Etats-Unis. Le trumpisme, l’administration Biden, Black Lives Matter et la gauche radicale

Entretien avec Charlie Post conduit par Charlie Hore

Étant donné que Donald Trump a augmenté, par rapport à 2016, le nombre total de ses votes et que la «vague bleue» (démocrate), très annoncée, ne s’est pas concrétisée, le résultat de l’élection n’est-il pas qu’une défaite partielle du trumpisme?

Charlie Post: Les résultats de l’élection indiquent clairement que la politique nationaliste-populiste de Trump continue à exercer un attrait considérable sur la population américaine, en particulier dans les secteurs des classes moyennes traditionnelles (petites entreprises) et nouvelles (semi-professionnels, cadres, superviseurs) – et sur une minorité de la classe ouvrière.

La participation électorale globale est passée de 59% en 2016 à près de 67% en 2020, selon les derniers chiffres. Cependant, les éléments clés de la base de Trump ont augmenté de manière significative – les électeurs non diplômés de l’enseignement supérieur sont passés de 50% à 59% et ceux qui vivent dans les zones ex-urbaines et rurales sont passés de 17% à 19%. La participation électorale dans les zones urbaines traditionnellement démocrates a en fait chuté de 34% à 29% par rapport à 2016. Le soutien le plus important de Donald Trump a été enregistré parmi les ménages gagnant plus de 100 000 dollars par an (54%), parmi les électeurs blancs (58%) et parmi les électeurs âgés de 45 à 64 ans (50%) et de 65 ans (52%) et plus. Trump a obtenu les meilleurs résultats dans les régions où le niveau d’activité économique est faible et où beaucoup de personnes sont soit à la retraite, soit ne sont plus considérées comme chômeurs parce qu’elles ont cessé de chercher du travail après de longues périodes de chômage.

Biden, en revanche, a obtenu un soutien accru des ménages gagnant moins de 50 000 dollars par an (55% contre 53% pour Clinton en 2016), parmi les ménages syndiqués qui déclinent en nombre (56% contre 51%), les jeunes électeurs de 18 à 29 ans (60%) et de 30 à 34 ans (52%), les électeurs urbains (60%) et suburbains (50%). Alors que les démocrates continuent de s’attirer la fidélité de la grande majorité des électeurs de couleur, le soutien aux démocrates parmi les électeurs afro-américains est passé de 92% à 88% et parmi les électeurs latino-américains de 71% à 68%. Biden a également eu tendance à faire mieux dans les comtés (principalement urbains et suburbains) qui ont un niveau élevé d’activité économique et ont subi une forte hausse du chômage mesuré en 2020.

Bien que ces catégories sociales ne répondent pas à une conception marxiste des classes sociales, nous pouvons néanmoins en tirer quelques conclusions. Tout d’abord, la petite couche de travailleurs blancs âgés du haut moyen ouest (la «Rust Belt», la «ceinture de la rouille») qui a donné à Trump sa mince avance en 2016 est revenue aux démocrates en 2020. Ce changement a alimenté un déplacement vers Biden dans le Michigan, la Pennsylvanie et le Wisconsin. Ce qui lui a assuré sa majorité au Collège électoral. Alors que les banlieues des grandes villes, où les demandes d’allocations-chômage sont en augmentation, sont passées à Biden. La majorité des classes moyennes blanches suburbaines/ex-urbaines/rurales, en particulier la classe moyenne traditionnelle des petits entrepreneurs et des travailleurs indépendants, et une minorité importante de travailleurs, continuent de soutenir Trump.

En l’absence d’organisations fortes de «classe contre classe» – syndicats militants, parti ouvrier de masse, organisations indépendantes de la classe ouvrière antiracistes et féministes, mouvements de chômeurs et de locataires, etc. – les secteurs les plus économiquement précaires de la classe moyenne et de la classe ouvrière blanche sont confrontés à un dilemme existentiel. En l’absence d’un soutien social important (subventions aux petites entreprises, allocations de chômage correspondant au 100% du revenu net, protection contre les saisies et les expulsions de logement, etc.), ils doivent choisir entre leur survie économique et physique. Moins capables d’assurer leur reproduction sociale pendant une période de «confinement», ces couches sont attirées par le négationnisme du Covid-19 de Trump et de l’extrême droite. La possibilité de mourir du Covid-19 est, pour eux, un «moindre mal» que la certitude de la pauvreté et de l’absence de domicile fixe en cas de fermeture économique. L’échec de Biden et des démocrates à faire campagne (et à faire pression sur le Congrès) en faveur d’un programme d’aide Covid élargi pour les travailleurs et travailleuses n’a fait qu’alimenter le soutien à Trump parmi les personnes confrontées à un désastre économique.

Le refus de Trump de céder est à la fois grotesque et menaçant. Y a-t-il un plan à cet égard et, si oui, lequel? Et combien de dégâts supplémentaires peut-il encore causer au cours de ses deux derniers mois de mandat?

Les prédictions d’un «coup d’État» – constitutionnel ou autre – promu par de nombreux libéraux et (malheureusement) par des secteurs de la gauche socialiste étatsunienne ne se sont pas réalisées. Les véritables gangs fascistes n’ont pas réussi à intimider efficacement les électeurs ni à perturber le décompte des voix. Si le soutien de Trump parmi les capitalistes a augmenté par rapport à la campagne électorale de 2016 (il a reçu 51% des dons de capitalistes en 2020 contre seulement 8% il y a quatre ans), aucun secteur du capital n’était prêt à abandonner le «cadre constitutionnel» qui les a si bien servis pendant plus de 200 ans.

Même les éléments les plus pro-Trump de l’appareil répressif du département de la Sécurité intérieure ont déclaré que l’élection était «libre et équitable». Aujourd’hui (mardi 1er décembre), il semble que tous les États où les résultats électoraux étaient relativement serrés ont été certifiés pour Biden – y compris dans les États gouvernés par des républicains. Les recours judiciaires de Donald Trump ont tous été rapidement rejetés, et il est peu probable qu’un appel devant la Cour suprême annule l’élection [le recours de Trump a été rejetté le 12 décembre], étant donné que les membres de la Cour sont réticents à examiner les résultats d’une élection certifiée par un État. Trump a pratiquement cédé, permettant à l’équipe de transition Biden-Harris d’avoir accès aux informations gouvernementales confidentielles.

Pendant le temps qu’il lui reste, Donald Trump tentera, avec un certain succès, d’utiliser des décrets qui ne nécessitent pas l’approbation du Congrès pour assouplir les réglementations environnementales (par exemple, en ouvrant de vastes étendues de l’Arctique à une «exploration» pétrolière et gazière désastreuse), pour compléter le mur de sa frontière sud et pour gracier nombre de ses amis (Michael Flynn, Roger Stone, et al.). Lorsque Biden deviendra président, il renversera probablement un certain nombre de décrets précédents, rétablissant le statut quasi légal des immigrants sans papiers amenés aux États-Unis dans leur enfance («les rêveurs»), mettant fin à l’embarrassante «interdiction des musulmans» et rétablissant le rôle des États-Unis dans le système d’alliances qui leur a permis de conserver leur leadership dans le monde capitaliste depuis la Seconde Guerre mondiale.

Quelle sera la «vie après la mort» de Trump, tant en ce qui concerne l’organisation de la violence d’État que la direction des forces sociales réactionnaires et des milices d’extrême droite? Et le parti républicain sera-t-il derrière lui, ou risque-t-on de voir des divisions importantes?

La «vie après la mort» du trumpisme sera principalement liée à certaines initiatives politiques – Biden ne renversera probablement pas les réductions d’impôts massives accordées aux firmes et aux personnes fortunées – et à la croissance continue des véritables bandes fascistes.

Il est clair que sera abandonnée la tentative de Trump d’utiliser les forces fédérales (Garde nationale) contre les soulèvements urbains – lorsque l’État et les autorités locales (souvent des démocrates) peuvent le faire eux-mêmes, en utilisant l’armement qu’ils ont reçu sous Clinton et Obama pour réprimer efficacement des éléments du mouvement. Biden-Harris poursuivra la stratégie répressive des démocrates. Elle consiste à renforcer les forces de police locales et étatiques et la Garde nationale pour faire face à toute agitation éventuelle, et à utiliser certaines agences fédérales pour coordonner la répression – comme Obama a utilisé le Federal Bureau of Investigation (FBI) pour coordonner les expulsions des campements «Occupy» des municipalités, en 2011.

Les gangs fascistes enhardis (et je les utilise dans un sens «clinique»/classique à la Clara Zetkin et Trotsky de gangs de classe moyenne et ouvrière déclassées, principalement des jeunes hommes, qui terrorisent les travailleurs et les opprimés) sont et restent une menace pour nous – en particulier pour les immigrants, les gens de couleur, les homosexuels, les gauchistes ouverts et les travailleurs qui tentent de s’organiser en dehors des grandes villes. Il faut se rappeler que les centres logistiques essentiels sont généralement situés dans des banlieues, sur des terrains bon marché en dehors des grandes villes, mais à proximité de celles-ci. Leur manifestation à Washington, bien qu’elle ne soit certes pas une répétition générale pour une prise de pouvoir du type «Marche sur Rome», est un signal clair que la «menace brune» ne va pas disparaître avec l’élection de Biden. Les mobilisations antifascistes qui visent à dépasser en nombre, à submerger et à disperser l’extrême droite doivent être une priorité pour la gauche socialiste au cours des quatre prochaines années.

Je pense que, même s’ils essaient, les «républicains de l’establishment» qui espéraient purger le parti du trumpisme après une déroute électorale auront du mal à isoler ou à apprivoiser sa base de plus en plus radicalisée. Trump, lui-même, ne disparaîtra pas après sa sortie de la Maison Blanche. Une éventuelle nouvelle chaîne d’information sur le câble lui permettra d’attirer ses partisans et de continuer à jouer un rôle dans la politique républicaine au cours des quatre prochaines années.

Biden entrera en fonction en pleine pandémie, avec une économie chancelante et d’énormes tensions entre les États-Unis et la Chine. Verrons-nous un retour à un néolibéralisme plus dominant après l’isolationnisme de Trump, et une administration Biden aura-t-elle des réponses différentes à la crise du capitalisme américain?

L’administration Biden va, pour l’essentiel, revenir aux politiques néolibérales classiques. Si Joe Biden sera probablement plus efficace pour faire face à la pandémie (obligation du port du masque à l’échelle nationale, une aide accrue aux gouvernements des États, etc.), sa version de la «relance» comportera peu de mesures de redistribution comme la prime de 600 dollars par semaine pour ceux relevant de l’assurance chômage ou une «option publique» [en concurrence avec les assurances privées] dans le cadre d’Obamacare. Il se concentrera plutôt sur le sauvetage des gouvernements des États et de leurs créanciers. Avec ces priorités et leur succès auprès des électeurs des banlieues et des universités, les démocrates tenteront de se positionner au centre-droit de la politique américaine.

Nous avons déjà vu le début des attaques contre l’aile Bernie Sanders–Alexandria Ocasio-Cortez des démocrates, car les démocrates traditionnels (et même ceux dits «progressistes») accusent les «sandernistes» – qui sont les véritables champions de l’assurance maladie pour tous et du Green New Deal (avec de fausses déclarations selon lesquelles ils préconisent de réduire le financement de la police) – d’être responsables de la performance électorale relativement médiocre en 2020.

Les changements les plus substantiels viendront, je pense, en termes de politique étrangère, où l’administration Biden-Harris fera un certain nombre d’efforts pour réaffirmer l’hégémonie américaine et isoler politiquement, militairement et économiquement son rival chinois.

Que signifie ce résultat pour le mouvement Black Lives Matter? Y a-t-il un risque de désorientation du mouvement ou de déclin de son soutien populaire? Les succès électoraux de «l’escouade» [Alexandria Ocasio-Cortez, Ilhan Omar, Ayanna Pressley et Rashida Tlaib] et l’élection de Cori Bush (une organisatrice de premier plan de Ferguson – Missouri – élue à la Chambre des représentants en tant que démocrate) présenteront-ils un risque de cooptation?

Je pense que les démocrates, même avant leur victoire, ont réussi à intégrer de nombreux militants du mouvement Black Lives Matter. Malgré le rejet répété par Biden et Harris de la demande la plus importante du mouvement, à savoir la réduction drastique des budgets de la police, un secteur considérable d’activistes est passée de la politique «Black Lives Matter» à la politique «Black Votes Matter». Comment le plus grand mouvement social en une génération – avec plus de 20 millions de personnes dans les villes, les banlieues et les petites villes des États-Unis – a-t-il pu se transformer aussi rapidement en politique du Parti démocrate? La capacité des Démocrates à faire dérailler le mouvement par des victoires généralement symboliques (en enlevant des monuments en l’honneur des «héros» des Etats confédérés, la racaille la plus réactionnaire de l’histoire des États-Unis) et une répression sélective, reflète la faiblesse de la gauche organisée aux États-Unis (voir ci-dessous). À l’exception de petits groupes de militants, aucune organisation nationale de militants n’a émergé de ce soulèvement historique.

En l’absence d’une version multiraciale et non basée sur les campus du type du Comité de coordination des étudiants non-violents (SNCC – Student Nonviolent Coordinating Committee) des années 1960 qui a fourni un leadership et une vision aux luttes alors en cours, les forces du réformisme officiel dans les communautés de couleur – les organisations à but non lucratif, les responsables syndicaux et les politiciens démocrates ont pu canaliser une grande partie de l’énergie du mouvement derrière Biden et Harris.

Quelles sont les perspectives de création d’organisations de gauche capables de coordonner la lutte contre l’extrême droite, le racisme d’État et les crises de pandémie sociale et économique? DSA (The Democratic Socialists of America) a recruté des milliers de membres au cours des dernières semaines, mais y a-t-il des discussions au sein et autour de DSA sur une orientation plus indépendante et non électorale? Et quelle devrait être l’orientation stratégique des socialistes révolutionnaires?

La gauche socialiste entre sur ce terrain instable dans une position politique et organisationnelle plus faible que celle que nous avions lorsque Trump est entré en fonction en 2016. Malgré la croissance numérique continue de DSA, sa plongée la tête première dans la politique électorale du Parti démocrate pendant et après le défi de la candidature de Bernie Sanders lors des primaires démocrates a considérablement affaibli ses capacités à intervenir dans les luttes de masse ou à la construire.

DSA ne s’est pas engagé dans une évaluation autocritique de l’échec de la campagne Sanders de 2020. Malgré le soutien massif à une résolution intitulée «Bernie or Bust» («Bernie ou la faillite») lors de la Convention 2019 de DSA – qui engage l’organisation à ne soutenir aucun autre candidat que Sanders – les dirigeants élus et non élus de DSA ont ouvertement fait campagne pour Biden-Harris.

DSA a été pris au dépourvu par le soulèvement antiraciste et n’a pas été en mesure de travailler avec la nouvelle couche de dirigeants qui est apparue pour aider à organiser une structure antiraciste permanente indépendante des ONG et des démocrates. Plutôt que de voir la nécessité d’une réorientation radicale de son activité, la direction de la DSA semble encore plus engagée dans la politique électorale «au rabais» du Parti démocrate. L’apparente «gauche» de la DSA – le groupe Bread & Roses (qui anime le site The Call) en particulier – a abandonné tout discours sur une éventuelle «rupture dite sale» avec les démocrates et sur la nécessité d’un parti ouvrier indépendant. Cela au profit d’une pratique qui est indissociable du projet de «réalignement» raté de la gauche sociale-démocrate des années 1960 et 1970, qui visait à transformer les démocrates en un parti d’une nature différente.

Que doivent faire les radicaux et les révolutionnaires à l’intérieur et à l’extérieur de la DSA? Nous devons nous engager à nouveau à donner une place centrale à l’organisation et à la lutte extra-électorales dans la période à venir. Dans ces luttes, nous devons être clairs sur le fait que Biden et les démocrates sont autant nos ennemis que Trump et ses hordes de la classe moyenne. Nous devons contribuer à la mise en place de luttes à la base et d’organisations indépendantes permanentes qui s’élèveront contre les violences policières racistes, contre les nouvelles déportations «silencieuses» des migrant·e·s, le chômage de masse, les expulsions et les saisies de logement, et les nouvelles attaques contre le niveau de vie et les conditions de travail.

Ces luttes devront aller bien au-delà du mode «campagne» privilégié par le complexe des ONG et associations caritatives, qui mettent l’accent sur le lobbying en direction des élus, les manifestations mises en scène et autres, ou encore sur les mobilisations syndicales qui ne veulent pas accepter de transcender les limites légales de leurs actions. Nous devons nous inspirer des derniers exemples vivants de luttes de masse aux États-Unis – le mouvement des chômeurs de 1929-1933, les grèves de masse des travailleurs industriels de 1934-1937, les débuts du mouvement des droits civils et du pouvoir noir et la vague d’actions ouvrières multiraciales pour l’emploi à la fin des années 1960 et au début des années 1970. (Article publié sur le rs21, le 12 décembre 2020; traduction rédaction A l’Encontre)

Charlie Post est professeur à la City University of New York.

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