«UNRWA: Berne sous la coupe du pouvoir israélien?» 

Entretien avec Riccardo Bocco conduit par Guy Zurkinden (Le Courrier)

Le Conseil des Etats coupera-t-il les vivres à l’UNRWA? Le 10 décembre, les sénateurs décideront s’ils suivent la majorité du Conseil national, qui a décidé de mettre fin au financement de l’agence onusienne par la Confédération. Le débat interviendra après que le parlement israélien a décidé d’interdire les activités de l’UNRWA à Jérusalem-Est, en Cisjordanie et dans la bande de Gaza.

Pour Riccardo Bocco, professeur émérite au Département d’anthropologie et de sociologie à l’Institut de hautes études internationales et du développement (IHEID) et spécialiste du Proche-Orient, les accusations contre cette agence, indispensable selon lui à la survie de 5,9 millions de réfugié·es palestinien·nes [1], sont sans fondement. A ses yeux, leur écho à Berne illustre la pénétration croissante de la propagande israélienne sous la Coupole fédérale. Il a répondu aux questions du Courrier.

Quelles seraient les conséquences de l’application des lois sur l’UNRWA votées par la Knesset?

Riccardo Bocco: L’agence onusienne ne pourrait plus fonctionner en Palestine, ce qui aggraverait la crise humanitaire déjà catastrophique. L’Etat israélien a aussi annoncé qu’il confisquait les terrains sur lesquels se trouve le siège de l’agence à Jérusalem-Est, pour y construire une colonie. Il rompt ainsi ses obligations en tant qu’Etat membre des Nations unies.

Pourquoi cette décision?

Le 11 décembre 1948, l’Assemblée générale des Nations unies a promulgué la résolution 194, qui reconnaît le droit au retour pour les 750 000 victimes palestiniennes de la Nakba. L’UNRWA est créée une année plus tard, avec pour mission de leur fournir une aide temporaire. L’absence de solution politique au conflit a entraîné sa pérennisation.

Depuis toujours, Israël essaie de se débarrasser de l’UNRWA. D’abord, parce que l’existence de cette institution prouve la fausseté d’un des mythes fondateurs de l’Etat hébreu – celui d’un peuple sans terre pour une terre sans peuple. Ensuite, parce que son maintien rappelle que le problème des réfugié·es palestinien·nes n’a jamais été résolu.

Les critiques de l’UNRWA en Suisse dénoncent ses liens supposés avec le Hamas.

Le conseiller national UDC Pierre-André Page affirme qu’il faut cesser de financer l’agence, car cette dernière n’aurait pas démontré qu’elle n’est pas de mèche avec le Hamas. Il reprend les accusations du gouvernement Netanyahou, pourtant démenties par l’audit indépendant sur la neutralité de l’agence onusienne, dirigé par Catherine Colonna, ainsi que par une enquête interne de l’ONU. Mme Colonna a demandé à l’exécutif israélien de fournir des preuves étayant son accusation, ce qu’il n’a jamais fait. A la suite de la publication de son rapport, tous les Etats membres de l’ONU ont repris, voire augmenté, leur financement à l’UNRWA. A l’exception des Etats-Unis et de la Suisse.

Des élus accusent les écoles de l’UNRWA de propager l’«antisémitisme».

Cette affirmation a été démentie par cinq commissions d’enquête. Il faut aussi rappeler que ce n’est pas l’agence onusienne qui définit le contenu des livres scolaires, mais les Etats hôtes – et l’Autorité palestinienne pour ce qui est de la Cisjordanie et de Gaza.

Comment expliquer la vigueur de ces attaques?

C’est le conseiller fédéral libéral-radical Ignazio Cassis, ancien membre de l’intergroupe parlementaire Suisse-Israël, qui a mis le feu aux poudres. En mai 2018, il a déclaré que l’agence était devenue «une partie du problème». Aujourd’hui, M. Cassis opère un revirement spectaculaire et appelle les parlementaires à respecter le droit international. C’est le pyromane qui se fait pompier!

Le Département fédéral des affaires étrangères, dirigé par M. Cassis, a aussi omis d’informer le parlement d’une note produite par ses juristes, selon laquelle la Suisse pourrait être taxée de complicité de génocide si elle met fin au financement de l’UNRWA. Il s’agit d’une faute gravissime.

Au parlement, l’offensive est menée par la droite.

L’alliance UDC-PLR contre l’UNRWA démontre l’influence croissante de la propagande israélienne à Berne. Quarante élus fédéraux sont membres du groupe interparlementaire Suisse-Israël.

Cette perte d’indépendance est inquiétante. Pour l’éclairer, il faudrait enquêter sur les liens entre le complexe militaro-industriel israélien et la Suisse. A commencer par la création d’une filiale de la société d’armement Elbit system SA en Suisse – dont le conseil d’administration est présidé par le colonel divisionnaire Jakob Baumann, ancien directeur d’Armasuisse [2].

Se trouve-t-on face à un tournant de la politique suisse au Proche-Orient?

Depuis les années 1990, la Suisse y a joué un rôle important, à la fois en matière de médiation et de coordination de l’aide humanitaire. C’est aussi un des rares Etats qui, après la prise de pouvoir du Hamas, a refusé de boycotter l’organisation islamiste. Or aujourd’hui, les élu·es menacent de supprimer le financement à l’UNRWA, tandis qu’une loi propose d’interdire le Hamas en Suisse. Des années d’efforts en faveur du droit international risquent de disparaître.

La semaine dernière, la Cour pénale internationale a émis des mandats d’arrêt contre le premier ministre israélien, Benyamin Netanyahou, l’ancien ministre israélien de la Défense Yoav Gallant et le chef de la branche armée du Hamas, Mohammed Deif. Un signal positif pour un droit international largement bafoué depuis le 7 octobre?

Il s’agit en effet d’une petite victoire du droit international, obtenue en dehors du cadre des Nations unies. Personne ne peut donc bloquer cette décision, car le Tribunal pénal international n’a pas, contrairement à l’ONU, de conseil de sécurité qui peut influencer ses décisions. Ce verdict pèsera lourdement sur un gouvernement israélien qui s’enfonce tous les jours.

Reste à voir si cette décision sera appliquée. Plusieurs grands pays européens, dont l’Italie, l’Irlande, la Belgique, les Pays-Bas et la France, ont annoncé qu’ils le feront – de même que la Suisse. Les Etats-Unis ont signé le traité de Rome, qui a donné naissance à la CPI, mais ne l’ont jamais ratifié – et Joe Biden a déjà dénoncé la décision de cette cour. Quant à l’Etat d’Israël, il a refusé de signer ce traité. Jusqu’à ce qu’un des dirigeants visés par ces mandats d’arrêt se rende sur le territoire d’un Etat membre de la CPI, on ne peut faire que des suppositions.

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[1] Voir l’intervention de Philippe Lazzarini le 13 novembre devant la Quatrième Commission de l’Assemblée générale des Nations unies: http://alencontre.org/moyenorient/palestine/israel-palestine-le-18-novembre-a-lonu-qui-pourra-dire-que-lon-ne-savait-pas-tout.html. (Réd.)

[2] Le 4 juillet 2024, la RTS informait que la Banque nationale suisse (BNS) aurait réalisé un bénéfice d’un million de dollars en achetant, puis en vendant, des dizaines de milliers d’actions de la société Elbit Systems LTD, dont le titre a été «boosté» après l’offensive d’Israël contre Gaza.

Les nombreux amis du gouvernement israélien à Berne

Défendre «des positions israéliennes dans les domaines de la politique, de l’économie, société et culture» et entretenir «des relations avec la Knesset, ses membres et avec l’ambassade d’Israël». Tel est l’objectif de l’intergroupe parlementaire d’amitié Suisse-Israël, dont les effectifs sont particulièrement bien fournis, et dont certains membres pilotent les attaques contre l’UNRWA à Berne. Pas moins de 40 parlementaires fédéraux – sur 246 au total, soit près d’un sur six – en font partie. Vingt-cinq sont issu·es des rangs de l’UDC, 8 du Parti libéral-radical (PLR), 6 du groupe parlementaire du Centre, formé par le Centre et le Parti évangélique. Un seul élu vient de la gauche: il s’agit du conseiller aux Etats socialiste zurichois Daniel Jositsch.

L’intergroupe parlementaire Suisse-Israël compte quatre co-président·es: la conseillère aux Etats (Centre) Marianne Binder-Keller, qui est aussi membre du conseil de la fondation Audiatur – une fondation qui «se veut une voix constructive» dans le débat sur Israël et le Proche-Orient mais relaie essentiellement sur son site les positions du gouvernement Netanyahou, y compris ses accusations contre l’UNRWA; le conseiller national UDC Zurich Alfred Heer, président du conseil de la même fondation Audiatur; le conseiller aux Etats (PS Zurich) Daniel Jositsch; et le conseiller national (PLR Valais) Philippe Nantermod.

On notera dans les rangs de ce groupe interparlementaire la présence du président du Parti libéral-radical (Argovie), le conseiller aux Etats Thierry Burkart, ainsi que celle de l’ex-président de l’UDC et conseiller aux Etats Marco Chiesa.

Le groupe d’amitié Suisse-Israël est particulièrement bien représenté au sein de la commission de politique extérieure du Conseil national, avec douze membres – sur vingt-cinq. Le président de la commission, le libéral-radical Laurent Wehrli, compte aussi parmi les amis d’Israël. Cette commission a déposé deux motions demandant au Conseil fédéral de réaffecter les fonds attribués à l’UNRWA à d’autres organisations, par exemple l’agence des Nations unies pour les réfugiés. Les deux textes seront discutés le 10 décembre par le Conseil des Etats, en même temps qu’une troisième motion revendiquant la fin du financement de l’UNRWA par la Confédération, rédigée par le conseiller national (UDC Appenzell Rhodes-Extérieures) David Zuberbühler – qui siège aussi au sein de l’intergroupe d’amitié Suisse-Israël.

Ce dernier compte également dans ses rangs trois membres de la commission de politique extérieure du Conseil des Etats – sur 13 au total – dont son président, Marco Chiesa.

Selon les Directives relatives aux intergroupes parlementaires, «les députés qui s’intéressent à un sujet ou à un domaine précis peuvent former des intergroupes parlementaires. Ceux-ci sont ouverts à tous les députés». Une partie d’entre eux, nommés «groupes d’amitié», ont pour objectif de «cultiver des relations avec d’autres pays ou groupes de pays». GZN

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