, la suite de cet article en esquisse une sociologie en cherchant à expliquer et comprendre pourquoi les mobilisations n’ont pas conduit à un changement plus radical. Dans un premier temps, au-delà d’une contradiction souvent soulignée – élections sans compétition –, nous pointons une série de tensions directement liées au caractère semi-autoritaire du régime. Nous dégageons ensuite deux lignes de clivage (générationnel et sectoriel) structurant l’espace social. Elles se superposent aux contradictions organiques du régime qui imprègnent le mouvement de la vie politique burkinabè. (A suivre)

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Mathieu Hilgers, Université Libre de Bruxelles, University of London – Goldsmiths College; Augustin Loada, Université de Ouagadougou, directeur du Centre pour la gouvernance démocratique (CGD), Ouagadougou. Article publié dans Politique africaine, 2013/3 N° 131, p. 187-208

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Notes

1. Cet article est basé sur des enquêtes qualitatives et quantitatives réalisées dans plusieurs parties du pays, un suivi attentif du débat public et de nombreuses discussions informelles. Outre les travaux antérieurs des auteurs, il s’appuie sur des entretiens réalisés dans plusieurs villes en juillet 2011 avec les leaders des formations politiques qui ont joué un rôle dans la crise, les leaders étudiants et de la société civile ainsi que sur un suivi actif et participatif de différentes initiatives telles que les assises nationales sur les réformes politiques.

2. Voir notamment E. Harsch, «Trop c’est trop! Civil Insurgence in Burkina Faso, 1998-1999», Review of African Political Economy vol. 26, n° 81, 1999, p. 395-406 ; A. Loada, «Réflexions sur la société civile en Afrique: le Burkina de l’après-Zongo», Politique africaine, n° 76, décembre 1999, p. 136-151 ; J. Ouedraogo, «Burkina Faso: autour de l’affaire Zongo», Politique africaine, n° 74, juin 1999, p. 163-171 ; S. Hagberg, «“Enough is Enough”: an Ethnographic Account of the Struggle Against Impunity in Burkina Faso», Journal of Modern African Studies, vol. 40, n° 2, 2002, p. 217-246 ; et de nombreux articles dans M. Hilgers et J. Mazzocchetti (dir.), Révoltes et oppositions en contexte semi-autoritaire: le cas du Burkina Faso, Paris, Karthala, 2010.

3. C. B. Koné (dir.), Médiation et gestion des conflits, Essais sur les fins et les moyens pacifiques de sortie de crise, Francfort, Peter Lang, 2011.

4. E. Harsch, «Urban Protests in Burkina Faso», African Affairs, vol. 108, n° 431, 2009, p. 263-288.

5. M. Hilgers, «Politiques urbaines, contestation et décentralisation. Lotissement et représentations sociales au Burkina Faso», Autrepart, n° 47, p. 209-222.

6. Sur l’autochtonie, voir le dossier coordonné par Armando Cutolo et Peter Geschiere, «Enjeux de l’autochtonie», Politique africaine, n° 112, décembre 2008, p. 5-85 ; voir aussi M. Hilgers, «L’autochtonie comme capital. Appartenance et citoyenneté dans l’Afrique urbaine», Social Anthropology, vol. 19, n° 2, 2011, p. 143-158.

7. M. Hilgers, Une ethnographie à l’échelle de la ville. Urbanité, histoire et reconnaissance à Koudougou, Paris, Karthala, 2009.

8. Étudiant sans lien de parenté avec Norbert Zongo.

9. Journaliste de formation, ancien ambassadeur en France, le nouveau Premier ministre, Luc Adolphe Tiao s’est surtout fait remarquer lorsqu’il était président du Conseil supérieur de la communication.

10. Suppression de la taxe de développement communal, abattement de 10 % de l’impôt unique sur les traitements et salaires, annulation des nouveaux tarifs des actes médicaux qui étaient en augmentation, suspension des opérations de lotissements dans les communes. Voir A. E. Traoré (dir.), Burkina Faso. Les opportunités d’un nouveau contrat social: facteurs et réalités de la crise, Paris, L’Harmattan, 2012, p. 33.

11. A. E. Traoré (dir.), Burkina Faso…, op. cit.

12. Il n’existe aucun lien de parenté avec l’ancien président Thomas sankara.

13. sur le caractère semi-autoritaire du régime, voir le dossier coordonné par Mathieu Hilgers et Jacinthe Mazzocchetti, «Burkina Faso: l’alternance impossible», Politique africaine, n° 101, mars-avril 2006, p. 5-110 ; M. Hilgers et J. Mazzocchetti (dir.), Révoltes et oppositions…, op. cit.

14. Voir P. Robinson, «La légitimation populaire de la gouvernance militaire au Burkina Faso et au Niger: les grandes contradictions», in G. Hyden et M. Bratton (dir.), Gouverner l’Afrique: vers un partage des rôles, Paris, Nouveaux Horizons, 1992, p. 201-233 ; B. L. Guissou, «Militaires et militarisme en Afrique: cas du Burkina Faso», Africa Development, vol. 20, n° 2, 1995, p. 55-75 ; H. Diallo, «Gauche marxiste et pouvoir militaire de 1983 à 1991», in R. Otayek, Le Burkina entre révolution et démocratie (1983-1993), Paris, Karthala, 1996, p. 299-310.

15. D. Traoré, «Situation nationale: Faut-il dissoudre l’armée burkinabè?», Lefasonet, 20 avril 2011, consulté le 5 octobre 2013.

16. Voir L. sampana, Les mécanismes de contrôle des forces de défense et de sécurité en Afrique de l’Ouest: cas du Burkina Faso et du Sénégal, thèse de doctorat en science politique, Namur, Université de Namur, 2013.

17. Un exemple parmi d’autres, le gouvernement burkinabè a envoyé 700 soldats au Liberia sans avoir consulté l’Assemblée nationale. De retour au pays, certains se sont plaints de ne pas recevoir leurs primes et ont manifesté leur mauvaise humeur.

18. En décembre 2006 par exemple, alors que la capitale burkinabè s’apprêtait à recevoir un sommet des chefs d’État de la Cedeao, à la suite d’une altercation entre membres des deux corps, des affrontements entre policiers et militaires éclatent et s’étendent à quelques localités à l’intérieur du pays.

19. En réponse au chef d’état-major de l’armée qui annonce que «plus personne n’enverra son bandit dans l’armée», l’éditorialiste de L’Observateur Paalga, le quotidien le plus lu dans le pays, n’hésite pas à accuser «les généraux, colonels et tous ces galonnés qui ont des barrettes jusqu’à la mâchoire ; sans oublier les politiciens qui ont pignon sur rue, ou les magnats de l’économie qui rendent petits et grands services aux gradés» d’y avoir placé leurs «bandits». Voir O. Ilboudo, «Armée burkinabè: Mais, mon Général, ce sont “vos” bandits !», L’Observateur Paalga, 17 juillet 2011, consulté le 5 octobre 2013.

20. M. Herzfeld, L’intimité culturelle. Poétique sociale de l’État nation, Montréal, Les Presses de l’Université Laval, 2009.

21. Après sa prise du pouvoir en 1987, le Front populaire a réhabilité la chefferie coutumière, naguère stigmatisée par le pouvoir révolutionnaire. suite à la transition démocratique à la fin des années 1980, le Front populaire a cédé la place à un parti politique, l’Organisation pour la Démocratie et le Progrès/Mouvement du travail (ODP/MT), ancêtre de l’actuel parti au pouvoir, le CDP. L’ODP/MT s’est non seulement appuyé sur les anciens relais du pouvoir révolutionnaire (les comités révolutionnaires installés dans tous les villages et villes du pays) mais aussi sur le pouvoir coutumier.

22. A. sawadogo, L’État africain face à la décentralisation, Paris, Karthala, 2001, p. 56.

23. B. Beucher, «Le mythe de l’“Empire mossi” et l’affirmation des royautés comme force d’accompagnement ou de rejet des nouveaux pouvoirs centraux (1897-1991)», in M. Hilgers et J. Mazzocchetti (dir.), Révoltes et oppositions…, op. cit.

24. Voir A. Saint Robespierre, «Burkina Faso. Prestation de serment de Blaise Compaoré. Entre tradition et modernité», L’Observateur Paalga, 20 décembre 2010.

25. selon l’enquête Afrobaromètre réalisée en 2008, le taux de confiance des sondés envers les chefs traditionnels est de 78 % en milieu rural contre 63 % en milieu urbain. Voir <afrobarometer.org>. Pour une analyse critique des intentions et des données produites par l’Afrobarometer project, voir M. Hilgers, «Espaces publics liminaires en contexte semi-autoritaire», Cahiers Sens Public, n° 15-16, 2013, p. 151-153.

26. C. Santiso et A. Loada, «Explaining the Unexpected: Electoral Reform and Democratic Governance in Burkina Faso», Journal of Modern African Studies, vol. 41, n° 3, 2003, p. 395-419 ; R. Banégas et R. Otayek, «Le Burkina Faso dans la crise ivoirienne: effets d’aubaine et incertitudes politiques», Politique africaine, n° 89, mars 2003, p. 71-87.

27. De nombreuses réformes sont proclamées en fanfare, puis discrètement détournées de leurs objectifs initiaux ou tout simplement supprimées. Pour s’en tenir à la plus contestée, en 2000, le rétablissement de la limitation à deux mandats présidentiels qui avait été supprimée en 1997 est présenté comme une concession majeure. En octobre 2005, le conseil constitutionnel, dont les membres sont désignés pour la plupart par le président du Burkina Faso, considère toutefois que cette modification de la constitution n’est pas rétroactive. Compaoré peut donc légitimement être candidat à deux mandats supplémentaires. Pour une analyse détaillée des usages et des abus de la loi par le régime, A. Loada, «Contrôler l’opposition dans un régime semi-autoritaire: le Burkina Faso de Blaise Compaoré», in M. Hilgers et J. Mazzocchetti (dir.), Révoltes et oppositions…, op. cit. ; Centre pour la gouvernance démocratique-Burkina Faso, L’alternance et les règles du jeu démocratique au Burkina Faso, Ouagadougou, CGD, 2009, consulté le 5 octobre 2013.

28. S. Dabo, «Laurent Bado: “Nous avons reçu 30 millions du CDP”», Lefasonet, 4 juillet 2005, consulté le 5 octobre 2013.

29. De nombreuses recherches ont décrit cette «démocratie de marché», «de subsistance», ou la «politique des feuilles», notamment au Burkina Faso. Voir A. Loada et R. Otayek, «Les élections municipales du 12 février 1995 au Burkina Faso», Politique africaine, n° 58, juin 1995, p. 135-142 ; P.-J. Laurent, «Le big man local ou la ‘’gestion coup d’État’’ de l’espace public», Politique africaine, n° 80, décembre 2002, p. 169-181 ; J. Kieffer, «Les jeunes des “grins” de thé dans la campagne électorale», Politique africaine, n° 101, mars-avril 2006, p. 63-82.

30. On notera néanmoins la mise en ballotage de sangoulé Lamizana lors du premier tour de l’élection présidentielle de 1978.

31. Jospeh Ki-Zerbo, historien de renommée internationale, a été à l’origine de la création du Mouvement de Libération Nationale, puis en 1993 du Parti pour le Progrès et la Démocratie qui joua un rôle actif dans les dynamiques d’opposition.

32. Voir R. Otayek, «L’Église catholique au Burkina Faso. Un contre-pouvoir à contretemps de l’histoire?», in F. Constantin et C. Coulon (dir.), Religion et transition démocratique en Afrique, Paris, Karthala, 1997, p. 221-258. sur le religieux en contexte semi-autoritaire, G. André et M. Hilgers, «Entre contestation et légitimation: le religieux en contextes semi-autoritaires en Afrique», Civilisations, vol. 78, n° 2, p. 7-20.

33. «Il n’y a […] pas de raison pour moi d’être contre lui. […] j’avais dit à l’occasion d’une élection présidentielle que je ne voyais pas d’autre personne que le président Compaoré. […] Cela a suscité un tollé. Il ne faut pas être hypocrite. […] Je suis à 110 % pour l’alternance ; mais je ne suis pas pour l’alternance pour l’alternance. […] en analysant la situation actuelle de mon pays, j’ai dit donc que le Burkina n’avait rien à gagner avec l’alternance». Voir «Église catholique du Burkina: L’archevêque de Ouaga propose sa démission», Le Pays, 29 juillet 2008, consulté le 5 octobre 2013.

34. sur la motion de condamnation en date du 3 mai 2011 du syndicat national des travailleurs de l’éducation de base, voir <http://synateb.canalblog.com/archives/2011/12/08/22918022.html>, consulté le 5 octobre 2013.

35. Guy Hervé Kam, avocat de profession, Youssouf Minoungou, journaliste, siaka Coulibaly, politologue et Augustin Loada, directeur exécutif du Centre pour la Gouvernance démocratique.

36. Le gouverneur de la région a par exemple été publiquement désavoué pour son traitement de l’affaire Justin Zongo.

37. M. Hilgers et J. Mazzocchetti, «L’après Zongo: entre ouverture politique et fermeture des possibles», Politique africaine, n° 101, mars-avril 2006, p. 5-18.

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