Etats-Unis. Pour la première fois depuis des décennies, un vrai bilan du nombre de grèves et de grévistes

Par Johnnie Kallas, Eli Friedman et Leonardo Grageda

Le 8 mars 2021, 700 infirmières ont lancé ce qui allait devenir la plus longue grève de l’année dans le pays. Elles réclamaient de meilleurs effectifs et de meilleures conditions de travail à l’hôpital Saint Vincent de Worcester, dans le Massachusetts. Elles ont mis en place un piquet de grève pendant près de dix mois, le temps que l’hôpital, détenu et géré par Tenet Healthcare [entreprise dont le siège est à Dallas et contrôlant quelque 57 hôpitaux aux Etats-Unis], embauche des remplaçantes permanentes. Les deux parties sont parvenues à un accord sur la plupart des questions en août, mais l’arrêt de travail s’est poursuivi pendant quatre mois supplémentaires jusqu’à ce que les membres de la Massachusetts Nurses Association puissent obtenir la garantie que les grévistes conservent leur emploi.

Malgré l’importance d’une grève prolongée de 700 infirmières, le Bureau of Labor Statistics (BLS), historiquement la plus importante source de données sur les grèves, n’a pas suivi cette lutte. Depuis que l’administration Reagan a réduit le financement du BLS en 1982, le Bureau ne documente que les arrêts de travail impliquant 1000 travailleurs ou plus et au moins une équipe. Etant donné que près de 60% des entreprises privées comptent moins de 1000 employés, l’exclusion des grèves de moindre envergure empêche les militants, les décideurs et les universitaires de comprendre la véritable portée des conflits du travail.

Si l’on se réfère à l’agitation ouvrière des années 1930 et 1940, de nombreux militants ont suggéré qu’une vague massive de grèves pourrait contraindre les employeurs à accorder aux travailleurs et travailleuses une plus grande part de leurs profits. Un mouvement ouvrier fortement mobilisé était une force politique au début et au milieu du XXe siècle. Et ils affirment qu’une dynamique similaire pourrait entraîner aujourd’hui une répartition plus équitable des richesses.

Il ne fait aucun doute que les Etats-Unis ont besoin d’un tel mouvement. Les inégalités ont atteint des niveaux spectaculaires. A la fin de 2021, la concentration des richesses avait atteint son point le plus élevé depuis la Seconde Guerre mondiale. Mais sans une idée claire de la fréquence des grèves, il est difficile de déterminer la puissance du mouvement syndical pour développer et concrétiser un programme progressiste. Et si les taux de syndicalisation sont une mesure importante de la force collective des travailleurs et travailleuses, le nombre de grèves et le taux de grévistes sont essentiels pour comprendre le pouvoir politique et économique naissant. La cessation du travail fournit aux travailleurs leur plus grande source de pouvoir collectif, et les perturbations économiques causées par les grèves ont historiquement forcé les employeurs à négocier avec les organisations syndicales. De même, la menace de créer une situation de difficultés pour le gouvernement a souvent poussé les gouvernements à adopter des réformes favorables aux travailleurs et travailleuses.

Pour surmonter les limites des sources de données existantes, nous avons lancé l’ILR Labor Action Tracker, qui documente les grèves et les manifestations de type syndical de toutes tailles, indépendamment de l’existence ou de l’importance des syndicats. Notre initiative montre exactement à quel point le BLS sous-estime l’ampleur des actions de type syndical. Nous avons recensé 265 arrêts de travail impliquant environ 140 000 travailleurs et travailleuses en 2021, alors que le BLS en dénombre 16 impliquant 80 700 travailleurs et travailleuses. Nos résultats confirment également que le mois d’octobre de l’année dernière, appelé Striketober, a compté plus de grèves et de travailleurs en grève que tout autre mois de l’année. Mais, malgré la hausse relative enregistrée à la fin de 2021 et la vaste couverture médiatique de l’activisme syndical, les taux de grève restent bien inférieurs à ceux des périodes historiques.

Sur la base de nos recherches, nous pensons que l’agitation ouvrière n’a pas encore atteint un niveau tel qu’elle pourrait susciter des gains institutionnalisés substantiels, car les travailleurs et travailleuses choisissent encore très majoritairement des options de «sortie» individualisées. Néanmoins, il y a des développements positifs dus au nombre de salarié·e·s récemment en grève, aux nouvelles campagnes d’organisation réussies [par exemple, une percée à Amazon, à Starbucks] et au soutien public plus large pour le mouvement ouvrier.

Le nombre d’arrêts de travail en 2021 était presque 20 fois inférieur à celui des années 1970 – la dernière décennie au cours de laquelle le BLS a enregistré des arrêts de travail de toutes tailles (six travailleurs ou plus). Plusieurs raisons permettent d’expliquer le déclin des grèves. La désyndicalisation, la mobilité accrue du capital et l’externalisation, le passage d’une économie manufacturière à une économie de services et la résistance croissante des employeurs qui sont disposés à remplacer définitivement les salariés en grève, tous ces facteurs se sont combinés pour rendre la grève plus difficile et plus coûteuse. Les efforts visant à adopter une réforme juridique nationale favorable aux salarié·e·s – notamment en facilitant le processus de syndicalisation et en limitant la capacité des employeurs à remplacer les travailleurs en grève – ont systématiquement échoué au cours des dernières décennies.

Compte tenu de ces réalités politiques et économiques, la plupart des salarié·e·s qui souhaitent améliorer leurs conditions démissionnent tout simplement de leur emploi. Par rapport aux quelque 140 000 salarié·e·s en grève tout au long de l’année, plus de 4,5 millions de salarié·e·s ont démissionné de leur emploi au cours du seul mois de novembre 2021. Démissionner est une réponse rationnelle à une situation qui n’offre pas de voies collectives pour améliorer ses moyens de subsistance. Mais les actions individualisées sur le marché du travail ne permettront pas d’endiguer la vague d’inégalités croissantes.

Même avec un large soutien de l’opinion publique et des victoires occasionnelles très médiatisées, le mouvement syndical s’affronte à une situation difficile. Les obstacles aux grèves et à la syndicalisation restent importants, mais le niveau de rébellion nécessaire pour catalyser une réponse politique visant à remédier à ces mêmes obstacles ne s’est pas encore assez élevé. Des signes d’agitation croissante et de percées en matière de syndicalisation – comme les grèves du personnel enseignant en 2018 et l’organisation en cours d’Amazon et de Starbucks – montrent le potentiel d’un mouvement syndical revitalisé. Mais le mouvement de type syndical n’est pas encore assez perturbateur sur le plan économique pour forcer les employeurs à accepter volontairement des réformes profondes, ni assez répandu pour constituer une force politique significative au niveau national.

Malgré cette perspective pessimiste, nos données montrent que les travailleurs commencent à résister collectivement, même lorsque les structures syndicales ne sont pas encore en place. Les salarié·e·s non syndiqués ont organisé un tiers de toutes les grèves enregistrées en 2021, ce qui suggère que, même en l’absence d’organisation formelle, davantage de personnes reconnaissent que la construction de structures assurant un certain pouvoir et la conquête de gains économiques passent par une action collective. Ces grèves se sont également accompagnées d’une forme hybride de résistance qui a transformé la démission de l’emploi en un acte collectif. Des exemples de démissions massives, dans lesquelles les travailleurs quittent collectivement leur emploi en raison de problèmes tels que les bas salaires et le manque d’effectifs, ont eu lieu dans de restauration rapide et des grandes surfaces à travers le pays [voir à ce propos notamment l’article publié sur ce site le 25 octobre 2021].

Certaines des grèves les plus marquantes depuis 2018 ont émergé en dehors des structures de négociation collective. En défiant les directions syndicales, des centaines de milliers d’éducateurs ont organisé les grèves 2018 de Red for Ed [mouvement pour la défense de l’éducation publique] dans des Etats, tels que la Caroline du Nord et l’Oklahoma, généralement considérés comme hostiles au mouvement syndical [car à majorité républicaine]. Les salarié·e·s ont également redécouvert la grève comme un outil pour faire avancer les revendications sur l’injustice au-delà des questions économiques immédiates. Au cours de l’été 2020, la violence policière contre les Noirs a déclenché une agitation syndicale, notamment lorsque les joueurs de la NBA (National Basketball Association) ont organisé une grève sauvage pour protester contre l’assassinat de Jacob Blake [un Afro-Américain de 29 ans a reçu plusieurs balles dans le dos, à Kenosha dans le Wisconsin].

La grève est revenue dans le discours public comme un moyen de faire avancer les revendications économiques et sociales. Reste à savoir si le pouvoir collectif des salarié·e·s va s’étendre et provoquer suffisamment de perturbations pour que les élites économiques et politiques soient prêtes à conclure un accord. (Article publié par The Nation, le 5 avril 2022; traduction rédaction A l’Encontre)

Johnnie Kallas est doctorantt à l’ILR School de l’Université Cornell et directeur de projet de l’ILR Labor Action Tracker.
Eli Friedman est professeur associé de travail international et comparé à l’ILR School de l’Université Cornell.
Leonardo Grageda est étudiant en Master à l’ILR School de l’Université de Cornell et assistant de recherche sur le ILR Labor Action Tracker.

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