France. Les experts du Smic: pas de pitié pour les gueux

Par Michel Husson

Tel un «marronnier», le dernier rapport du groupe d’experts sur le salaire minimum recommande de «s’abstenir de tout coup de pouce sur le SMIC au 1er janvier 2021». Rien de nouveau sous le soleil, puisque les experts n’ont jamais proposé un tel coup de pouce.

Pas besoin d’étude quantitative

Leurs arguments sont répétés d’une année sur l’autre. Le premier est un refrain connu: «une hausse du SMIC au-delà des mécanismes de revalorisation automatique risquerait d’être préjudiciable à l’emploi des personnes les plus vulnérables». Pourtant, déplorent les experts, «aucune étude quantitative sur l’effet du salaire minimum sur l’emploi n’a été conduite au cours des quatre années de mandat de notre groupe d’experts».

Certes, ils disposent d’évaluations des politiques de baisse des «charges» (qualifiées par les experts de «transpartisanes») mais elles sont anciennes et très discutables comme nous nous sommes attachés à le montrer dans La Revue de l’Ires. Les bilans du CICE (Crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi) en termes d’emploi sont peu convaincants. Mais peu importe. L’un des experts, André Zylberberg, avait clairement énoncé la philosophie du groupe dans le brûlot contre le «négationnisme économique» co-écrit avec Pierre Cahuc (ex-membre du groupe): «si l’État continue d’accroître le salaire minimum, certains travailleurs finiront par coûter plus qu’ils ne rapportent. Ils seront alors licenciés.»

Un argument complémentaire est avancé dans ce rapport: on ne pourrait plus compenser une éventuelle augmentation du salaire minimum par une baisse des contributions sociales employeurs. Celles-ci, rappellent les experts, se limitent désormais à la cotisation accidents du travail et maladies professionnelles. Par conséquent, «les politiques de modération du coût du travail non qualifié devront dans le futur trouver d’autres voies ». On est en quelque sorte arrivé à l’os.

Mieux «articuler» le SMIC?

Ces «autres voies» sont ouvertes avec la proposition des experts (qu’ils avaient déjà avancée) de supprimer «tout ou une partie des termes de revalorisation automatique: l’inflation et la moitié du pouvoir d’achat du SHBOE [salaire horaire de base ouvrier et employé]». Notons au passage que les experts ont renoncé à deux autres ballons d’essai et ne recommandent plus «une régionalisation du salaire minimum ou une modulation selon l’âge». Mais leur suggestion d’abandonner l’indexation est en soi un énorme ballon d’essai qui conduirait à remettre en cause une protection absolument essentielle.

Il s’agit peut-être dans leur esprit «d’atténuer la dimension politique et symbolique de la fixation du SMIC» selon l’aimable formule des experts de l’époque dans leur rapport de 2012. En tout cas, les experts voient un avantage collatéral dans leur proposition, qui serait de conférer «une responsabilité accrue aux pouvoirs publics qui pourraient ainsi mieux articuler les évolutions du SMIC avec les évolutions du marché du travail et avec les dispositifs de lutte contre la pauvreté laborieuse, en particulier dans le contexte de la réflexion sur une unification des minima sociaux.» Il faudrait être naïf pour ne pas voir que cette meilleure «articulation» serait forcément une articulation à la baisse: il suffirait de suggérer que «les évolutions du marché du travail» imposent non seulement l’absence de coup de pouce, mais une progression inférieure au mode d’indexation actuel.

Dans une telle configuration, le groupe d’experts aurait un poids encore plus décisif. Comme par anticipation de cette situation idéale, l’une des suggestions du groupe est «d’être doté d’un budget d’études pour réaliser des études empiriques sur la France». L’objectif de ces études – dont les experts semblent à l’avance connaître le résultat – est annoncé: montrer que les résultats obtenus ailleurs sont «difficilement transposables à la France».

Les démentis venus d’ailleurs

On connaît le procédé consistant à vanter les mérites de tel «modèle» étranger dont la France ferait bien de s’inspirer. Mais ici, ça ne fonctionne pas et les experts passent en revue des expériences qui déstabilisent leur discours. Ils sont bien obligés de citer le remarquable rapport d’Arindrajit Dube pour le Trésor britannique qui conclut ainsi son passage en revue de 55 études: «Dans l’ensemble, les recherches les plus récentes menées aux États-Unis, au Royaume-Uni et dans d’autres pays développés font état d’un effet très modéré des salaires minima sur l’emploi, tout en augmentant sensiblement les revenus des travailleurs peu rémunérés. Il est important de noter que cela est vérifié même pour les politiques récentes les plus ambitieuses.»

Ces politiques récentes, y compris les plus ambitieuses, vont en effet à l’encontre des convictions de nos experts. Elles conduisent à des augmentations importantes du salaire minimum en 2020: Espagne (5,5 % après 22,3% en 2019); République tchèque (10,1 %); Pologne (16,8 %); Nouvelle-Zélande (7 %); Slovaquie (11,5 %). Dans aucun de ces pays, ces augmentations n’ont conduit à la catastrophe annoncée en matière d’emploi. Au Royaume-Uni, une augmentation de 6 % du salaire minimum a permis d’atteindre en 2020 l’objectif de 60 % du salaire médian qui sera prolongé à 66 % du salaire médian d’ici à 2024. Ce chiffre donne un peu le vertige à nos experts: «Le National Living Wage aurait alors le niveau le plus élevé d’Europe rapporté au salaire médian.»

Ce ratio exprimant le salaire minimum en pourcentage du salaire médian (dit « indice de Kaitz») est une mesure utile des inégalités de salaire et en particulier de la position relative des travailleurs les moins bien payés. En France il est l’un des plus élevés d’Europe avec 61 %, à peu près stable depuis 2009. A l’exception des Pays-Bas, de la Belgique, de la Grèce et des Etats-Unis où il a baissé, voire reculé, ce rapport a augmenté dans de nombreux pays depuis 2019 (Graphique V.2, p. 98 du rapport) grâce aux augmentations de salaire minimum signalées plus haut.

Nos experts doublés par la Commission européenne

Ce mouvement de convergence, qui contribue à réduire les possibilités de dumping social, pourrait être stimulé par la récente proposition de directive de la Commission européenne «relative à des salaires minimaux adéquats dans l’Union européenne». Les experts se bornent à en rappeler les termes et à mentionner que «les organisations de travailleurs estiment que la meilleure manière d’atteindre l’objectif des salaires équitables est de promouvoir et protéger la négociation collective et d’augmenter des salaires minima jusqu’à 60% du salaire médian national des travailleurs à temps plein.»

Le rapport rappelle en passant que certaines organisations patronales ont insisté «sur les incidences négatives du salaire minimum sur l’emploi, la compétitivité et la productivité» : exactement les arguments de nos experts! Est-ce pour cette raison qu’ils n’avaient jamais vraiment abordé la question d’un système de salaire minimum européen, alors qu’elle était posée depuis plusieurs années? Même la Direction du Trésor explorait, déjà en 2014, les pistes pour l’instauration d’une norme de salaire minimum européenne (voir «Pourquoi pas un salaire minimum européen?»). Le groupe d’experts a été pris au dépourvu et il n’a pas saisi la perche qui lui était tendue alors que cette question est fondamentale.

Quel groupe pour quels experts?

L’abandon de la revalorisation automatique du Smic «amplifierait le rôle du Groupe d’experts», (un avantage collatéral) mais, soulignent les experts «devrait logiquement s’accompagner d’une réflexion sur la composition et le fonctionnement de ce dernier, et sur le rôle que pourraient y jouer les partenaires sociaux».

Bonne question, mais qui vient un peu tard: le groupe est exclusivement composé d’économistes qui ne travaillent même pas tous sur les salaires ou l’emploi. Pas de sociologue ou de «partenaires sociaux». Comparons avec la Low Pay Commission. Sa composition est très différente de celle de notre groupe d’experts français. Elle comprend trois commissaires proches du patronat (from employer backgrounds), trois proches des salariés et trois indépendants. Et curieusement, elle s’obstine à ne pas trouver d’effet négatif du salaire minimum sur l’emploi: « le lien de causalité au Royaume Uni entre l’augmentation du salaire minimum et les destructions ou moindres créations d’emplois est faible» reconnaissent nos propres experts.

Dernière ligne

Le rapport évoque évidemment les effets de la pandémie sur le marché du travail. Il souligne après d’autres que «les semaines de confinement ont affecté plus intensément les salariés proches du SMIC qui se sont retrouvés plus fréquemment en activité partielle ou en inactivité que les autres salariés». Mais de ce constat nos experts ne tirent aucune conclusion, sinon celle-ci: pas de coup de pouce pour les travailleurs «en première ligne». (Article publié dans Alternatives économiques, le 18 décembre 2020)

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