Par Nadir Djermoune
1.- L’aggravation de l’état de santé du président [Abdelaziz Bouteflika est à la présidence depuis avril 1999] – que nous savons malade depuis des années [1] – et son absence prolongée de la présidence créent une situation qui s’apparente à une crise politique au sommet du pouvoir. La gestion hasardeuse et aléatoire de son séjour français accentue le malaise et les supputations. L’après Bouteflika est désormais à l’ordre du jour avec une certaine appréhension. Cette appréhension est, toutefois, entretenue par diverses critiques pro et anti-pouvoir afin de nourrir l’inquiétude et la prudence sur l’avenir politique du pays. Mais, au-delà des enjeux de succession où se combinent les ambitions personnelles, les luttes de «clans» au sein de la bureaucratie au pouvoir et les intérêts des fractions de la bourgeoisie algérienne de plus en plus présente et actrice sur l’échiquier, à quoi on peut rajouter des forces impérialistes très intéressées par le «devenir de l’Algérie», tout ceci remplit une fonction bien simple: maintenir la grogne populaire dans la défensive et construire une transition douce. Car, sans préjuger de sa future mort clinique, on assiste de fait à la fin de son règne politique.
En réalité, la seule nouveauté dans ce registre est dans l’agenda du pouvoir et les modalités de la tenue de l’élection présidentielle. Celle-ci sera organisée, comme nous le savons, dans le courant de l’année 2014, avec comme préalable une révision de la Constitution annoncée dans le sillage du printemps tunisien. Ce qui annonçait initialement le renforcement et la consolidation du pouvoir présidentiel et exécutif au détriment des autres institutions élues, fait déjà en vigueur dans la pratique. Aujourd’hui, les nouvelles conditions lèvent le mystère du 4° mandant [Bouteflika a endossé des mandats présidentiels en 1999, 2004 et 2009].
Mais, les voies d’une alternative restent encore opaques. L’absence de candidatures et de projets partisans à quelques mois de l’échéance présidentielle sonne comme une quête d’un front uni libéral pour une transition sans bruit.
2.- Pour être restée à l’écart des troubles et crises révolutionnaires qui traversent des pays de la région, l’Algérie est choyée et courtisée de toute part. Le règne de Bouteflika présente une relative stabilité sociale et politique, au vu des années 1990 et sa guerre civile. Elle coïncide avec une période d’aisance financière par la grâce du pétrole. De plus, la présidence d’Abdelaziz Bouteflika, depuis 1999, offre un semblant d’autorité civile sur les militaires très présents dans les années de guerre. Mais, ce qui est présenté comme une réforme dans l’exercice du pouvoir avec l’émergence du civil sur le militaire n’est en réalité qu’un renforcement des pouvoirs personnels du nouveau président et de l’émergence de la «république des Wali» [les chefs des 48 wilayas] et de la police. Une restructuration et un recentrage des logiques du pouvoir se sont effectués, déplaçant les centres de décision de la sphère sécuritaire à l’univers financier. Un libéralisme rampant s’affirme dans ce sillage. Une classe moyenne émerge et une bourgeoisie grossit sous l’ombre portée de la «financiarisation». Une urbanisation effrénée, qui a accentué le passage d’un exode rural à une modernisation globale et territoriale, a fait surgir son lot de contradictions : mixité de l’espace public; demande de qualité dans l’enseignement; espace public squatté par l’informel; contradictions linguistiques [arabe algérien ou djara: langue véhiculaire de la très large majorité; l’arabe du Sahra ; le berbère – tamazigt – avec ses déclinaisons, etc.]; absence de rigueur dans le secteur de la santé ; problèmes des transports et d’infrastructures diverses…
3.- Cette mutation sociologique est en déphasage avec les rythmes politiques. Elle bute sur l’absence d’une révolution politique et sociale; une révolution qui n’a pas eu lieu ou qui n’est pas achevée. Elle s’accommode de ce fait avec une tradition et culture politique «bonapartiste». Cette culture qui est d’origine française a dépeint sur le personnel dirigeant algérien! Ce qui a fait dire à Bouteflika, pour la petite histoire, qu’il est plus grand que Napoléon Bonaparte de 5 cm, en réaction à une question désobligeante d’une journaliste française. C’est aussi le profil de «De Gaule» que prenait Boudiaf [2] lors de son «rappel» en 1991! De Boumédiène à Chadli jusqu’à Bouteflika, la même tradition persiste.
Mais le substrat social d’antagonisme de classes n’est plus le même. Aujourd’hui l’écart social et culturel est plus profond que les premières années d’indépendance. Bouteflika s’est imposé dans un contexte de guerre civile larvée qui prédispose la société à ce genre de solution politique. Il marque la fin de cycle. Mais une révolution nécessaire dans les mœurs politiques et dans la structure sociale est orpheline d’un projet politique économique et social. Les rares candidatures pour les présidentielles se contentent de perpétuer la tradition. La crise dans les partis « classiques », au sein du FLN, dans certains partis issus de l’ouverture d’octobre 88, et les changements du personnel dirigeant d’autres partis, traduit l’incapacité à diriger cette mutation, mais aussi la peur d’être submergée.
4.- Ce libéralisme économique rampant est en fait la face qui se camoufle derrière le rideau d’un régime stable. avec toutefois son lot de corruption, de chômage massif des jeunes, de népotisme, de fragilité des institutions. Les affaires de corruption qui secouent le pays depuis quelque temps sont celles qui peuvent anéantir un règne finissant. Frapper le président sur le terrain moral est ce qui peut l’anéantir, lui qui se réclame de l’image et de l’intégrité de son parrain Houari Boumédiène.
Mais il est facile et simpliste de les réduire à une campagne de déstabilisation du «clan» présidentiel ou à des règlements de compte entre factions bureaucratiques en course vers le pouvoir ou encore de tenter de les faire porter exclusivement par la responsabilité de Chekib Khelil [3], «le cheval de Troie des Etats unis et de la banque mondiale». La politique de l’ex-ministre de l’énergie [qui a dû démissionner suite au scandale des «pots-de-vin» de la Sonatrach] fut celle du président et de tout le régime au-delà du poids des uns et l’implication directe des autres. La corruption a joué un rôle de tout premier plan dans la formation accélérée d’une nouvelle bourgeoisie peu portée sur la production.
La dilapidation du secteur public et les importations tous azimuts ont écrasé littéralement ce qui reste du tissu productif national, aussi modeste soit-il. La politique de Bouteflika, de ce point de vue, constitue une accélération et non une rupture de la politique néolibérale entamée depuis plus de trois décennies. Elle prolonge et tente d’achever le projet de la «transition à l’économie de marché» initiée dès le début des années 1980.
Cette politique efface toute possibilité d’un «développement national». En intégrant et en soumettant l’économie algérienne au marché mondial dominé par quelques puissances financières et économiques de quelques Etats impérialistes, en servant de réceptacle aux marchandises que ces mêmes économies en crise n’arrivent pas à écouler, en offrant généreusement des marchés colossaux aux multinationales (autoroutes, métro, tramways, bâtiment et travaux publics…), ainsi que la gestion de nombre de ses entreprises (aéroports, ports, services des eaux…), le régime fait le lit de la corruption avec son impact sur la structure des élites dominantes..
5.- Cette crise de projet alternatif et de représentation politique que vivent les classes dominantes ne désenchante pas le mouvement populaire et les travailleurs. Des grèves, des manifestations de rues, des routes coupées, ne cessent pas. Le bouillonnement dans la société est constant: grèves dans les hôpitaux, dans l’enseignement, marche des chômeurs, série de manifestations contre la corruption qui s’exerce sur la distribution de logements, autant d’actions qui sont porteuses d’un potentiel subversif incontrôlable dans une absence de représentation politique.
C’est dans ce contexte qu’Abdemalek Sella, en tant premier ministre [nommé en septembre 2012, suite à la démission d’Ahmed Ouyahia, un «ancien» du pouvoir] émerge comme candidat du consensus potentiel. Il n’a pas, de ce point de vue, la simple fonction de «gérer la boutique en l’absence du patron» – pour reprendre l’humour d’autodérision très algérien que lui attribuent les médias notamment le journal Echourok.
La construction d’une image d’un premier ministre cool, avec beaucoup d’humour et homme de dialogue et loin des affaires de corruption consiste à atténuer la pression, à évacuer la question de la corruption et à endiguer le stress et l’angoisse que pourrait engendrer la mort «prématurée» du président.
Mais si les contradictions, les conflits et les déchirements peuvent être provisoirement absorbés ou réduits, la seule voie d’accès à la catharsis reste celle d’une rupture radicale sur le plan politique et social que seules les classes dominées et de travailleurs comme les travailleuses, qui n’ont rien à perdre, peuvent mener.
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[1] Abdelaziz Bouteflika, né en 1937, a rejoint, à l’âge de 19 ans, comme étudiant, l’Armée de libération nationale (ALN)… au Maroc: «l’armée des frontières». Il a été chargé de la propagande auprès des paysans de la wilaya V, et en devint le «préfet», celui qui la contrôlait. Il a été promu par Houari Boumédiène. Lors de l’Indépendance, en 1962 il est ministre de la Jeunesse, des Sports et du Tourisme, sous la présidence d’Ahmed Ben Bella. Il assumera des tâches de ministre des Affaires étrangères, par intérim, puis sera nommé officiellement. Il sera, en 1968, le responsable des accords de «grande immigration» (séjour, circulation, etc.) des Algériens avec la France, dont le capital – entre autres dans la construction et l’automobile – était friand de cette main-d’œuvre exploitable, alors que le PCF allait, sous peu, lancer le mot d’ordre «produisons français»… avec des travailleurs de l’Algérie et du Maroc. Bouteflika, qui avait le soutien de Boumédiène et était issu de la wilaya V, n’a pas connu de problème en 1965 (prise du pouvoir par Boumédiène). Il sera lentement écarté de la scène politique et se retire en 1981, à l’époque du président Chadli Benjedid. Il n’a pas trop de difficultés matérielles. Il a détourné des sommes considérables, en partie planquées, alors, auprès de la SBS (Société de Banque Suisse – qui fusionnera avec UBS en 1998). Il remettra les pieds en Algérie en 1987 et se fera actif lors du Congrès du FLN en 1989. Il joue la montre. Il refuse des propositions de divers postes dans cette période de «troubles». Il ressurgit en 1999, lors d’élections durant lesquelles il est, finalement, le seul candidat, tant les conditions du vote créées par «l’indépendant» Bouteflika sont douteuses.
Il passera un accord pour que Ben Bella puisse retourner, en fin de vie, à Alger, sans faire de politique ou de déclarations, sauf en faveur du président, ce qui lui valut des obsèques nationales… Une complicité propre à ce régime.
Actuellement, Saïd Bouteflika, frère du toujours président algérien Abdelaziz, est soupçonné d’approuver des décrets présidentiels durant l’hospitalisation de son frère. Alors que les informations sur l’état de santé d’Abdelaziz Bouteflika et sa capacité à gouverner restent opaques, des décrets présidentiels ont été promulgués depuis Paris, cette semaine.
Selon le quotidien algérien Le Matin, ils [les décrets] auraient été signés non pas par le président, mais par son frère Saïd Bouteflika. Ces décrets nomment sept fonctionnaires de la Direction de l’Informatique. Deux des promus sont des militaires, mais les cinq autres nommés Chefs d’études sont de «simples» fonctionnaires recrutés seulement depuis 2011. Leurs noms auraient été proposés par Bouabana, directeur de l’Informatique de la présidence et proche de Saïd Bouteflika, juste avant l’admission du président à l’hôpital.??Une source proche de la présidence confie que toutes les propositions venant des autres structures de l’Etat sont bloquées par Saïd Bouteflika. Selon le quotidien, le frère du président tente de geler l’avancement des fonctionnaires présents depuis les mandats de Chadli Bendjedid et Liamine Zeroual.??La politique de Saïd Bouteflika, en charge de la communication du président, est contestée depuis le début de l’hospitalisation de son frère en raison de la «stratégie du silence» qu’il a adoptée. Si le frère a bel et bien signé à la place d’Abdelaziz Bouteflika, cela constitue une offense à la loi encore plus grave. Le Matin explique qu’en vertu de l’article 77 de la Constitution algérienne, la signature de décrets présidentiels relève uniquement de la seule autorité du président de la République et ce pouvoir ne peut en aucun cas être délégué.??Ce nouveau scandale, s’il est avéré, risque encore de relancer le débat sur la procédure «d’empêchement» [impeachment: soit mise en accusation] du président. Surtout que l’article 88 précise bien que «lorsque le Président de la République, pour cause de maladie grave et durable, se trouve dans l’impossibilité totale d’exercer ses fonctions, le Conseil Constitutionnel se réunit de plein droit, et après avoir vérifié la réalité de cet empêchement par tous moyens appropriés, propose, à l’unanimité, au Parlement de déclarer l’état d’empêchement».??Pour rappel, le président algérien, Abdelaziz Bouteflika, admis à l’hôpital du Val-de-Grâce depuis le samedi 27 avril dernier des suites d’un accident vasculaire cérébral (AVC), a été transféré depuis le mardi 21 mai dernier à l’Institution nationale des invalides (INI), spécialisée dans la réadaptation fonctionnelle et les séjours médicalisés et de convalescence. (Réd. A l’Encontre et sur l’actualité source: Afrik.com)
[2] Mohamed Boudiaf: 1919-1992. Il meurt assassiné à Annaba. Il fut un des fondateurs du Front de libération nationale (FLN); antérieurement il avait été membre du Parti populaire algérien (PPA) de Messali Hadj. Il a participé à l’Organisation secrète (OS) qui était une branche militaire du MTLD (Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques). Les services français démantelèrent l’OS. Mohamed Boudiaf est condamné alors lourdement, par contumace. Il est muté en France par le MTLD. Il rentre en Algérie en 1954. En novembre 1954, les premières actions du «noyau des 22» marquent le début de ce qui fut appelé la «guerre d’Algérie», et avant, en France, les «événements» d’Algérie! (Réd. A l’Encontre)
Il sera membre du GPRA (Gouvernement provisoire de la République d’Algérie). Il adopte une position d’opposant face aux premiers gouvernements mis en place. Il se retrouve en exil durant 28 ans. Lors de son rappel par diverses «autorités» et sa nomination au Haut Comité d’Etat (HCE) – qui doit organiser la «transition» suite à la démission du président Chadli Benjedid – il s’engage dans une bataille contre «la corruption», avec des accents gaulliens. Six mois après son élection, il sera assassiné. (Réd. A l’Encontre)
[3] Né en 1939, Chekib Khelil a fait ses études aux Etats-Unis, comme ingénieur pétrolier, à l’Université du Texas. De retour en Algérie, il est responsable du programme de «valorisation des hydrocarbures». Il sera, par la suite, à la Banque mondiale, avec des responsabilités pour l’Amérique latine. Dès 1999, il est au service de Bouteflika et il devient ministre de l’Energie et des mines. Il sera à la tête de l’OPEP en 2008. Il sera un des acteurs de l’augmentation des fonds propres de l’Algérie (plus de 100 milliards, grâce à la montée des prix du pétrole et du gaz) et, surtout, de ses propres fonds propres, comme le dénonce un réputé opérateur et spécialiste du pétrole, le Franco-Libanais Nicolas Sarkis, qui est à la tête de l’Arab Petroleum Research Center (Réd. A l’Encontre)
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