Grèce: «Feu rouge ou feu vert? On votera et on avisera»

Alexis Tsipras, leader de Syriza, lors d'une conférence de presse le 12 juin 2012 à Athènes

Par Panagiotis Grigoriou

Les faits historiques ne se répètent guère, ou alors il s’agit d’une farce, c’est bien connu. Précisément, nous y sommes en Grèce depuis ces derniers jours, et nous assisterions même à cette double farce: l’avènement d’une ambiance relevant à la fois de la Guerre froide et la République de Weimar. Tout conduit à penser que la récente tournure du «débat» politique, les intimidations verbales et physiques, les agressions en tout genre, la décrépitude généralisée des institutions restantes, les méthodes et les «arguments» ralliant à la fois maccarthysme et machiavélisme, relèvent de ce premier point de non-retour dans lequel nous nous trouvons, après deux ans de Mémorandum et trente ans de République mensongère. Sous l’emprise aussi d’un régime, s’exerçant comme une variante, quelque peu atypique ou balkanisée, du «monstre doux».

Et c’est précisément par le truchement de la mise en énigme de l’histoire immédiate que le futur, désormais si proche, se génère sous nos yeux. La droite… Samariste (Samaras est le chef de la Nouvelle Démocratie) reprendrait du poil de la bête (et quelle bête !), accusant SYRIZA [la Coalition de la gauche radicale] de tous les maux… prévisibles, à découvrir prochainement sur les écrans plasma du court XXIème siècle [allusion au titre de l’ouvrage de Eric Hobsbawn, L’Age des extrême. Le court XXème siècle, 1914-1991], ainsi que de sa prochaine Grande guerre tout autant prévisible, si Tsipras gagne les élections… cela va de soi. La Guerre froide et le 38ème parallèle [ligne de démarcation entre Corée du Nord et du Sud] sont de retour, la Guerre civile grecque aussi.

On oublierait presque que la Grèce et une partie de la péninsule coréenne se trouvent à la même latitude et que ce fameux 38ème parallèle du nord, décidément historique, traverse la Grèce, passant même au nord d’Athènes. Ainsi, la droite (PASOK compris), la Troïka et la bancocratie veulent faire croire que SYRIZA incarne la version moderne du «péril rouge».

On réalise dans ce but de nombreux spots propagandistes… d’une bonne teneur en détergent en psychologie collective, tout en injectant au même moment une forte dose «de l’instinctif» en rappel, dans un corps social souffrant. Et, le cas échéant, si cela ne suffit plus, on peut aussi déverser un purin plus que toxique, sur les candidats de l’aile gauche de SYRIZA par exemple, comme l’a fait récemment la chaîne de télévision MEGA. Et ceci, à maintes reprises.

A SYRIZA c’est alors l’urgence. Construire un véritable autre projet, prévoir les suites possibles, répondre aux adversaires politiques, assumer le cas échéant la responsabilité du chaos. Enfin, et ceci n’est pas la moindre des affaires, avancer, en équilibriste et sans balancier, entre une position «européenne» («pour une Europe des peuples et dans la volonté de reformer les Traités et des institutions»), et une Europe redevenue (crypto)nationale à travers ses pratiques de «gouvernance». Et, pour finir, sous la haute autorité des escrocs mondiaux incontournables (?) et redoutables. Et pour ce qui est de la synchronie: peu avant un effondrement global désormais pressenti comme étant très probable. C’est comme si un équivalent de SYRIZA (ou une autre configuration politique) arrivait au pouvoir en France, en Russie ou en Allemagne, au 28 juin 1914, Août étant alors imminent.

On peut par ailleurs remarquer sans s’y tromper que, désormais, tout acte politique s’opérerait déjà et progressivement sous l’emprise d’une certaine «culture de guerre et de la violence», sournoise, rampante, pour tout dire, redoutable. En pareil cas, d’habitude, c’est l’extrême droite qui peut apparaître comme étant «plus en phase avec la société», à la plus grande satisfaction des bancocrates «réellement existants», car ces derniers, comme on le sait, ne sont jamais directement concernés par le sort réservé aux nouveaux… gueux de l’ostière [selon la formule: le gueux qui va de porte en porte]. Car se mettre «en phase avec la société» ne serait pas forcément gage d’humanisme. Ainsi, les courageux Syrizistes doivent également se mettre en phase avec le syllogisme collectif, sauf que la société doit se dépasser en substance, et contre elle-même.

Les plages autour d’Athènes étaient encore bondées ce week-end, surtout le dimanche. Par 35°C, et ne pouvant plus «s’évader loin» comme jadis, nos nombreux semi-déclassés sociaux, nous tous en réalité, nous nous rabattons alors sur l’accessible. Où on y emmène repas, boissons, journaux et revues, idées et… préoccupation. On parlera alors volontiers de l’insécurité ou des cambriolages. Et ceci n’a plus rien de théorique, car il existe des immeubles où aucun appartement n’a été épargné: «Ah… qu’ils me prennent tout, d’ailleurs je n’ai plus rien de valeur depuis le dernier cambriolage, seulement voilà… je crains davantage d’y être là, chez moi au moment de l’infraction, je crains pour ma vie, tu vois», discussion «exemplaire», entre deux nageuses.

Inéluctablement, ces discussions se terminent toujours par un détour obligatoire par… l’Aube dorée [les néonazis]. Ainsi, lorsqu’on est relativement âgé, «on condamne… mais on comprend quand même». Et lorsqu’on est plus jeune, voire très jeune, on peut surtout «comprendre et en redemander du rab».

Le sentiment général est que l’Aube dorée en sort requinquée de son dernier «grand moment» [1], tout comme sa cousine un peu trop germaine récemment, la Nouvelle démocratie (ND). Ilias Kasidiaris vient même de porter plainte contre les deux élues de gauche pour agression verbale (insulte) et à l’occasion, contre la chaîne «Ant-1» pour tentative de séquestration. Il a porté plainte également, contre le rédacteur en chef et directeur de l’hebdomadaire satyrique To Pondiki (La Souris), pour abus de pouvoir. Ce dernier, depuis le plateau de la télévision (car il participait à ce «débat»), aurait aussitôt décroché son téléphone mobile pour joindre la magistrate, laquelle a à son tour a immédiatement ordonné l’arrestation de Kasidiaris.

Sur le site de la «Souris», nombreux sont les commentateurs qui s’en prennent à Antonis Delatolas, le journaliste: «Vous faites partie du même système. Il aura fallu attendre deux décennies pour que voie le jour un mandat d’arrêt à l’encontre de Tsohatzopoulos, mais seulement trente secondes pour inculper Kasidiaris pour un simple coup de poing.» Rappelons-le, Tsohadzopoulos, cet ex-ministre de la Défense du PASOK, a bénéficié des pots-de-vin en provenance de Siemens et d’autres sociétés, les sommes s’élèveraient à plusieurs dizaines de millions d’euros, selon les éléments de l’instruction, partiellement rendus publics.

La «logique» de notre nouvelle vie politique devient alors implacable, ainsi, toute condamnation de l’agression de Kasidiaris, «argumentée à l’ancienne» devient difficile à tenir. Lorsque la règle du débat politique s’apparente à un champ de bataille, même transposé, lorsque la violence et la mort en deviennent des expressions récurrentes à travers un éventail assez large dans les attitudes individuelles et collectives (violence du Mémorandum, déshumanisation grandissante, anomie, criminalité, meurtres, suicides, indignation violente), plus la pulsion de la mort, il ne faudrait plus s’étonner de «l’accueil réservé» à l’acte de Kasidiaris, chez une partie de la population au moins, et surtout auprès des jeunes.

Telle serait la boucle de l’acculturation individualiste dans laquelle ont été «baptisés» les «citoyens» de notre ultime «cité» avant le crash. Et en Grèce, on sait que, pour cette raison, c’est la course contre la montre.

Nous nous sommes retrouvés, dimanche soir 10 juin, dans une salle de spectacle – restaurant de la rue Fylis, dans un quartier central de cette ville d’Athènes en désintégration chronique. Ghettoïsation, population issue de l’immigration, criminalité et insécurité réelles et/ou supposées, laissant peu de place à la réflexion, comme dans toutes pareilles impasses de l’humanisme.

Nous y avons assisté à un concert, piano et chant, un événement bénéficiant du soutien moral de notre mouvement culturel et politique anti-mémorandum, Entotia 2012 (Unité 2012). Il n’y avait pas grande foule pourtant. Dans une salle pouvant contenir plus de cent personnes, nous étions une vingtaine d’heureux participants. Le prix pourtant était bien… de saison, douze euros par personne pour une assiette froide, boisson comprise, bière ou vin. En plus, les moins «infortunés» d’entre nous se sont portés volontaires supportant par solidarité le coût disons général. Nos pratiques culturelles et relationnelles changent alors, tout comme les prix. Une certaine «solidarité organique» se met ainsi en place, car la honte de s’avouer pauvre est en train de disparaître, c’est aussi une autre conséquence de la crise.

L’ancienne mezzo-soprano à l’Opéra d’Athènes, Hara Kalatzidou, a chanté durant deux heures, un répertoire exigeant et varié, de la chanson française et américaine des années 1940-1960; jusqu’aux compositions de Manos Hadjidakis, de Mikis Theodorakis de la même époque. Hara a dû quitter l’Opéra national, après le démantèlement de sa scène d’opérette, une autre conséquence de la politique du Mémorandum I (mai 2010), déjà. Depuis, elle recherche comme tout… notre monde. Apostolos Kanaris, qui l’accompagnait au piano, vient de signer un contrat avec un Scène Lyrique en Allemagne: «Je viens de passer une double audition, c’est rassurant, mais je suis triste. Mon frère est déjà soliste à l’Orchestre philharmonique de la ville de Bonn, mais nos parents en deviennent encore plus tristes que nous. Pendent longtemps, ils ont espéré voir notre travail et nos talents s’épanouir ici. D’ailleurs en Grèce, l’Opéra et la musique classique ont souvent connu une piètre promotion, c’est dommage car nous existons… enfin nous existions.»

Giorgos Manikas, médecin et écrivain, déporté en 1968 par le régime des Colonels sur l’île de Gyaros [île aride au nord de l’archipel des Cyclades] – devenant ainsi le médecin de ses autres co-déportés – a pris la parole durant l’entracte: «Nous avons un besoin cruel de culture, de notre culture et de celle des autres peuples, pour demeurer dans les Lumières et pour ne pas sombrer davantage dans la barbarie. Un peuple acculturé ne défendra pas sa liberté. La gauche a perdu la bataille de la culture et de la morale, face à l’argent et à l’individualisme, nous devons tout reprendre à zéro presque, le temps nous est compté.»

Moments et mondes parallèles. Parmi notre petit public enthousiaste, certains ont profité de l’entracte pour sortir et vérifier que leur moto par exemple… n’était pas volée. Le seul lien entre l’univers du dehors et celui de l’intérieur se résumerait à la mondialisation et à ses conséquences. Cette fabrication d’une société «hachée» serait en somme le grand succès de la mondialisation de l’ultra-libéralisme. Ainsi le temps serait venu… pour achever le «travail» et peut-être aussi, une bonne partie de l’humanité avec.

Ce même dimanche soir, mon ami Georges, habitant sur l’île de Chios [sur la mer Egée, près de la Turquie] s’était rendu au meeting d’Alexis Tsipras [leader SYRIZA].

Il vient de me téléphoner, pour exprimer ses sentiments: «Il y avait du monde, mais guère plus que deux mille personnes, il ne faut pas oublier qu’ici, la Nouvelle Démocratie était déjà arrivée en tête, face à SYRIZA, aux élections du 6 mai 2012. Nous ferons le maximum dans la mesure du possible. Un ami, ancien «apolitique» a voulu m’accompagner hier. Après discussion, il s’est décidé à voter SYRIZA lui aussi. Mais une fois sur place, il a vu qu’au meeting s’étaient aussi rendus des anciens du PASOK, et tu sais parmi eux, figurait cet odieux Kostakas, ancien Secrétairerie d’État et proche de Tsohadjopoulos.
Mon ami s’est alors énervé. Des membres du KKE (parti communiste), aussi présents mais gardant une certaine distance avec le rassemblement se tenant à l’écart, l’ont approché, on se connaît tous ici évidemment. «As-tu vu, les Pasokiens retournent leurs vestes alors?» Et mon ami se dit à présent prêt à voter communiste [KKE], ce n’est pas bien grave finalement, il y a pire, voter pour Chryssi Avghi (Aube dorée), par exemple. Ah oui, je voudrais te dire que je ne viendrai pas à Athènes, j’étais convoqué en tant que témoin dans un procès, opposant les syndicats enseignants et le ministère de l’Éducation. L’administration a fait comme si ce procès n’existait pas. Elle n’a donné aucun signe de vie, aucune pièce n’a été produite et apportée de sa part, on nous a seulement avertis, deux jours avant le procès, il n’aura pas lieu avant l’automne. C’est une affaire entre eux je crois, les juges n’ont pas rempli leur tâche; nous sommes perdants encore une fois. Déjà que pour venir jusqu’à Athènes c’est un vrai sacrifice, plus personne ne voyage. Et à bord des avions, on rencontre désormais les entrepreneurs locaux, ainsi que certains cadres, travaillant pour le compte des armateurs, pour nous autres, c’est bien fini… On votera et on avisera. De toute évidence, il y a un vrai clivage entre le vote chez vous à Athènes et chez nous ici…
»

Georges, diplômé en économie, enseignant suppléant, ayant été aussi cadre dans le secteur privé durant plus de vingt ans, actuellement au chômage.

A Athènes, des banderoles posées au-dessus des marchés de plein air annoncent les prochains meetings SYRIZA. On y achète les premiers melons de saison, avant de lever les yeux vers le ciel pour distinguer le fait politique. Certains bistrots de la capitale acceptent encore les chiens errants, mais discrètement, tandis que nos poubelles sont encore ramassées.

Mais il y a de la nouveauté: sur la place Syntagma, la Nouvelle Démocratie vient d’installer un grand kiosque, une première re-occupation de la place pour ces fervents promoteurs de l’ancienne sémantique du pire.

Pas loin, un kiosque du LAOS (parti de l’extrême droite «collaborationniste» au sein de la coalition du mémorandum lors du cabinet Papadémos) n’intéresse plus les passants. Tandis qu’à travers ses affiches, Fotis Kouvelis et sa «Gauche Démocratique» [scission de droite de SYRISA] prétendent apporter «la solution», devant une entrée de l’ancienne Assemblée Nationale (1875-1932) et sur ses colonnes on a écrit le mot «Chaos», une sémantique en somme apparemment nouvelle.

Un retraité grec mendiait au feu rouge devant l’hôtel Hilton [où descendent les Troïkans| à Athènes, minuit passé, prenant la place du Pakistanais, alors «œuvrant» de jour à proximité du même feu souvent resté au rouge, au dire des automobilistes. Car dans Athènes, on s’arrête encore aux feux rouges (ou presque). Cependant, l’ancien monde meurt, dans un traitement irrévérencieux dans la mise en énigme de notre prochaine histoire. Feu rouge ou feu vert? On votera et on avisera.

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[1] Ilias Kasidiaris, d’Aube Dorée, a giflé la députée liée au KKE, Liana Kanelli, trois fois au visage lors d’une transmission en direct d’une émission de nouvelles du matin sur l’antenne de TV. Liana Kanelli s’était levée pour dénoncer Ilias Kasidiaris après qu’il a jeté un verre d’eau à la députée de Syriza: Dourou Rena. (Réd.)

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