Entretien avec Greg Yudin conduit par David Ernesto García Doell
Greg Yudin est philosophe et sociologue à l’Ecole des sciences sociales et économiques de Moscou. Deux jours avant le début de l’invasion russe en Ukraine, il a anticipé très exactement ce qui allait se passer, dans un article pour Open Democracy (22 février 2022). Greg Yudin est toujours à Moscou; lors d’une manifestation dans les jours qui ont suivi le début de la guerre, il a été battu par les forces de sécurité jusqu’au point d’être hospitalisé. Greg Yudin met en garde depuis longtemps contre les prétentions agressives de Poutine au pouvoir, ce qui rend de plus en plus probable un affrontement militaire avec l’OTAN. Dans l’entretien, il décrit les mécanismes de pouvoir sur lesquels repose le système de Poutine, la transformation rapide de la société russe en un ordre préfasciste et les perspectives du mouvement anti-guerre.
Deux jours avant le début officiel de la guerre, vous étiez l’un des rares intellectuels à mettre en garde contre une guerre de cette ampleur. Alors que beaucoup de gens de gauche pensaient encore qu’il s’agissait de l’annexion du Donbass, vous avez prédit une guerre qui serait centrée sur Kiev, Kharkiv et Odessa. Comment êtes-vous parvenu à cette estimation?
Greg Yudin: Cela fait deux ans que je mets en garde contre cette guerre, mais je n’étais pas le seul à la voir venir. Les personnes qui font des recherches sur la politique russe ont également mis en garde depuis longtemps, et plus tard, les experts militaires russes ont également tiré la sonnette d’alarme. Mais de nombreux autres experts ont nié le risque réel d’une grande guerre ou s’en sont même moqués, non pas parce qu’ils étaient incompétents, mais parce qu’ils s’appuyaient sur de fausses hypothèses. Malheureusement, il ne semble pas qu’ils aient appris, car aujourd’hui, ils excluent avec la même conviction une escalade nucléaire. Ils partent des mêmes prémisses erronées.
L’erreur principale a été de supposer qu’après l’invasion de l’Ukraine, la situation de Poutine serait définitivement pire qu’avant et que cela devrait influencer ses réflexions. Poutine a toutefois comparé le coût d’une guerre et celui de l’inaction. Il était assez clair pour lui que s’il ne commençait pas maintenant cette opération militaire, il se retrouverait très vite dans une situation sans issue.
La Russie actuelle est un régime bonapartiste qui ressemble beaucoup au régime français de 1848-1870 décrit par Marx, mais aussi à l’Allemagne de l’entre-deux-guerres. Il s’appuie sur des élections, profitant de l’introduction soudaine du suffrage universel, et – à la suite d’une grande défaite (dans le cas de la Russie, après la guerre froide) – attise agressivement le ressentiment et le revanchisme dans la société. De tels régimes, dirigés par un chef aux pouvoirs presque illimités, ont tendance à dégénérer en monarchies électorales qui étouffent toutes les contradictions internes et se montrent hostiles envers leurs voisins. Elles sont économiquement stables, ce qui les aide à dépolitiser les masses. Le deal est le suivant: une passivité politique absolue contre une prospérité relative; le repli sur la vie privée est ainsi encouragé. Tout cela les conduit à devenir de plus en plus agressifs sur le plan militaire, à déplacer les conflits intérieurs vers l’extérieur, à surestimer les menaces extérieures et donc finalement à se mettre à dos de puissantes alliances militaires. Ils sont poussés par des tendances suicidaires et se dirigent inéluctablement vers la défaite – mais celle-ci a un prix élevé, surtout maintenant, à l’ère nucléaire.
Après que Poutine a transformé la Russie en une quasi-monarchie avec son référendum constitutionnel en 2020 et qu’il a en outre tenté d’assassiner son seul adversaire politique, Alexeï Navalny, il était clair pour moi qu’il prévoyait une grande guerre. Poutine considère comme extrêmement menaçante l’existence d’un grand Etat voisin, culturellement similaire, avec un régime politique soutenu militairement par les Etats-Unis. Il était évident qu’il déclencherait une guerre pour s’emparer de l’Ukraine s’il ne parvenait pas à la soumettre pacifiquement. Pour Poutine, aucun prix n’est trop élevé pour prendre le contrôle de l’Ukraine, car il se voit menacé existentiellement à ses frontières par ce qu’il appelle l’«anti-russie». A cela s’ajoute le fait que Poutine doit faire face à une baisse de popularité dans son propre pays, notamment auprès des jeunes, et qu’il aurait probablement été confronté très rapidement à un mouvement de résistance. Il devait être sûr de pouvoir les réprimer à tout prix.
Que peux-tu dire de la répression et des perspectives du mouvement anti-guerre?
Le mouvement anti-guerre a réussi à mettre en évidence une division de la société russe. Les personnes qui ont protesté dans la rue ou qui ont fait des déclarations publiques contre la guerre ont clairement montré qu’il existe une partie importante de la société russe qui rejette cette guerre et la considère non seulement comme un crime contre l’Ukraine, mais aussi comme une trahison des intérêts de la Russie. Dans les premiers jours, lorsque les sondages d’opinion avaient encore un certain sens (qu’ils n’ont plus quand on risque jusqu’à 15 ans de prison simplement parce qu’on qualifie cette «opération spéciale» de guerre), leur tonalité était que jusqu’à 25% des Russes étaient contre l’action militaire. C’est un succès considérable.
Mais les protestations se sont essoufflées. Ce n’est pas seulement la répression qui les entrave, mais surtout le manque d’organisation. Poutine a eu l’intelligence de détruire toutes les organisations et tous les réseaux politiques et de la société civile avant de commencer la guerre. Il est incroyablement difficile de s’organiser ici. On est immédiatement arrêté par la police ou tabassé par des voyous à la solde de l’Etat. Le manque d’organisation est démoralisant. Les gens sont prêts à risquer leur vie malgré les nouvelles lois et l’augmentation de la violence policière. Mais il est difficile de le faire quand on ne voit aucune possibilité d’obtenir quelque chose. Poutine triomphe toujours en diffusant l’impuissance et le sentiment d’impuissance.
Dans une interview avec Robin Celikates pour taz (Die Tageszeitung), tu as comparé la situation actuelle à celle de 1938, lorsque l’Allemagne a annexé le pays des Sudètes (Sudetenland). Cette comparaison est très controversée, car elle sert un récit qui place Poutine dans la même lignée qu’Hitler, alors que George Bush n’a jamais été décrit de la même manière lorsqu’il a envahi l’Irak et tué des centaines de milliers de personnes.
La comparaison avec Hitler a été malheureuse pendant de nombreuses années, et je ne l’ai jamais soutenue. Elle visait surtout à effrayer le public en assimilant Poutine au mal radical. Pourtant, Poutine était bien plus proche de Napoléon III ou peut-être de Franco, si l’on voulait souligner son manque de scrupules. Cela ne signifie pas qu’il n’était «pas assez méchant», mais plutôt qu’il s’agissait d’un autre type de régime autoritaire répressif.
Mais aujourd’hui, la situation a changé, et je ne suis pas sûr que cela soit suffisamment compris en dehors de la Russie. On assiste actuellement à une évolution de l’autoritarisme vers un régime totalitaire. Il s’agit de savoir comment la société est structurée politiquement et sur quoi s’appuie le pouvoir. En d’autres termes, ce n’est pas une question de quantité, mais de qualité. Et oui, à cet égard, surtout ces derniers jours et ces dernières semaines, on constate nettement plus de points communs avec ce que l’on appelle classiquement le fascisme.
En Allemagne, nous avons une conceptualisation très stricte du fascisme et du national-socialisme, ce dernier étant toujours lié à un antisémitisme éliminationniste. Des intellectuels en Allemagne comme Felix Jaitner analysent plutôt le régime de Poutine avec le concept de «bonapartisme» de Marx et Poulantzas, quelque chose entre la dictature militaire et le fascisme.
L’obsession de l’essence de la nation ukrainienne et de sa correspondance avec la nation russe est ce qui ressort comme un élément particulièrement nazi et pas seulement fasciste. A titre de preuve anecdotique, j’ajouterai qu’il y a depuis longtemps de nombreux admirateurs de Mussolini parmi les élites russes. Je recommande également de jeter un œil sur l’article de Poutine dans National Interest, le 18 juin 2020 https://nationalinterest.org/feature/vladimir-putin-real-lessons-75th-anniversary-world-war-ii-162982, dans lequel il explique les causes de la Seconde Guerre mondiale. Il est révélateur de voir combien de fois dans cet article il rend la Pologne responsable de cette guerre, par rapport à l’Allemagne. En ce qui concerne l’antisémitisme, je ne vois pas d’élément antisémite dans le régime actuellement. Mais il y a beaucoup d’antisémitisme tacite en Russie, surtout dans les services secrets, qui ont désormais le dessus.
Considères-tu le mouvement Z comme un indicateur du changement qualitatif décrit vers le fascisme?
Le signe Z a été adopté par les véhicules militaires russes en Ukraine (les véhicules appartenant au district militaire occidental sont marqués du signe Z à cause du mot russe «Zapad» qui signifie ouest). Il a été promu par les propagandistes de l’Etat, qui se rendent certainement compte qu’il ressemble à une demi-croix gammée. Certaines personnes âgées ont été complètement horrifiées par ce signe, qui leur a immédiatement rappelé leur enfance. On trouve maintenant le signe Z peint sur les portes des opposants à la guerre, souvent accompagné de menaces, ce qui indique qu’il y a un groupe de nazis parmi les siloviki (membres de l’appareil de sécurité) qui ont maintenant le feu vert pour faire des choses de ce genre.
Les signes en forme de Z que les gens forment avec leur corps dans toute la Russie sont encore plus effrayants. Non seulement les fonctionnaires, mais aussi les enfants dans les écoles et les jardins d’enfants sont invités à se rassembler en forme de Z et à saluer Poutine. A la vue d’un tel «Z», formé par des enfants atteints de maladies incurables ou par de jeunes enfants agenouillés, il est difficile de ne pas penser à l’Allemagne nazie.
Une autre dynamique inquiétante est la propagande ouverte dans les établissements d’enseignement, des universités aux jardins d’enfants. La vision de Poutine de l’histoire ukrainienne est désormais enfoncée dans la tête des enfants. Cela n’a jamais été le cas auparavant: malgré certains développements inquiétants dans l’enseignement de l’histoire, il n’a jamais été nécessaire de partager le jugement historique officiel, et encore moins les théories délirantes de Poutine.
La mobilisation fasciste de la société se fait avant tout au niveau de la symbolique politique?
A ce tableau, il faut ajouter le déchaînement de la violence. Depuis le début des manifestations anti-guerre, il existe déjà de nombreuses preuves de coups, de tortures et d’agressions sexuelles dans les postes de police. La violence policière n’est certes pas nouvelle en Russie, mais elle atteint peut-être un nouveau niveau. En outre, on assiste à une attaque massive contre les médias indépendants en Russie. Le dernier magazine indépendant, Novaïa Gazeta, dont l’éditeur a reçu le prix Nobel l’année dernière, vient d’être fermé, de sorte qu’il n’existe pratiquement plus de médias indépendants. Ceux qui restent ne sont pas accessibles depuis la Russie et sont officiellement qualifiés soit d’«agents étrangers» soit d’«organisations extrémistes». [Il est possible de visionner l’entretien vidéo de Dmitri Mouratov, rédacteur de Novaïa Gazeta, réalisé le 7 mars 2022 avec un sous-titrage en anglais ou en italien.]
L’élément le plus inquiétant de ce nouveau système potentiellement totalitaire est le tournant idéologique pris par Poutine depuis les premiers jours de la guerre: son nouveau récit de la «dénazification» de l’Ukraine. L’accusation selon laquelle les autorités ukrainiennes soutiennent l’extrême droite est omniprésente dans le discours officiel russe depuis un certain temps déjà – et pas totalement infondée. En février, elle s’est toutefois transformée en une rhétorique essentialiste, selon laquelle l’essence ukrainienne, qui serait russe par nature, aurait été contaminée par un élément national-socialiste. Il serait donc du devoir de l’armée russe de libérer l’Ukraine de cet élément nazi. Le ministère russe de la Défense parle déjà de la mise en place de «procédures de nettoyage» dans les territoires occupés. Et comme les Ukrainiens et Ukrainiennes s’obstinent à résister, la seule explication est qu’ils étaient encore bien plus «nazis» que prévu, ce qui peut facilement mener à la conclusion qu’ils méritent d’être exterminés. Le même narratif de «pureté» a été utilisé par Poutine il y a quelques jours seulement, lorsqu’il a parlé de «l’ennemi intérieur», des prétendus «traîtres au peuple» qui devraient être «recrachés comme un insecte» par la société russe afin de préserver la santé de la société.
Est-il possible de faire des déclarations sur l’ampleur du mouvement Z?
Cela dépend de la manière dont on le définit. Le nombre de personnes qui ont participé aux «installations» publiques de corps, qui portent le signe Z, qui l’affichent sur leur voiture ou qui l’utilisent sur les réseaux sociaux est énorme. J’estime qu’ils pourraient être entre 30 et 40% dans tous les secteurs de la société. Il n’est toutefois pas exact de les désigner tous comme un seul et même mouvement. Beaucoup d’entre eux ont été contraints par leurs employeurs – souvent publics – d’afficher ce signe. Beaucoup ne sont pas contents, mais j’ai entendu des gens dire: «Je ferai tout ce qu’ils me demandent si cela peut sauver mon emploi.» Les personnes qui le font volontairement sont beaucoup moins nombreuses. Certains, cependant, sont vraiment agressifs.
Soyons clairs: c’est précisément là que se situe la frontière entre le bon vieil autoritarisme poutinien et un nouveau type d’Etat totalitaire. Tant que ce mouvement est principalement orchestré contre la volonté du peuple, la transformation politique n’est pas encore achevée. Mais la passivité des masses est vraiment sans limite, elles peuvent facilement être transformées en une foule agressive.
Nous avons vu que les cours de la bourse ont chuté de 40% en deux semaines, mais le rouble s’est déjà redressé depuis la mi-mars. Combien de temps une économie de guerre peut-elle fonctionner en Russie? Les conséquences sociales de la chute économique ne vont-elles pas entraîner un grand mécontentement?
Poutine ne restera pas inactif et attentiste jusqu’à ce que la crise soit si grave que les Russes se retournent contre lui. Il est tout à fait conscient du risque et tentera donc très probablement de faire porter le chapeau de la crise aux «traîtres» qui agissent de concert avec l’Occident pour nuire à la Russie. Mais si, pour une raison ou une autre, Poutine ne parvient pas à déclencher la terreur et qu’il perd l’initiative, il est probable que certaines parties de la société, aujourd’hui les plus touchées par la crise, se liguent contre lui avec les élites. Cela pourrait se produire relativement rapidement.
Quelle est la base du pouvoir économique de Poutine? Existe-t-il un clivage au sein des élites économiques entre pro et anti-guerre?
Poutine a été en mesure de construire une économie néolibérale forte et robuste en s’en tenant au modèle de marché déchaîné des années 1990. En effet, les libéraux qui étaient au pouvoir sous Eltsine sont toujours aux commandes de l’économie sous Poutine, notamment Elvira Nabiullina, la directrice de la Banque centrale de Russie [depuis juin 2013]. Ce système néolibéral présente quelques particularités, comme le mélange d’entreprises privées et publiques telles que Gazprom ou Rosneft, qui appartiennent théoriquement à l’Etat mais dont les revenus, en réalité, atterrissent dans les poches des complices de Poutine. Ce modèle a permis une croissance économique impressionnante durant la première décennie de Poutine au pouvoir et une relative résistance aux sanctions étrangères durant la deuxième décennie.
La croissance a toutefois entraîné d’énormes inégalités. Aujourd’hui, la Russie est l’un des pays les plus inégalitaires au monde, rivalisant presque avec les Etats-Unis à cet égard. En 2019, 58% de la richesse appartenait à 1% de la population, et les 10% les plus riches possédaient 83% de la richesse totale, selon Credit Suisse. Parallèlement, Poutine a mis en place un système de «ruissellement» similaire à celui créé en son temps par Ronald Reagan. Alors que les élites sont devenues follement riches et ont acheté des yachts et des palais de luxe, la population a pu augmenter son niveau de vie grâce à des hypothèques et des crédits à la consommation. La Russie connaît un endettement privé disproportionné, une part importante des familles les plus pauvres consacrant la moitié de leurs revenus au paiement des intérêts aux banques ou aux organisations de microfinance [d’où l’impact social de la hausse des taux d’intérêt].
Les oligarques de Poutine peuvent être divisés en deux groupes. Certains d’entre eux sont des amis de longue date de Poutine au sein du KGB. Ils partagent sa vision impérialiste du monde et ont probablement contribué à le pousser dans cette guerre. Un autre groupe est constitué de ces personnes qui sont devenues super riches dans les années 1990 et qui ont pu conserver et accroître leur fortune sous Poutine. Ils sont manifestement mécontents de cette guerre, et certains le disent même publiquement, même si c’est de manière subtile.
Toutefois, tant les super-riches que les technocrates au sommet de l’économie russe sont totalement dénués de toute «sensibilité politique». Poutine leur a fait jurer de ne jamais se mêler de politique et ils n’osent pas remettre en question ses décisions. Ils ont peur de lui et acceptent que cette guerre soit le destin qu’ils partageront avec leur pays. Selon diverses informations, Elvira Nabiullina voulait démissionner après le début de la guerre, mais Poutine a menacé sa famille et l’a forcée à rester. Finalement, ces personnes se sentent très bien dans leur situation d’otage.
Lorsque nous nous sommes écrits avant l’entretien, tu as dit que la prochaine étape pour Poutine serait d’envahir la Pologne. Si cela se produit, il y a deux possibilités: soit les Etats-Unis/l’OTAN laissent à Poutine le contrôle de l’Europe de l’Est, soit nous nous dirigerons très probablement vers une troisième guerre mondiale. J’ai toujours du mal à imaginer un tel scénario, tant les forces militaires de l’OTAN semblent supérieures à celles de la Russie.
L’objectif de Poutine n’est pas de faire la guerre à l’Ukraine ou à la Pologne. Pour lui, ces pays n’existent pas ou ne sont que des marionnettes des Etats-Unis. Aux yeux du commandement militaire russe, la guerre est une guerre défensive contre les Etats-Unis/l’OTAN/l’Occident, ces termes étant utilisés comme synonymes. Le territoire ukrainien n’est que la première étape de cette grande guerre. Les troupes russes en Transnistrie sont déjà mobilisées et attendent de faire la jonction avec l’armée russe si celle-ci s’empare d’Odessa, ce qui signifierait qu’une invasion de la République de Moldavie serait possible. Les pays baltes et la Pologne sont certainement des objectifs à moyen terme. Ce n’est pas un hasard si Poutine a exigé le retrait complet des troupes de l’OTAN des pays de l’ancien Pacte de Varsovie.
Sa stratégie militaire est simple: menacer avec des armes nucléaires et conquérir des territoires. Il considère l’Occident comme fondamentalement faible, corrompu et lâche. Cette attitude est extrêmement populaire en Russie, et Poutine la renforce. Il existe en Russie une conviction profonde que l’Occident ne risquera jamais un conflit nucléaire avec la Russie à cause d’un pays de l’Est, que ce soit l’Ukraine ou la Pologne. Ce que nous vivons actuellement en Ukraine confirme son opinion: il suffit que Poutine évoque un conflit nucléaire pour que l’Europe occidentale remette en question sa volonté d’aider l’Ukraine.
Poutine pense également qu’il a pour le moment un certain avantage militaire sur les Etats-Unis en matière d’armes hypersoniques. Il pense probablement que cela suffirait à dissuader les Etats-Unis d’un éventuel affrontement nucléaire. L’armée russe a déjà utilisé des missiles hypersoniques en Ukraine, selon ses propres dires, sans qu’il y ait eu de nécessité militaire. Cela ressemble à un message adressé à l’Occident. Ce qui est important, c’est que Poutine a répété que cet avantage ne durerait pas trop longtemps, car les Etats-Unis ne tarderaient pas à le rattraper. Cela signifie qu’il doit maintenant capitaliser sur cette situation.
Comment la gauche en Allemagne peut-elle soutenir la gauche en Ukraine et en Russie dans leurs luttes actuelles?
Honnêtement, je pense que le monde est en grand danger. Nous connaissons ce monstre de l’intérieur, et nous avons peu d’illusions sur le fait qu’il s’arrêtera de lui-même. La gauche a l’avantage de connaître l’importance des mouvements internationaux pendant les grandes guerres. C’est pourquoi elle devrait s’opposer à ce que ce conflit soit appréhendé en termes d’Etat-nation, car cela ne ferait que renforcer les Etats et affaiblir davantage les populations. Seule la solidarité internationale peut mettre un terme à ce monstre. Et il faudrait l’arrêter maintenant, avant qu’il ne soit trop tard.
Une mesure importante serait de cibler l’argent des super-riches. La guerre a clairement montré que le capital devient fou lorsqu’il n’est pas soumis à un contrôle. Le succès de Poutine dans la corruption des élites politiques et économiques du monde entier repose sur sa connaissance du fait que la cupidité et l’intérêt personnel sont les pierres angulaires du capitalisme. Il croit fermement que l’argent peut tout acheter. Il sait que la démocratie libérale est une hypocrisie. Poutine est un ultra-néolibéral, il a brisé toute solidarité en Russie et l’a remplacée par un cynisme débridé. C’est pourquoi il est certain que personne ne contrecarrera vraiment ses plans militaires et que toutes les sanctions seront finalement levées, car le capital ne s’intéresse qu’à son profit. Il en a suffisamment de preuves, et la politique russe d’Angela Merkel est un exemple parfait de la manière dont la cupidité domine le pouvoir politique dans le capitalisme.
Il existe enfin une chance de placer ces immenses fortunes sous contrôle démocratique. Maintenant que cette fenêtre d’opportunité existe, nous ne devrions pas permettre aux gens de Poutine de s’en tirer et de cacher leur argent. Nous devrions prendre des mesures contre toutes les personnes dans d’autres pays qui ont été soudoyées par Poutine. Nous devrions faire pression pour la mise en place d’un registre international transparent des grandes fortunes. C’est un moment crucial pour lutter contre les inégalités, qui ont été considérablement accrues par l’argent sale de Poutine. Le monde prend enfin conscience du danger que représente le capital, et nous devrions saisir cette occasion pour changer l’ordre mondial impitoyable qui a conduit à cette guerre. (Article publié sur le site Analyse & Kritik, le 30 mars 2022; traduction de l’allemand par rédaction A l’Encontre)
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