Afrique du Sud. Les étudiant·e·s contestataires gagnent leur première grande victoire

Université du Cap, 22 octobre 2015
Université du Cap, 22 octobre 2015

Par Patrick Bond

Les étudiant·e·s universitaires étaient en colère alors que leur slogan «Les taxes d’études doivent tomber!» planaient au-dessus des campus et des centres du pouvoir politique à travers le pays. Une victoire historique contre le néolibéralisme d’Afrique du Sud venait juste d’être remportée suite à la plus intense explosion, qui dura trois semaines, de mobilisation militante depuis la libération de l’apartheid en 1994.

Les dirigeants du mouvement de libération de l’African National Congress (ANC) font face à une pression socio-économique sans précédent ainsi qu’à des mobilisations socio-politiques. Il s’agit du plus inégalitaire de tous les grands pays, dont la classe laborieuse a été qualifiée, pour la quatrième année de suite, par le World Economic Forum (WEF) comme étant la plus militante sur terre. L’élite débridée des entrepreneurs jouit de profits qui figurent au troisième rang mondial bien qu’elle soit résolue à piller l’économie à un rythme plus rapide que jamais. Toutes ces mesures se sont accrues depuis que l’ANC a accédé au pouvoir en 1994.

Souffrant d’un taux de pauvreté officiel de 53% de la population, l’Afrique du Sud a été le théâtre de 2300 manifestations enregistrées par la police comme étant «violentes», soit un cinquième de plus que l’année dernière.

Le sommet du désespoir a été atteint ce mois-ci [octobre 2015] suite à l’annonce d’une augmentation à deux chiffres des frais d’inscription universitaire. Les étudiant·e·s ont manifesté non seulement contre les gestionnaires de plus d’une dizaine de campus; mais leurs organisations se sont unifiées à travers l’éventail idéologique, des socialistes aux nationalistes jusqu’à – y compris – l’aile des étudiant·e·s de centre droit du principal parti d’opposition [Alliance démocratique]. Et ils ont frappé des cibles nationales.

Ils ont commencé par entrer en force dans les édifices du Parlement à Cape Town le 21 octobre, puis ils ont défilé en direction des sièges de l’ANC à Johannesburg et Durban les 22 et 23 octobre, avant de manifester – une force de plusieurs dizaines de milliers de personnes – devant les bureaux de l’Union Buildings du président Jacob Zuma à Pretoria le 23 octobre.

Là, des clôtures qui devaient retenir les manifestant·e·s ont été arrachées par certains militants, le feu a été mis à des pneus et à des bennes à ordures alors que la police faisait face, une fois de plus, en tirant des grenades assourdissantes, des balles de caoutchouc et en utilisant des canons à eau. Refusant de sortir pour s’adresser à la foule, Zuma a plutôt tenu une conférence de presse au cours de laquelle, de manière inattendue, il céda devant la principale revendication des étudiant·e·s: il n’y aura pas d’augmentation des taxes pour l’année à venir (malgré une inflation générale des prix d’environ 5%).

La trajectoire de la race vers la classe

L’actuelle insurrection a débuté à la fin septembre par des actes de fureur sporadiques. A l’Université KwaZulu-Natal à Durban, des petits groupes d’étudiant·e·s ont brûlé un bâtiment de l’administration et des véhicules; des étudiant·e·s ont ensuite été arrêtés alors qu’ils apportaient des excréments sur le campus, une tactique utilisée avec succès six mois plus tôt pour accélérer le démantèlement d’une statue haïe à l’Université de Cape Town [celle de Cecil John Rodes –1853-1902 – le créateur de la compagnie diamantaire De Beers, de la Bristih South Africa Company et premier ministre de la Colonie du Cap de 1890 à 1896].

Il s’agissait du mouvement #RhodesMustFall. Après quelques semaines d’une «protestation du caca» au cours de laquelle des excréments contre le portrait de la figure coloniale minière lord Cecil Rhodes, des milliers de personnes poussèrent des vivats lorsque la statue a été retirée du campus. Mais les autres revendications des étudiant·e·s en faveur d’une transformation et d’une «décolonisation» de l’université – égalité raciale, une culture de campus différente, une réforme des programmes, des professeurs indigènes africains supplémentaires (ils ne sont que cinq sur plus de 250 professeurs ordinaires à Cape Town) – restèrent infructueuses.

Après une pause, les manifestations étudiantes ont repris en octobre à UCT [Université de Cape Town] et à l’Université du Witwatersrand («Wits») de Johannesburg, les deux sites traditionnels de la reproduction de la classe dominante. Sur les dizaines de protestations qui éclatèrent dans des établissements d’enseignement supérieur, ces deux furent les mieux organisées, les plus soutenues et non-violentes, en utilisant principalement la tactique du blocage des entrées avant de se déplacer vers les artères routières situées à proximité. Des dirigeants étudiants disciplinés insistèrent sur la désobéissance civile non-violente. La brutalité policière et les clashes occasionnels avec des conducteurs aisés de voiture, qui forcèrent les blocages, ne dissuadèrent pas les activistes.

Le 21 octobre, au sein du Parlement, le parti d’opposition Economic Freedom Fighters’ [EFF – fondé par Julius Malema issu de l’ANC] a soutenu leurs revendications lorsque le ministre des Finances Nhlanhla Nene délivra son discours sur le budget de mi-mandat. Les élus du EFF tentèrent avec force de repousser l’adoption avant d’être expulsés de force. A l’extérieur, des étudiant·e·s courageux furent à un doigt de se frayer un chemin dans le hall principal où Nene pérorait.

Mais bien qu’il y ait encore une large marge d’expansion budgétaire, le budget de Nene était cruel: pas d’argent supplémentaire pour les universités (uniquement une condamnation pour le caractère «non constructif» des manifestations étudiantes), ainsi qu’une augmentation symbolique de 0,75 dollar (US) des subventions aux retraités les plus pauvres et aux handicapés (qui reçoivent actuellement 105 dollars). Bien que cette dernière représente une hausse de moins de 1%, Nene a affirmé malhonnêtement que ce supplément combiné à une infime augmentation offerte en février sont «en ligne avec une inflation de long terme». Le taux d’inflation pour les pauvres est bien plus élevé que la normale en raison de la part bien plus importante de leur budget dont les coûts gonflent à un rythme plus rapide: alimentation, logement, électricité.

Nene a trouvé, en revanche, des fonds pour un programme d’infrastructure de 63 milliards de dollars US sur trois ans dont les objectifs principaux sont: tout d’abord, de promouvoir des exportations de charbon extrêmement destructives principalement par des firmes transnationales; ensuite, en faveur d’une expansion du complexe portuaire pétrochimique de Durban; enfin, des exportations de minerais de fer. Il y a pourtant de vastes surcapacités mondiales en charbon, en transport maritime et en acier, l’Afrique du Sud figurant au deuxième rang des principaux producteurs d’acier, elle a évité de justesse la banqueroute le mois dernier. Mais ces méga-projets, ces Eléphants blancs, continuent de recevoir la part du lion des fonds en infrastructure provenant de l’Etat, parapublics et privés.

L’influence du grand capital sur l’équipe du budget de Nene est évidente: par exemple, la plus grande compagnie minière mondiale, BHP Biliton, continue à obtenir de l’électricité à un dixième du prix des consommateurs ordinaires; l’évasion fiscale constante des entreprises ainsi que les flux financiers illégaux sont désormais notoires.

Un autre investissement en faveur des entreprises qui sera observé avec une méfiance accrue par la société à mesure qu’il sera mis en œuvre, à partir de l’année prochaine, est la mise sur pied de la banque des BRICS [Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud] dont l’objectif de capitalisation (réparti entre cinq pays) est de 100 milliards de dollars US.

Les agences de notation et un ministre «communiste»

Qu’il soit vu par les yeux des étudiants, des travailleurs, des pauvres, des femmes ou des écologistes, le budget de Nene fut le catalyseur de l’intensification des luttes sociales. C’est pourtant la première fois, depuis 1991, lorsque la TVA fut imposée sous l’apartheid à la demande du FMI, qu’un important mouvement spontané de protestations ciblant le ministre des Finances surgit en un moment aussi sensible. Pour Nene, le seul objectif semblait d’apaiser les agences de notation bancaires.

Ainsi que l’a publié l’agence Reuters, Nene «minimisa l’effet de la tentative d’occupation du parlement par les étudiants alors qu’il délivrait son discours sur le budget de mi-mandat sur l’évaluation pour le taux d’intérêt pour l’emprunt de l’économie la plus avancée d’Afrique. Ce qui importe pour les agences de notation: quelle sera notre réponse en tant que gouvernement pour faire face à ces défis”, a-t-il déclaré au sujet des revendications étudiantes pour que les taxes d’études restent inchangées.»

Blade Nzimande
Blade Nzimande

La réponse du gouvernement a consisté en une combinaison de brutalité policière largement condamnée et d’une tentative de séduction inefficace par le flanc gauche de l’alliance au gouvernement, en particulier de la part du Parti communiste d’Afrique du Sud dont le dirigeant Blade Nzimande est aussi ministre de l’Enseignement supérieur. Il a été couvert par les cris des protestataires à l’extérieur du parlement lorsqu’il tenta d’expliquer pourquoi leur revendication était irréaliste et qu’ils devraient faire face à une augmentation de 6%.

En 2013, le Comité ministériel de révision du financement des universités de Nzimande a découvert que «le montant du financement de l’Etat n’est pas suffisant pour répondre aux besoins du système universitaire public […]. L’Etat devrait augmenter le financement de l’enseignement supérieur afin de se rapprocher des niveaux internationaux des dépenses.» Mais Nzimande a refusé de publier une étude antérieure commandée favorable à l’idée d’une éducation supérieure gratuite. 

Une impulsion pour le militantisme contre l’austérité

Les étudiant·e·s ont simplement refusé d’accepter l’augmentation de 6% des taxes d’étude étant donné que le taux d’inflation est actuellement inférieur à 5%. Ainsi la marche sur Pretoria deux jours plus tard – et la menace d’une occupation entière des Union Buildings – a sans doute été un facteur décisif dans le revirement de l’Etat. Bien que le coût du report de l’augmentation des taxes sera seulement de 150 millions de dollars US, Zuma, en faisant cette concession, encourage de nombreuses autres protestations et des marches à Pretoria à l’avenir.

Pour ceux qui dans la société observent et s’appuient sur les étudiant·e·s, c’était là un moment crucial, qui se révélera peut-être aussi important que la rupture du combat de la Treatment Action Campaign pour l’accès gratuit aux médicaments contre le sida il y a une quinzaine d’années. Parce qu’ainsi que Nene l’a signalé une période plus destructrice d’austérité menace. La croissance du PIB d’Afrique du Sud sera seulement de 1,5% cette année et probablement identique l’année suivante, ce qui est plus faible que la croissance de la population. Grâce à l’avarice de Nene, le déficit budgétaire sera relativement faible (3,3% du PIB), mais les observateurs financiers pensent que les menaces planent sur l’Afrique du Sud, qui pourrait suivre la récente dégradation du Brésil dont les obligations sont évaluées comme à haut risque par Fitch, Standard&Poors et Moodys, les «cruelles» agences de notation.

La guerre de classe sévit. D’autres revendications étudiantes restent importantes: l’enseignement supérieur gratuit pour les pauvres et les travailleurs comme objectif d’ensemble ainsi qu’un arrêt mis à la précarisation du travail et à l’externalisation des travailleurs mal payés de l’université. Un grand nombre de ces salariés reçoivent à peine 100 dollars US par mois, alors que la ligne de pauvreté se situe à 60 dollars US mensuels. Elever une famille avec ces salaires de misère est chose impossible.

La tâche de conserver cette alliance visionnaire entre les travailleurs et les étudiants au cours des prochaines semaines ainsi que de maintenir une présence nationale sera aussi difficile qu’est l’organisation, actuellement en marche, d’un «Front unifié» de plusieurs classes. Difficile, oui. Mais maintenant rien ne semble impossible dans ce lieu exceptionnel de la lutte de classes qu’est l’Afrique du Sud. (Article publié le 24 octobre 2015; traduction A l’Encontre)

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Voir les autres articles de Patrick Bond publié sur ce site: La xénophobie nécessite une critique de ses racines et une stratégie de résistance (3 mai 2015), La malédiction des ressources et la montée des résistances sociales (I) et Zuma, Ramaphosa et le «capitalisme des copains» (II) (2 et 7 mai 2014).

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