Par Miguel Romero
L’Etat espagnol et le nouveau gouvernement conservateur du Parti populaire (PP) de Mariano Rajoy, ainsi que presque tous les médias du royaume ont fait à Manuel Fraga Iribarne des funérailles quasiment nationales et une cérémonie grandiose dans la cathédrale de Saint-Jacques-de-Compostelle.
Manuel Fraga Iribarne (23 novembre 1922-16 janvier 2012) a été ministre de l’Information et du Tourisme sous Franco, de 1962 à 1969. Le dictateur Francisco Franco disparut le 20 novembre 1975. Manuel Fraga Iribarne fut ministre de l’Intérieur dans le premier gouvernement du roi Juan Carlos Ier (1975-1976). Ce premier gouvernement, légèrement post-franquiste, était présidé par Carlos Arias Navarro (décembre 1975-juilllet 1976). Fraga en était aussi le vice-président. Comme ministre de l’Intérieur, suite à une intervention brutale de la police à Vitoria (Pays basque), en 1976, Fraga utilisa la formule «la calle es mia», autrement dit «la rue m’appartient». C’est ainsi qu’il justifia l’assassinat de nombreux manifestants à Vitoria. En 1963, comme ministre de la dite Information, il avait déjà qualifié Julian Grimau, dirigeant du Parti communiste d’Espagne (PCE), de criminel et justifié sa condamnation à mort. Plus tard, pour démontrer sa constance réactionnaire, il vota, au Sénat, contre la réhabilitation de Grimau (El Pais,15 novembre 2006).
En 1976, il crée l’Alliance populaire (AP) qui regroupe diverses forces politiques issues du franquisme et des formations «rénovées» de la droite. L’AP fusionnera en 1989 avec d’autres forces politiques de droite pour former le Parti populaire (PP), sous la houlette de José Maria Aznar, un proche de Fraga. Jusqu’à sa mort, Fraga fut le président d’honneur («président-fondateur») du PP. Il joua un rôle important dans la dite Transition et fut à ce titre un des sept membres – qualifiés de «pères de la Constitution» – qui dirigèrent la rédaction de la loi constitutionnelle publiée en 1978. Parmi ces «pères», on trouve Gregorio Peces Barba, juriste, qui a adhéré au PSOE en 1972, alors dans une situation de clandestinité relative. De retour en Espagne, après des études en France – où il consacra sa thèse au catholique conservateur Jacques Maritain –, il s’est vu suspendu de l’ordre des avocats et même arrêté en 1971 par la police franquiste. Y siégeait aussi Jordi Solé Tura, qui s’est exilé en France au début des années 1960 et dont le parcours politique est complexe et sinueux. Après avoir rejoint le Parti socialiste unifié de Catalogne en 1973, il y défend les thèses eurocommunistes. C’est en tant que député de la province de Barcelone, lors des élections constituantes de juin 1977, qu’il participera au groupe des «pères de la Constitution», y représentant les «communistes»
La disparition de Fraga fait resurgir un pan de l’histoire espagnole. Miguel Romero, éditeur de la revue bimestrielle Viento Sur, a, de suite, réagi à l’ambiance puant l’encens qui entoura celui qui, de 1990 à 2005, présida le gouvernement autonome de Galice, autre «mérite politique» d’un policier de Franco. Ainsi, le 17 janvier, il publia un billet sur le site de la revue que nous publions ci-dessous. Dans l’éditorial de la revue papier, Miguel Romero écrit: «Les anciens du FLP, amis et camarades d’Enrique Ruano [1], nous avions un compte à régler avec Manuel Fraga Iribarne, tout au fond de notre cœur. Un compte à régler tout particulier que sa mort ne nous a pas permis de solder. Le cérémonial de “rédemption démocratique” qu’on a monté en son honneur suscite le dégoût. Je l’ai écrit dans un billet indigné [voir texte ci-dessous]. Au-delà de ses actes misérables que désignent le nom et le prénom de ses victimes, Fraga est peut-être le politicien qui symbolise le mieux la Transition. Ils l’ont glorifié comme un “homme d’Etat”, ce qui est une bonne définition, et comme un “homme de bien”, ce qui est une macabre plaisanterie. Peces Barba est l’auteur des deux épitaphes. Quand il mourra, il se verra dédier des éloges funèbres semblables, peut-être même avec les mêmes mots. Les artisans de la Transition se rendent hommage les uns les autres, et se protègent les uns les autres. Dans tout cela, il y a quelque chose comme une “mafia démocratique”. La canonisation posthume de Fraga n’est pas une simple extravagance qu’il suffirait de mépriser: il y a là-dedans quelque chose qui exprime un consensus politique et moral qui nous menace tous, les “soixante-huitards” comme les femmes et les hommes du mouvement du 15-Mai [les Indignés] d’aujourd’hui. Il faut prendre cela au sérieux.»
Sous un angle proche, la rédaction de A l’Encontre publiera un billet concernant l’ignominieuse attaque contre le juge Baltasar Garzon. Ici aussi, la droite politique espagnole et une partie de la dite gauche, rejointes par un segment plus que significatif du corps judiciaire, font la démonstration que les forces réactionnaires et anti-démocratiques sont à l’œuvre quand une crise sociale d’envergure frappe l’Espagne. Briser les résistances sociales et politiques fait partie de la génétique des élites «continuistes» de l’Etat espagnol. (Rédaction A l’Encontre)
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Il y a des jours où les médias émettent tous ensemble, avec peu de voix discordantes, une fumée qui vous salit les mains, qui vous salit les oreilles, qui vous salit les yeux. Encore plus que d’habitude.
Il y a des nouvelles qui invitent à éteindre la radio. On imagine déjà ce qu’on va entendre ensuite: ça va vous indigner et l’indignation vous restera en dedans, et vous ne pourrez la partager qu’avec des amis, sans pouvoir la convertir en aucune forme de cri ou d’action collective, avec un goût amer de défaite et de souvenir de la défaite.
Mais je n’ai pas éteint la radio hier matin 16 janvier 2012 quand j’ai entendu la nouvelle de la mort de Fraga. Et ce que j’ai entendu ensuite, sans l’avoir espéré, a été moins nauséabond. L’homme qui a organisé des odieuses campagnes de diffamation contre la mémoire des torturés et des assassinés par la dictature, comme Julian Grimau [2] et Enrique Ruano; le modernisateur de l’appareil de propagande et d’occultation du franquisme; le responsable politique des tueries de Vitoria et de Montejurra; la référence et le fédérateur du «franquisme sociologique» dans les premiers temps de la Transition; l’artisan de la reconversion du caciquisme galicien en un appareil de pouvoir; le fondateur d’un parti qui incarne le succès posthume du «ficelé et bien ficelé» de l’héritage franquiste… En somme, ce personnage haïssable dont le juste destin eût été la condamnation pour collaboration, forcément, aux crimes du franquisme a été présenté par des politiciens et des journalistes provenant des nuances les plus variées de l’establishment comme un «père de la patrie» que ses hautes vertus déchargent largement de ce qui ne fut, en fin de compte, que les expressions de son «caractère volcanique» (sic); un homme, en outre, plein de nobles sentiments, qui aimait le jambon ibérique et la croustade de fruits de mer, un excellent joueur aux dominos…
Au milieu de cette cochonnerie, le rappel qu’a fait Santiago Carrillo du souvenir de Julian Grimau a résonné comme un peu de dignité, même s’il l’emballait des traditionnels éloges funèbres de la fraternité parlementaire. Par contre, ce qui m’a frappé par son ridicule a été une anecdote qu’a racontée aux journalistes Alfonso Guerra [3] et qu’il vaut la peine que je vous résume. Le jour de la première séance du premier parlement «démocratique» en 1977 [les élections constituantes ont eu lieu le 15 juin 1977], voilà que Guerra voit arriver vers lui Fraga, dans le couloir des Cortes, et il se dit: «Celui-là, il va me sauter à la gorge!» puis, se rendant compte que son image va apparaître peu faite pour la guerre, Guerra s’empresse de dire dans le micro: «Ou c’est moi qui lui saute à la gorge!» Mais voilà que Fraga, arrivé vers lui, lui dit: «Bonjour.» Et Guerra lui répondit : «Bonjour.» Et c’est à cet instant magique que ce personnage emblématique du socialisme espagnol qu’est Alfonso Guerra conclut: «Alors j’ai pensé: ça va fonctionner!» Oui, effectivement, cela a fonctionné, et combien. Sans aller plus loin, il n’y a qu’à voir ce que cela a donné le 20 novembre dernier [élections législatives qui sanctionnèrent massivement le PSOE].
Toute cette hagiographie funéraire n’est absolument pas banale. L’histoire officielle sert à cacher l’histoire réelle. Le Fraga embaumé prend la place du Fraga impitoyable, celui qui était vindicatif tout spécialement contre ceux qui combattaient le régime. L’un d’entre eux, le psychanalyste Francisco Pereña, qui avait été militant du FLP, écrit ce qui suit dans son dernier livre, Incongruencias: «…j’appris que Fraga Iribarne avait écrit un éditorial ou un communiqué, que je n’ai jamais eu l’occasion de lire, dans le journal phalangiste Arriba, dans lequel non seulement il ne démentait, mais me calomniait, en me reprochant l’usage que je faisais de ma fausse dénonciation, ou de mon faux témoignage, quand je disais avoir été torturé. Ce personnage, qu’on me permettra de qualifier d’effronté, non seulement niait que j’aie été torturé, mais dénonçait que je ne l’affirmais que pour je ne sais quelle stratégie de destruction ou de calomnie de la police espagnole. La police m’avait torturé avec impunité, cette impunité avait été consacrée et proclamée par un juge, et voilà qu’en plus une canaille me calomniait en public pour avoir déclaré à un avocat que j’avais été torturé. La haine que je porte à ce monsieur, à Fraga Iribarne, ce représentant authentique du sans-gêne et de l’effronterie franquistes, s’est alors installée au fond de moi de manière permanente comme une protestation contre ce procédé dont Fraga s’est fait une spécialité, faire taire les cris qui pourraient surgir de quelque cœur souffrant afin qu’ils ne parviennent aux oreilles de personne. Le cri du paria, qu’évoquait Heinrich Heine, devait s’étouffer dans son mutisme. C’était cela la tâche de ce sinistre personnage.»
Ce n’est là qu’un petit morceau de la vraie histoire de Fraga Iribarne. Une histoire, comme tant d’autres, dont la mémoire collective a été amputée. Et cela pour servir à ce trait constitutif de l’Espagne franquiste, qui fait partie du patrimoine légué par la Transition, et que Pereña, quant à lui, définit ainsi: «Ce pays resta privé de mauvaise conscience.» Et il ajoute: «Il n’y a pas pour une société de plus grande aberration d’une vue de soi-même que celle-là.» Face à quelque risque que ce soit qui pourrait troubler le conformisme établi autour du dogme que l’histoire a fonctionné pour le mieux, et en réalité de la seule manière possible, on voit immédiatement se produire en réaction un mouvement de consensus qui rétablit l’ordre. Là aussi, «il n’y a pas d’alternative».
Gregorio Peces Barba, qui quand ça l’arrange se vante d’avoir été un ami d’Enrique Ruano, a passé comme chat sur braise sur son souvenir dans son éloge funèbre d’hier pour Fraga Iribarne. Le souvenir d’Enrique Ruano aurait endommagé la marche de l’autel sur laquelle il place Fraga comme «homme d’Etat». Quelle définition splendide. Elle est parfaite ainsi, au singulier, sanctionnant par là l’équivalence entre l’Etat du franquisme et l’Etat de la Transition. Fraga a pu servir ces deux Etats sans grandes contradictions, et à des postes de grandes responsabilités, précisément parce qu’ils ont des fondements communs, parce que l’«Etat démocratique» est né taché de la boue et du sang de la dictature.
«Un démocrate», chante le chœur unanime. Dans le discours du pouvoir, «homme d’Etat» et «démocrate» sont des termes équivalents. Combien Jacques Rancière avait raison quand, dans son interview au quotidien Publico du 15 janvier 2011, il revendiquait la nécessité de repenser «complètement ce que signifie la démocratie, dans le sens fort du terme». Et d’ajouter: «La démocratie n’est pas une forme d’Etat. C’est la réalité d’un pouvoir du peuple qui ne peut jamais coïncider avec une forme d’Etat.» Le langage du mouvement du 15-M revient à dire la même chose de manière terre à terre: «Ils l’appellent démocratie et ça ne l’est pas.» Cela fait un moment qu’on ne l’entend plus massivement. L’exaltation posthume de Fraga nous rappelle à quel point il faudrait réoccuper les rues, qui devraient être les nôtres.
La haine est un sentiment inquiétant, même quand elle est justifiée. Même avec cette inquiétude, je hais Manuel Fraga Iribarne. Tant qu’ont été et que seront au pouvoir ces gens, ces «hommes (et femmes) d’Etat», qui se sont réunis en «communion démocratique» pour rendre hommage à l’un des leurs, nos morts ne reposeront pas en paix.
PS: J’ai écrit ce billet en souvenir d’Enrique Ruano, ami et camarade; c’était deux synonymes dans ces temps-là.
(Traduction A l’Encontre)
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[1] Enrique Ruano Casanova (1948-1969), militant du Frente de Liberacion Popular (FLP – Front de libération populaire), un des groupes politiques qui luttèrent contre le franquisme. Il a probablement été assassiné par la Brigada Politico Social (police politique du régime franquiste) qui l’avait arrêté trois jours avant sa chute mortelle d’un immeuble. – Réd.
[2] Julian Grimau Muños (1911-1963), membre du comité central du Parti communiste espagnol, a été arrêté en 1962 et torturé par la police politique franquiste, puis condamné à mort et assassiné par le régime. En 1963, divers actes de dénonciation de la condamnation de Grimau ont eu lieu. Ils furent stimulés par des membres du Parti communiste espagnol, des membres d’un petit groupe Action communiste. A Lausanne, le mur se situant en face de la cathédrale et devant les Escaliers du marché portait une inscription de «Non à l’exécution de Grimau». Une inscription qui avait pénétré la pierre poreuse. – Réd.
[3] Alfonso Guerra, né en1940, fut l’alter-ego de Felipe Gonzales depuis leur prise de contrôle du PSOE au fameux congrès de Suresne, puis vice-président du gouvernement de 1982 à 1991 quand il dut démissionner pour une affaire de corruption. Il incarnait la face bureaucratique sociale-démocrate du néo-libéral Felipe Gonzales. Il pose depuis quelques années au vieux sage centre-gauche du PSOE dans lequel il n’a jamais perdu l’influence que lui donne sa fraction «guerriste». – Réd.
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