Migrations: l’histoire du Golfe Arabique

Travailleurs migrants à Dubaï (Ross Domoney)

Par Hussain Ahmad

Lorsque je suis arrivé dans le Golfe, il y a quatorze ans, ma perception de cette région était la même que celle de millions d’autres migrants, qu’il s’agissait d’un endroit où nous pouvions facilement gagner assez pour atteindre l’indépendance financière. Mais au fil des ans, c’est un autre golfe (gouffre) qui a hanté mes pensées, celui qui sépare les attentes de la réalité. En d’autres termes, le fait que beaucoup de ceux qui viennent chercher de l’or devront se contenter de charbon.

Il y a environ vingt millions de travailleurs migrants dans le Golfe et plusieurs millions avaient parcouru les rues balayées par le sable depuis le boom pétrolier des années 1970. Une grande majorité d’entre eux sont des travailleurs célibataires – asiatiques, africains, arabes – et malgré les écarts béants entre leurs cultures d’origine, ils partagent une chose: leurs malheurs. C’est une histoire qui va faire vibrer les cœurs. C’est une histoire de sacrifices superbes, de stoïcisme, de désespoir et d’impuissance; une histoire qui a été éclipsée par les reportages fastueux sur le développement vertigineux dans cette région bourrée de fric [voir aussi l’article de Adam Hanieh publié le 1er janvier 2012 sur ce site: Classes et capitalisme dans le Golfe: l’économie politique du Conseil de coopération du Golfe]. La triste vérité est que les travailleurs migrants célibataires du Golfe sont passés à la trappe, alors que galopaient les économies pour lesquelles ils ont trimé.

Leurs salaires n’ont pas suivi le rythme de l’inflation et les lois destinées à protéger leurs droits sont insuffisantes. Les conditions de vie se sont détériorées en raison de l’augmentation de la population et de la montée vertigineuse des frais de retour au pays. Le résultat fut des esprits déséquilibrés et des corps dévastés par la maladie. Quand ils rentrent chez eux après des années ou des décennies, ils ne sont plus que l’ombre d’eux-mêmes, le gouffre creusé entre les attentes et la réalité est devenu plus profond que jamais.

Sauf ceux qui sont engagés dans une activité manuelle, la plupart des expatriés dans le Golfe sont connus pour mener une existence sédentaire, ce qui en fait une proie facile pour des maladies liées au mode de vie, comme le diabète, l’hypertension artérielle et un taux élevé de cholestérol. Le système de travail du poste fractionné – en application duquel la plupart des bureaux ouvrent le matin et le soir avec une longue pause entre les deux – et le long été éreintant avec ses niveaux élevés d’humidité sont parmi les nombreux obstacles qui empêchent les expatriés de maintenir un mode de vie sain qui inclut des exercices en plein air. S’ils sont physiquement inaptes, leur condition psychologique est pire.

La longue séparation d’avec leur famille rend leur existence atroce, la plupart d’entre eux rentrant pour les vacances une ou deux fois par an. Les expatriés asiatiques et arabes proviennent de sociétés qui ont en commun un système familial qui en fait des soutiens de familles nombreuses. Avec pour l’essentiel des salaires qui stagnent dans les Etats du Golfe, répondre aux demandes financières croissantes du foyer peut être épuisant. Il en résulte un état de stress élevé qui, combiné avec le manque d’exercice physique, transforme leurs corps en nids de maladies.

Le phénomène des travailleurs célibataires du Golfe nécessite une explication. Au sens large, les étrangers expatriés ici se répartissent en trois catégories: les ouvriers et ceux dans des emplois faiblement rémunérés qui forment la majorité; les spécialistes (techniciens, ingénieurs, etc.) ; enfin les hommes d’affaires. Les hommes d’affaires ne sont pas arrivés dans le Golfe avec des visas pour affaires, mais sont en fait des gens issus des deux premières catégories qui ont réussi à identifier des possibilités pour travailler à leur compte. La plupart d’entre eux sont ultérieurement accusés d’exploiter leurs propres compatriotes. Les expatriés qui gagnent un salaire mensuel atteignant un seuil déterminé sont autorisés à faire venir vivre leur famille avec eux. Le montant est variable suivant les pays du Golfe, mais il est d’environ cinq mille riyals saoudiens (environ 1000€).

Ceux qui ne gagnent pas assez pour soutenir leurs familles sont considérés comme des «célibataires» dans le jargon du Golfe, même s’ils sont en réalité mariés Cela signifie qu’une grande majorité des expatriés ont à souffrir du célibat. Leur existence solitaire, en plus de les jeter au niveau le plus bas de l’échelle sociale dans le Golfe, les soumet également à d’autres injustices de la vie, comme le traumatisme mental, l’absence d’une vie sociale et le manque «d’ascension» économique. Ce dernier aspect est particulièrement marquant pour les personnes occupant des emplois faiblement rémunérés, car ils ont surtout des salaires stagnants qui ne tiennent pas compte de l’inflation galopante, ni du coût de la vie, tant dans le Golfe qu’au pays d’origine

Dans le Golfe, la liberté et la vie sociale brillent par leur absence. Après leurs heures de travail, les travailleurs se retirent dans la solitude de leurs chambres où leurs camarades de chambre jouent le rôle d’une famille. Ils ne sont guère disposés à dépenser de l’argent pour se divertir ou pour d’autres activités (sauf parfois, suivant l’occasion) dans la mesure où l’unique finalité de leurs souffrances et de l’émigration est d’économiser autant d’argent que possible pour le bien-être de leur famille restée au pays. Une façon pour les expatriés d’avoir des liens et de se sentir à la maison est de se retrouver par groupes de pairs (semblables). Il y a des milliers d’organisations d’expatriés dans le Golfe, formées sur la base de considérations ethniques, religieuses, communautaires, politiques et régionales. Elles se réunissent régulièrement, aidant les travailleurs à nouer des relations entre eux et avec les communautés restées au pays, créant un sentiment de solidarité et d’affection. De temps à autre, ces organisations organisent des activités culturelles et des rencontres, parfois en invitant des artistes et des dirigeants de leurs pays d’origine. Ce sont des moments de joie et de tranquillité d’esprit. Toutefois, des autorisations officielles sont nécessaires pour toutes les activités de plein air.

Le sacrifice le plus douloureux des expatriés célibataires reste la séparation d’avec leurs proches. Dans la région de Malabar, dans l’État du Kerala au sud de l’Inde, ma ville natale, presque chaque famille a au moins un membre, sinon plus, travaillant dans le Golfe. Venant d’un village où la plupart des hommes travaillent à l’étranger, les douleurs de cette séparation sont gravées dans ma mémoire. J’ai vu des maris faisant des adieux éplorés et déchirants à leurs épouses tout juste un mois ou deux après le mariage, pour les retrouver quelques années plus tard et probablement bientôt de nouveau séparés, un cycle qui se répète douloureusement depuis des décennies. Les travailleurs migrants ratent la naissance et la croissance de leurs enfants, le décès de leurs proches, tout autant que des événements culturels ou sociaux qui renforcent les liens familiaux.

Les douleurs de la séparation subie par ces familles sont un thème récurrent dans les chansons Mappila, un genre de chanson du folklore musulman dans notre région. Deux de ces chansons sont devenues des grands succès dans les années 1970 et marquent encore profondément les auditeurs. Ces chansons sont en forme de lettres. La première émane d’une femme qui s’adresse à son mari parti dans le Golfe, parlant de ses besoins insatisfaits en matière sexuelle et affective sur un ton émouvant et s’interrogeant sur le sens d’une vie où sa jeunesse est gaspillée, dans l’attente du retour de son mari. Dans la réponse, le mari au cœur brisé reconnaît que leur sécurité financière n’est pas une récompense pour une jeunesse gâchée et compare leur vie à celle d’une vache qui n’a jamais été traite. Elle se termine avec sa promesse de revenir à la première occasion. J’ai entendu cette chanson, il y a deux mois, après une interruption de plusieurs années, et j’ai été stupéfié par le pathos et les émotions qu’elle contenait. Cela m’a touché tout autant qu’il y a des décennies.

Mais les sacrifices de ces travailleurs migrants ne sont ni bien mis en valeur par les médias, ni bien compris par les occidentaux qui vivent, travaillent ou visitent la région. Un universitaire italien, visitant le Golfe récemment, a été profondément surpris lorsqu’il a appris que les migrants célibataires passent des années sans partenaire et avec pratiquement pas de relations sexuelles. En plus d’être séparés de leurs familles et de leurs amis, les règles strictes de ségrégation sexuelle dans le Golfe empêchent les expatriés de nouer des relations sociales avec des membres du sexe opposé. Il a partagé son point de vue avec un sociologue indien de passage, le professeur Hafiz Mohammed, qui lui a dit que cette question apparemment importante semblait dérisoire en comparaison d’autres problèmes. Mohammed était en réalité dans le Golfe pour donner des conférences sur «la parentalité à distance». Il s’agissait de conseils sur la parentalité pour des parents basés dans le Golfe qui sont mis en difficulté par un certain nombre de problèmes chez leurs enfants restés à la maison, tels que la contre-performance dans les études, une augmentation de la délinquance juvénile et des crimes.

L’expérience du Golfe est si profondément ancrée dans la psyché collective des sociétés des migrants qu’elle a depuis longtemps pénétré leur littérature. Par exemple, le prix 2010 du roman littéraire de l’Académie littéraire de l’Etat de Kerala a été décerné à Benny Benyamin, un expatrié basé au Bahreïn. Son roman, en langue malayalam, raconte l’histoire vraie d’un expatrié, Najeeb Ahamed, qui a été contraint de garder des centaines de moutons pendant trois ans et demi dans le désert d’Arabie, sans aucun contact avec le monde extérieur. Son patron, qui parlait uniquement arabe, ne lui a jamais permis de prendre de bains. Une des scènes les plus poignantes et touchantes dans l’histoire est celle où Najeeb, se regardant dans un miroir après quatre longues années, hurle à la mort en voyant comment il a effroyablement changé.

Ces expériences et ces combats sont vrais pour la plupart des migrants, les Asiatiques, les Arabes et les Africains. Une grande majorité d’entre eux vient de sociétés qui s’accrochent à un ordre patriarcal où le mâle est le soutien de famille. Ceci injecte une aura de sublimité dans leur sacrifice, le sentiment qu’ils sont destinés à subir pour nourrir leurs enfants, faisant d’eux des agneaux sacrificiels qui marchent volontiers vers l’abattoir. Les problèmes de la main-d’œuvre et les systèmes de parrainage iniques ont aussi aggravé les malheurs des travailleurs. Pour les non-initiés, le système de parrainage dans le Golfe est un galimatias. Le Conseil de coopération du Golfe (CCG) est composé de six Etats: l’Arabie saoudite, le Qatar, les Émirats arabes Unis, Oman, le Bahreïn et Koweït — dont chacun a ses propres lois de parrainage qui définissent clairement les règles de la résidence.

Chaque expatrié a un parrain, qui peut être une personne (un citoyen du pays), une entreprise (privée ou publique) ou le gouvernement. Certains Etats ont des règles plus strictes que d’autres. Par exemple, un expatrié en Arabie Saoudite ou au Qatar ne peut voyager hors du pays sans l’autorisation écrite de son parrain, ce qu’on appelle le khurooj ou système de permis de sortie. Les organisations de défense des droits de la personne humaine ont fustigé les gouvernements pour ces lois qui empiètent sur les libertés individuelles. Mais on notera avec intérêt que peu des pays dont sont originaires les travailleurs migrants ont protesté contre ces lois, en tout cas de façon audible, tant leurs économies dépendent des transferts de fonds de leurs citoyens.

Au moment où j’écris ces lignes, un ministre indien en charge des affaires des Indiens non-résidents est à Doha, en visite officielle pour une rencontre avec les gens de son pays pour examiner leurs problèmes. Le lendemain de sa rencontre, deux journaux indiens l’ont sévèrement étrillé, l’accusant de n’avoir rien fait pour régler les malheurs des expatriés indiens, dont notamment selon un quotidien: le harcèlement des travailleurs par leurs parrains, le non-paiement des salaires, des opérations de rackets de visa et le manque d’aide juridique pour les travailleurs empêtrés dans des affaires judiciaires.

Ce n’est là qu’un aspect, quoique fondamental, de l’expérience du Golfe. L’autre face scintille comme un diamant et c’est l’histoire de ceux qui ont construit leur fortune grâce aux pétrodollars. Le Golfe offre un paradoxe étonnant. La lutte d’une grande majorité pour la survie s’opposant à la réussite brillante d’une minorité. Après tout, chaque migrant arrive ici avec un passeport, les poches vides et un lot de rêves. Le succès de certains rend exaspérant l’échec ou l’existence misérable des autres, surtout devant la prise de conscience que cet échec n’est pas de leur fait. En d’autres termes, pour les hommes d’affaires, les spécialistes et d’autres qui sont venus vivre avec leurs familles dans le Golfe, la vie est plus que confortable et le succès suprême de quelques expatriés suscite aussi l’envie, non seulement de leurs compatriotes, mais aussi des citoyens originaires du pays.

Qu’en sera-t-il de l’avenir? Il n’apparaît pas très rose pour les travailleurs migrants, pour deux raisons. Tout d’abord, les révoltes arabes de 2011 ont fait du chômage parmi la population locale un démon pour les dirigeants dynastiques, un démon qui doit être exorcisé rapidement s’ils ne veulent pas que leurs propres peuples marchent sur leurs palais. Une façon de créer des emplois pour la population locale est d’expulser progressivement les expatriés. En Arabie Saoudite, des milliers d’étrangers sont dans la crainte de perdre leur emploi, du fait que le régime agit vigoureusement pour créer des emplois pour la jeunesse contestataire. Cela a également amené les expatriés à se méfier des révoltes arabes. Au Bahreïn, au moment des plus importantes manifestations antigouvernementales l’année dernière, les expatriés sont descendus dans la rue pour soutenir la famille régnante de Bahreïn! Deuxièmement, les révoltes arabes ont conduit les régimes du Golfe à recentrer leurs préoccupations vers les populations locales, en reléguant à l’arrière-plan la question du «bien-être» des expatriés, notamment la nécessité de réformer le parrainage.

Ainsi, comme la roue de l’histoire tourne inexorablement, je ressens de la pitié pour ces millions de célibataires expatriés dans le Golfe antérieurement et en ce moment, qui ont peiné sous le soleil torride pour nourrir leurs familles restées au pays, sacrifiant ainsi leur propre vie, notamment leur jeunesse et leur vie conjugale. Leur histoire n’a pas été contée d’une voix assez forte. Qu’en est-il des expatriés occidentaux dans le golfe, célibataire ou non? Ils jouissent des places d’honneur sur le marché du travail, ils sont bien rémunérés et choyés par les Arabes. Et dans un pays plein à ras bord de migrants, leur séjour est plus court que celui des oiseaux migrateurs. (Traduction de Pierre-Yves Salingue pour le site A l’Encontre)

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Cet article a été publié sur le site Jadaliyya en date du 1er avril 2012.

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