«La mort de Nahel M. s’inscrit dans la continuité historique des crimes racistes commis à l’encontre des Noirs et des Arabes de ce pays»

Commémoration du 17 octobre 1961 à Paris.(KEYSTONE/Agence VU/Samuel Bollendorff / Agence VU)

Par Hicham Benaissa

Un fait devient social et historique, nous enseigne Emile Durkheim, lorsqu’il est régulier, objectif, général. C’est d’ailleurs à ce titre que le sociologue s’est intéressé au crime en tant qu’objet qui répond aux critères d’un phénomène social. Indépendamment de la volonté des uns et des autres, un fait social s’impose à nous de l’extérieur, à tel point que nous pouvons en donner des prévisions.

La sociologue Rachida Brahim a fourni un travail de recherche précieux qui a consisté à recenser le nombre de crimes racistes commis entre 1970 et 1997. Elle a listé, au total, 731 actes, soit une moyenne de 27 cas par an. Dans le cadre d’un débat critique et universitaire, on peut, si on le souhaite, débattre des chiffres et des concepts, mais il sera difficile de contester la constance et la régularité de ce phénomène. Et, au-delà de la statistique froide, il faut rappeler à la conscience publique la nature précise de quelques événements marquants.

Il y a plus de soixante ans, le 17 octobre 1961, la police réprime dans le sang une manifestation d’Algériens à Paris. Des dizaines de morts par balle. Certains sont jetés dans la Seine, meurent noyés. Ils sont des centaines à être blessés, mis en détention, frappés à coups de crosse. En 1973, le racisme s’exprime dans sa banalité la plus extrême. Dans la nuit du 28 au 29 août, près de la cité de La Calade, à Marseille, Ladj Lounes, 16 ans, est abattu de plusieurs balles dans le corps par le brigadier Canto. La ville, cet été-là, est l’épicentre d’un terrorisme raciste aveugle: 17 Algériens y meurent dans une quasi-indifférence de la police et de la justice. On estime à un peu plus de cinquante les crimes à caractère raciste visant les Maghrébins dans toute la France.

Mépris de race

Dans la nuit du 19 au 20 juin 1983, au milieu du quartier des Minguettes, à Vénissieux (Rhône), un policier tire une balle de 357 Magnum dans l’abdomen de Toumi Djaidja. Il est grièvement blessé mais s’en sort.

Sur son lit d’hôpital, il a l’idée d’une marche qui irait de Marseille à Paris. Objectifs: dénoncer les crimes racistes dont sont l’objet les immigrés et leurs enfants, et exiger qu’on les traite avec égalité. Sur leur trajet, les marcheurs apprennent la mort de Habib Grimzi, défenestré du train Bordeaux-Vintimille par trois candidats à la Légion étrangère.

Dans la nuit du 5 au 6 décembre 1986, des étudiants manifestent contre le projet de réforme universitaire Devaquet. Malik Oussekine sort d’un club de jazz où il avait ses habitudes, dans le 6e arrondissement de Paris. Il est alors pris en chasse par des policiers «voltigeurs» et meurt dans un hall d’immeuble, au 20, rue Monsieur-le-Prince, sous une pluie battante de coups de pied et de matraque de trois CRS. Plus récemment encore : Zyed Benna, 17 ans, et Bouna Traoré, 15 ans, en octobre 2005, Adama Traoré en juillet 2016, et Nahel M. en juin. Pourquoi ce dernier est-il mort? Parce que c’était prévisible. Il avait plus de risque d’être abattu par un policier qu’un autre jeune homme de son âge issu de milieu et d’origine différents.

En réalité, Nahel M. n’avait pas son âge. Il était vieux du monde qu’il portait dans sa chair, ce monde dans lequel les corps sont hiérarchisés, plus ou moins exposés à l’injure, à la violence physique, à la mort. Ils ne sont pas que biologiques, mais aussi sociaux et symboliques, ce par quoi passent nos jugements, nos désirs, nos dégoûts, structurés par l’histoire d’un monde qui les précède. L’histoire de la mort de Nahel M., c’est l’histoire d’un corps frappé, dès son plus jeune âge, du sceau du mépris de classe et de race.

Sa mort n’est pas un accident, ni un fait divers perdu dans le flux chaotique du présent. Elle s’inscrit dans la continuité historique des crimes racistes perpétrés à l’endroit des Noirs et des Arabes de ce pays. Depuis une date inconnue, la société française entretient avec le corps de Nahel M., et de tous les autres, une relation raciale, seule explication valable permettant de justifier, des dizaines d’années après, leur agglomération continue dans les mêmes lieux délabrés et méprisés, à la périphérie des grandes villes.

Jeunesse abandonnée

Parce que si le racisme trouve sa forme la plus violente dans le crime, il est avant toute chose un rapport banalisé à la société entière. Il vient se loger jusque dans l’intimité, dans le rapport à soi, puis dans le rapport aux autres, aux institutions, à l’école, au logement, au travail, à la justice. En 2020, le Défenseur des droits écrit, dans la synthèse d’un rapport intitulé «Discriminations et origines: l’urgence d’agir»: «Il ressort de toutes les études et données à la disposition du Défenseur des droits que les discriminations fondées sur l’origine restent massives en France et affectent la vie quotidienne et les parcours de millions d’individus, mettant en cause leurs trajectoires de vie et leurs droits les plus fondamentaux.» Contre les tentatives de déresponsabilisation de l’Etat, il faut répondre. C’était là, sous vos yeux.

Si on reprend le fil historique des révoltes contre les crimes racistes, on remarquera qu’elles sont plus amples, plus violentes, plus spontanées. La dynamique est au nombre. Mais elles sont aussi plus désorganisées car davantage portées par des individus d’une extrême jeunesse qui se révoltent sans grande orientation intellectuelle.

Cette même orientation qui pourrait leur donner les outils pour comprendre, et donc maîtriser, les raisons de leur colère en les formulant au travers d’objectifs politiques clairs. Une jeunesse en grande partie abandonnée à l’idéologie d’un capitalisme sauvage et sans horizon, à qui on fait miroiter avoir et paraître, succès et fortune, auxquels, sur le plan statistique, ils ont peu de chance d’avoir accès.

Mais on se trompe dangereusement si l’on croit que le feu est éteint et qu’on peut tranquillement retourner à nos affaires. Cela reviendra, parce qu’il y a ici la nature d’un fait social régulier, objectif et général. Avec une particularité supplémentaire: le conflit ne se situe plus uniquement sur le terrain du social mais aussi sur le plan des idées. L’explication traditionnelle de ces révoltes est aujourd’hui concurrencée par des théories et des argumentaires d’une classe moyenne supérieure culturelle et économique partageant avec cette jeunesse une histoire commune.

Cette lutte sociale et intellectuelle nous conduira inévitablement (mais à quel prix?) vers un travail collectif de redéfinition des principes de la nation française, à partir de la diversité de ses composantes. Comme souvent dans l’histoire de France, cela passera sans doute par une réorganisation institutionnelle de son régime. La Ve République s’est ouverte en pensant tourner définitivement la page avec son passé colonial. La VIe devra le regarder en face. (Tribune, reproduite avec l’autorisation de l’auteur, publiée initialement dans Le Monde des 16 et 17 juillet 2023, p. 27)

Hicham Benaissa est docteur en sociologie, rattaché au laboratoire du Groupe sociétés, religions, laïcités de l’Ecole pratique des hautes études et du CNRS. Il est notamment l’auteur du livre Le Travail et l’Islam. Généalogie(s) d’une problématique (Editions du Croquant, 2020).

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