L’ordo-libéralisme européen: MES, TSCG…

Monti, Sarkozy, Merkel

Par Pierre Khalfa

Le MES, c’est le Mécanisme européen de stabilité. Il a été adopté lors d’un sommet européen le 30 janvier 2012. Le TSCG, appelé aussi «pacte budgétaire», c’est le «Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance dans l’Union économique et monétaire», c’est-à-dire la zone euro. Son principe en a été acté lors du sommet européen du 9 décembre 2011 et a été signé lors du Conseil européen tenu les 1er et 2 mars, à Bruxelles, par les chefs d’Etat et de gouvernement. Le MES entrera en action en juillet 2012 et le TSCG le 1er janvier 2013, à condition que douze Etats membres de la zone euro le ratifient d’ici là.

Le TSCG ne peut être considéré juridiquement comme un traité européen puisque deux Etats – le Royaume-Uni et la République tchèque – n’en seront pas signataires. Cependant, le TSCG utilisera, dans ses modalités d’application, les organismes créés par les traités européens (Commission, Cour de justice…).

Le MES sous l’emprise des marchés

Le MES se veut un mécanisme de solidarité entre les Etats. Il vise à être «un soutien à la stabilité à ses membres qui connaissent ou risquent de connaître de graves problèmes de financement». Le MES prêtera donc des fonds aux Etats qui auront du mal à emprunter directement sur les marchés financiers.

Il aura le statut d’une Institution financière internationale (IFI) basée au Luxembourg et bénéficiera d’une immunité juridique totale. Son capital est fixé à 700 milliards d’euros. Ce sont les Etats qui souscriront à ce capital, «de manière irrévocable et inconditionnelle», en fonction de leur poids économique. Les deux plus importants souscripteurs en seront l’Allemagne et la France avec respectivement 27 % et 20,5 % du capital, ce qui leur donne un droit de vote équivalent dans les décisions du MES. La France devra donc verser au MES 142,7 milliards d’euros. Comme pour les autres Etats, ce versement se fera en cinq ans, par tranche de 20 % par an, somme que la France devra emprunter sur les marchés financiers.

Mais il est fort probable que ces sommes risquent d’être insuffisantes en cas d’aggravation de la crise. Si le MES devait secourir la Grèce, l’Irlande, l’Espagne, le Portugal et l’Italie – pays aujourd’hui sur la sellette – il serait vite dépassé. D’où le fait que le MES va être autorisé à emprunter sur les marchés financiers avec pour objectif d’arriver par «effet levier» [1] à emprunter trois à quatre fois son capital. Mais pour le faire à un taux intérêt faible, il faut qu’il soit bien noté par les agences de notation.

Or les deux pays encore triple A adhérents au MES (Allemagne et Pays-Bas) ne représentent que 32,5 % de son capital. Les autres pays sont plus ou moins soumis à la défiance des marchés. Le risque est donc grand que le MES subisse aussi cette défiance et ne soit pas noté triple A. Cela a d’ailleurs été le cas du mécanisme actuel, le Fonds européen de stabilité financière (FESF) qui a perdu son triple A suite à la dégradation de la plupart des pays européens.

De plus, comment le MES remboursera sa dette si les pays contributeurs, qui seront aussi ses débiteurs, sont en difficulté et si les taux d’intérêt grimpent? Loin de sortir les Etats et la zone euro de l’emprise des marchés financiers [soit les banques, les fonds spéculatifs, les assurances, etc.], le MES la renforce encore.

Les banques, qui peuvent emprunter à 1 % sur trois ans auprès de la Banque centrale européenne (BCE), prêteront au MES à un taux nettement supérieur. Le MES prêtera aux Etats à un taux encore supérieur et ces fonds serviront à payer la charge de la dette qui entrera dans les coffres des banques et autres institutions. C’est la solidarité version néolibérale, les banques solidaires avec elles-mêmes.

Mais ce n’est pas tout, car ces «aides» aux Etats se font «sous une stricte conditionnalité» définie par la Commission européenne, la BCE [Banque centrale européenne] et le Fonds monétaire international (FMI). C’est cette troïka qui est en train de mettre le peuple grec à genoux à force de réductions de salaires, de privatisations, de remise en cause des droits des salarié·e·s.

Les mêmes remèdes sont d’ailleurs appliqués avec plus ou moins de vigueur partout en Europe. Pour avoir accès au MES, il faudra en passer sous les fourches caudines de l’austérité drastique. Pour verrouiller juridiquement cette procédure, il est indiqué que l’octroi d’une aide financière sera, à partir du 1er mars 2013, conditionné par la ratification du TSCG.

Le TSCG, c’est Maastricht au carré

Aux 60 % du PIB, montant maximum de la dette publique autorisée, aux 3 % du PIB, maximum autorisé de déficit budgétaire, va se rajouter une nouvelle règle, la fameuse «règle d’or» [«frein à l’endettement» en Suisse], qui indique que «le budget général devra être équilibré ou en excédent». Cette règle devra être intégrée «par le biais de dispositions contraignantes et permanentes, de préférence au niveau constitutionnel, de façon à garantir son respect dans le processus budgétaire national».

Elle sera considérée comme respectée si le déficit structurel atteint 0,5 % du PIB. Il s’agit du déficit budgétaire calculé hors des variations de la conjoncture. Or sa mesure ne fait pas l’unanimité; elle varie selon les économistes et dépend d’un certain nombre d’hypothèses.

C’est la Commission européenne qui calculera le déficit structurel des Etats. Le rapport annuel 2012 de la Cour des comptes (France) indique que le déficit structurel de la France était de 5 % du PIB en 2010, soit 96,55 milliards. Le ramener à 0,5 % du PIB aurait supposé une économie de près de 87 milliards d’euros!

Le pacte de stabilité limitait le déficit budgétaire à 3 % quelle que soit la situation économique. Il n’avait d’ailleurs pas été respecté, avant même la crise, par la France et l’Allemagne. Au moment de la crise financière, tous les Etats, même ceux comme l’Irlande ou l’Espagne qui étaient en excédent budgétaire, ont vu leur déficit se creuser sous l’effet mécanique: de la récession qui a fortement réduit les recettes budgétaires, des plans de relance et du soutien financier aux banques. Inapplicable, la norme des 3 % a heureusement volé en éclats.

En voulant maintenant instaurer une norme encore plus dure, les gouvernements se corsettent volontairement. Après avoir perdu toute marge de manœuvre en matière monétaire, les gouvernements abandonnent le levier de la politique budgétaire [2].

Des mécanismes automatiques de correction vont être mis en place. Concernant la dette publique, les Etats qui dépasseraient le montant de 60 % du PIB devront le réduire en trois ans suivant la règle de 1/20 par an. De plus, un mécanisme proposé par la Commission sera mis en œuvre en cas de dépassement du déficit structurel autorisé de 0,5 % du PIB.

Le Conseil européen du 9 décembre 2011 a adopté une nouvelle procédure de sanction en cas de dépassement de la règle des 3 % de déficit budgétaire: les sanctions proposées par la Commission seront automatiques sauf si les Etats ne s’y opposent à la majorité qualifiée (procédure dite de «vote à la majorité qualifiée inversée»). Si cette disposition n’a pas été remise en cause, son application a, néanmoins, fait l’objet de discussions entre les gouvernements et le texte du traité est très embrouillé sur ce point. Si la Commission, contrairement à ce qui était indiqué dans une version antérieure, ne peut plus saisir elle-même la Cour de justice en cas d’infraction du traité, elle sera néanmoins chargée de faire un rapport désignant les Etats devant être traînés devant la Cour de justice par «les parties contractantes», c’est-à-dire les autres Etats ayant ratifié le traité.

La Cour de justice, organisme non élu, devient ainsi la référence suprême pour juger de la pertinence d’un budget national. Plus même, si elle estime qu’un Etat n’a pas respecté son jugement, elle pourra lui imposer une amende pouvant aller jusqu’à 0,1 % de son PIB. L’aberration qui consiste à sanctionner financièrement un Etat en proie à des difficultés financières ne semble pas avoir effleuré les rédacteurs du traité.

Economiquement absurde, démocratiquement et socialement inacceptable

Au-delà de ces dispositions juridiques, c’est la logique même de ce traité qu’il faut interroger. S’imposer un quasi-équilibre budgétaire, cela signifie que les investissements de long terme seront financés par les recettes courantes. Or ces investissements seront utilisés des décennies durant par plusieurs générations. Il est donc totalement absurde qu’elles soient financées par les recettes du moment.

Si cette règle devait être respectée, elle entraînerait l’impossibilité, de fait, d’investir pour l’avenir, alors même que la nécessité d’amorcer la transition écologique va demander des investissements massifs. Ce gouvernement par les règles – dette 60 % du PIB, déficit courant maximum 3 %, déficit structurel, 0,5 %  – est la marque de l’ordo-libéralisme allemand.

Pour ce dernier, maintenir un bon fonctionnement des marchés suppose que les Etats se dotent de règles strictes. C’est le non-respect de ces règles qui serait à la racine des dérapages actuels des marchés financiers. Il s’agit là d’une erreur totale de diagnostic.

Le respect de ces règles suppose une cure d’austérité massive et permanente. Outre leurs conséquences sociales dramatiques, elles sont économiquement stupides, réduisant la demande globale. Alors que la consommation des ménages stagne ou régresse, que l’investissement des entreprises est au plus bas, se priver de l’arme budgétaire ne fera qu’accroître les difficultés économiques.

Dans une Europe économiquement intégrée, dans laquelle les clients des uns sont les fournisseurs des autres, une politique d’austérité généralisée ne peut mener qu’à la récession que l’on voit déjà poindre.

Cette récession conduira à une réduction des recettes fiscales qui aura pour conséquence de rendre encore plus difficile la réduction des déficits que l’austérité était censée favoriser, justifiant ainsi un nouveau tour de vis, qui aggravera la situation, etc. Dans une note de fin décembre 2011, l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) indiquait que, dans le cas où tous les pays européens mettaient en œuvre en même temps cette stratégie économique, le choc récessif serait très violent en 2012, avec une baisse du PIB de 3,7 % en Italie et au Royaume-Uni, aux alentours de 3 % pour la France et l’Espagne. Même l’Allemagne serait touchée avec une récession de 1,4 %.

Pourquoi alors les gouvernements européens mènent-ils une telle politique? L’aveuglement idéologique et la bêtise ne sont pas à exclure, comme en témoigne la crise des années 1930 où l’on a vu les gouvernements de l’époque prendre à chaque fois les mauvaises décisions.

Une autre hypothèse, non contradictoire, peut cependant être envisagée, celle de l’effet d’aubaine. Comme l’avait analysé Naomi Klein dans son ouvrage La stratégie du choc. La montée d’un capitalisme du désastre (Acte Sud, 2008), il s’agit pour les classes dirigeantes de se saisir de l’occasion pour remettre en cause frontalement les droits sociaux qui avaient été concédés auparavant et qu’elles n’avaient pas encore réussi à éradiquer.

Dans cette hypothèse, la crise, produit des politiques néolibérales, serait ainsi une opportunité pour parachever le modèle néolibéral. Une telle orientation ne peut se mettre en œuvre qu’en écartant les peuples des processus de décision et en violant de façon systématique les procédures démocratiques: textes rédigés dans l’opacité la plus totale, votés à la va-vite sans aucun débat public par les parlements nationaux, refus de consulter le peuple au motif que «la gouvernance de l’Union européenne n’est pas de nature à influencer la vie des Français» (dixit Claude Guéant, ministre français de l’Intérieur, sur LCI le 19 février 2012), dispositions qui vident la souveraineté populaire au profit d’organismes non élus (comme la Commission ou la Cour de justice), mise de côté du Parlement européen seule instance démocratiquement élue…

La liste est longue des manquements à ce qui devrait apparaître comme un minimum démocratique. Cela confirme ce que l’on savait déjà, le néolibéralisme est incompatible avec la démocratie.

D’autres solutions sont cependant possibles à condition de sortir de l’emprise des marchés financiers. Cela suppose d’abord que la BCE et les banques centrales nationales puissent, sous contrôle démocratique, financer les déficits publics. Il faut aussi une réforme fiscale d’ampleur qui permette de réduire les déficits et redonne des marges de manœuvres à l’action publique. Celle-ci pourra alors financer une activité productive tournée prioritairement vers la satisfaction des besoins sociaux et la transformation écologique en mettant les banques sous contrôle public.

Il s’agit fondamentalement de repenser radicalement la construction européenne en mettant fin à des politiques d’austérité injustes et inefficaces et en mettant en œuvre des politiques économiques et sociales au service des populations. Ce sont de telles orientations qu’un futur gouvernement de gauche devrait commencer sans attendre à mettre en œuvre en France et qu’il devrait porter au niveau européen.

La CES et le TSCG

La Confédération européenne des syndicats (CES), dans une déclaration de son Comité de direction datée du 25 janvier 2012, a clairement indiqué qu’elle «s’oppose à ce nouveau traité». Il s’agit d’une prise de position historique de la CES qui, par le passé, avait activement soutenu tous les traités européens.

«Le nouveau traité, écrit la CES, ne fait que stipuler la même chose: l’austérité et la discipline budgétaire. Il obligera les États membres à mener des politiques fiscales procycliques préjudiciables, qui donnent la priorité absolue aux règles économiques rigides à une époque où la plupart des économies sont toujours faibles et où le taux de chômage atteint des niveaux intolérablement élevés. Cela engendrera une pression à la baisse sur les salaires et les conditions de travail, un contrôle et des sanctions. Les gouvernements qui ne parviennent pas à se conformer au pacte budgétaire seront traduits devant la Cour de justice européenne, qui pourra imposer des sanctions».

Autre évolution, la CES se prononce pour un nouveau mandat pour la BCE dont l’objectif «devrait être de promouvoir la stabilité des prix, le plein emploi et la convergence des conditions financières des États membres. La BCE ne devrait pas seulement avoir la possibilité, mais aussi l’obligation d’agir comme un “prêteur et acheteur de dernier ressort” pour la dette souveraine.»

Cependant, la CES ne dit mot, dans cette déclaration, du MES et de son lien avec le TSCG et se prononce pour «une mise en commun partielle de la dette au travers des euro-obligations», mesure dont on ne voit pas en quoi elle permettrait de sortir les dettes souveraines de l’emprise des marchés.

 

[1] L’effet de levier permet, grâce à l’emprunt, d’acquérir des actifs avec un minimum de fonds propres, ce qui revient à constituer un capital grâce à l’endettement. (Réd.)

[2] Un exemple du lien entre cette politique budgétaire et l’ouverture de nouveaux champs d’investissements est offert par un article du Wall Street Journal du 6 mars 2011 consacré à la construction, en Pologne, d’une autoroute de 97 kilomètres, à la frontière avec l’Allemagne, par une firme privée. Cette dernière va exiger des usagers des droits de péage. L’autoroute sera ouverte en mai, en vue du championnat européen de football, puis, définitivement, en fin d’année. En 2011, 169 kilomètres d’autoroute ont été construits en Pologne pour un montant de 2,4 milliards d’euros. Le WSJ écrit: «Cette autoroute… est considérée comme un modèle de construction d’infrastructure dans une période où des limites strictes pèsent sur les dépenses de pays européens empoisonnés par la dette.» (Réd.)

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Pierre Khalfa est coprésident de la Fondation Copernic (France).

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