Par Mariana Contreras
Derrière les éclats de la saison estivale – l’été de l’hémisphère sud – dans cette ville touristique d’Uruguay, fréquentée, entre autres, par de riches Argentins et réservée aux nantis, des femmes pauvres, qu’elles soient du pays ou étrangères, avec ou sans papiers, continuent à devoir plier l’échine. «Oui patronne» est la seule phrase qui leur est consenti de prononcer. Elles subissent des abus, des mauvais traitements, des comportements délictueux ou illégaux de la part des employeurs. Par contrainte ou par crainte, elles se taisent.
On leur a raconté qu’en venant elles verraient la mer dans un pays dont beaucoup parmi elles connaissaient à peine le nom. On leur a dit qu’elles viendraient travailler, mais que ce serait comme des vacances. Chaque été, on peut compter par dizaines les travailleuses domestiques qui arrivent à Punta del Este aux côtés des touristes, en majorité argentins. Elles sont paraguayennes, boliviennes, péruviennes. Elles s’étaient rendues en Argentine pour chercher du travail. Elles ont passé par les ateliers de couture clandestins, par les bidonvilles de Buenos Aires. Elles sont restées sans travail, «ancrées» dans un pays qui n’était pas le leur.
Certaines travaillent à l’année pour leurs patrons, d’autres ont commencé à travailler pour eux à peine quelques mois avant d’aller «en vacances», et d’autres ont été directement «embauchées» pour la saison. Elles traversent la frontière uruguayenne en tant que touristes et travaillent ensuite clandestinement. Elles n’ont pas d’autorisation légale et leurs patrons ne paient pas leurs cotisations sociales. Elles ne bénéficient donc d’aucune prestation. ni de protection (accidents, maladie) durant leur séjour. A leur arrivée, l’argent qu’on leur avait promis est souvent réduit de moitié. Elles n’ont pas de jour de congé ni de repos: pendant la journée elles nettoient, font la cuisine, s’occupent des enfants. Pendant la nuit aussi.
Dans certains cas leurs employeurs en sont arrivés à leur séquestrer les papiers et les téléphones portables, à leur interdire de sortir de l’appartement et à leur rationner la nourriture. La majorité de ces femmes supportent tout cela sans rechigner parce qu’elles n’ont aucun moyen de rentrer en Argentine ou dans leur pays, parce qu’elles savent qu’elles sont en infraction et parce qu’elles ne connaissent absolument pas leurs droits. Il est arrivé que des travailleuses soient abandonnées sans recevoir l’argent qui leur était dû et sans avoir la possibilité économique de rentrer chez elles.
Welcome home
A partir de 19 heures plus de 40 personnes sont réunies au siège des vendeurs ambulants de Maldonado. Il y a entre autres des femmes de ménage, des portiers et des travailleuses domestiques dont les syndicats font partie de la Fédération uruguayenne d’Employés de Commerce et de service (FUECYS). C’est la Fédération de Maldonado qui a rendu publiques les plaintes déposées par ces «étrangères», qui sont en situation plus ou moins irrégulière. Pour cette Fédération syndicale, c’est monnaie courante pendant l’été de recevoir des renseignements concernant des «étrangères» travaillant en situation d’exploitation dans tel ou tel immeuble.
Les femmes de ménage sont en général recrutées par l’administration d’un de ces grands immeubles. Ces femmes font les lits, nettoient les salles de bain, passent l’aspirateur et mettent de l’ordre dans les appartements. Elles travaillent à deux. On estime que chaque femme de ménage nettoie entre huit et dix appartements par jour. C’est dans ces allées et venues qu’elles entrent en contact avec les travailleuses domestiques «informelles» engagées par les propriétaires ou les locataires des appartements.
Le matin où les journalistes de l’hebdomadaire de Montevideo, Brecha, se sont rendus à Maldonado, Marita – une femme de ménage – avait aidé une cuisinière depuis 4 heures du matin et elle se sentait mal, ce qui n’a pas empêché ses patrons de l’appeler en urgence à 11h. Ils ont précisé: «Il s’agit d’appartements qui coûtent un million de dollars, et qu’on loue à 25’000,00 dollars par mois», sommes qui donnent une idée de leur mesquinerie.
César Teijón, délégué départemental de la FUECYS et membre du Syndicat unique de Travailleurs d’Immeubles de Maldonado (SUTEM), a raconté qu’il avait récemment été en contact avec une travailleuse paraguayenne à laquelle on interdisait de sortir de l’immeuble. La communication avec elle avait cessé abruptement. Depuis lors, il n’avait plus eu de ses nouvelles.
Quelques semaines auparavant, des syndicalistes ont également eu un contact avec une travailleuse péruvienne de 30 ans. Ses employeurs l’accusaient d’avoir cassé l’ordinateur, raison pour laquelle ils avaient décrété qu’ils ne lui verseraient plus de salaire jusqu’à ce qu’ils aient récupéré la somme équivalant au prix d’un appareil neuf.
Deux jours avant l’arrivée des journalistes de Brecha à Maldonado, un travailleur avait rapporté qu’une autre Péruvienne était partie à Buenos Aires avec un billet que la famille pour laquelle elle travaillait lui avait laissé. Cette famille était partie, sans l’avertir, en lui laissant un billet valable plusieurs jours plus tard. La Péruvienne a trouvé un gîte auprès d’une femme de ménage uruguayenne. Les syndicalistes ont affirmé, avec une amère ironie, aux journalistes de Brecha : «elle a eu de la chance». En effet, il arrive qu’après avoir pu prendre un jour de congé, des femmes reviennent pour constater que la famille pour laquelle elles travaillent a décampé. Elles sont nombreuses à venir grossir les bidonvilles en périphérie et on les trouve ensuite en train de vendre des objets lors des foires.
César Teijón a également rapporté que plus d’une «étrangère» vient travailler à Punta del Este avec l’espoir d’obtenir de l’argent qui leur permettra d’engager des avocats pour défendre des fils qui sont en prison, par exemple, pour avoir transporté de la drogue. Si on ajoute cela au manque de contacts dans le pays, la confiscation par l’employeur des passeports ainsi qu’une «culture» très pénétrée de l’idée que «lorsqu’on est pauvre il faut souvent plier l’échine devant les gens nés dans un berceau doré», selon l’expression résignée d’une travailleuse qui attendait d’être conseillée après la réunion, on comprend mieux que les domestiques doivent souvent subir une quantité d’humiliations.
On peut probablement trouver des situations analogues – ou encore pire – dans les résidences et les domaines autour de Punta del Este (dans les localités de José Ignacio, Manatiales ou La Barra), où les femmes n’ont même pas un contact quotidien avec des femmes de ménage ou des travailleurs qui viennent de l’extérieur. C’est un monde à part.
Le lendemain matin
Juan Andrés Roballo, directeur de l’Inspection Nationale du Travail a confirmé à Brecha qu’aucune plainte concrète sur la situation des travailleuses domestiques exploitées n’était encore parvenue à une institution. On ne sait donc pas non plus qui sont les employeurs coupables, au-delà du fait évident qu’il s’agit de personnes ayant un pouvoir d’achat élevé.
D’après Roballo, cette question renvoie à des ramifications multiples. Différentes. D’un côté, il peut y avoir des irrégularités au niveau de l’emploi (enregistrements auprès de la BPS [Banque de prévoyance sociale] avec des salaires sous-déclarés, travail au noir, non-paiement des primes diverses, etc.). D’un autre côté il y a peut-être des situations de maltraitance (employeurs qui invectivent les travailleuses ou les agressent) ; ce qui peut éventuellement constituer un délit. Il existe, en plus, un autre chapitre, également délictueux: la retenue de documents ou l’obligation de rester à la maison. Chacun de ces thèmes implique non seulement des travailleuses «étrangères» mais aussi des nationaux. «La première chose dont nous avons besoin pour pouvoir agir, ce sont des directives» explique Roballo. Sans elles, il est impossible de procéder à des inspections et, le cas échéant, d’en informer la justice ou l’organe de l’Etat compétent.
Au SUTEM et au Syndicat Unique de Travailleuses Domestiques (SUTD) on explique qu’il est impossible d’officialiser beaucoup de plaintes, parce qu’il n’existe pas de réseau pour soutenir ces personnes (et en particulier les «étrangères») une fois que la procédure est engagée. Lorsque la plainte est déposée, il y a de fortes chances pour que la travailleuse concernée se retrouve sans travail. Qu’il s’agisse d’une travailleuse de l’intérieur du pays ]au sens qui ne vient pas de Montevideo] ou d’une étrangère : «nous devons prévoir un logement, de la nourriture, un billet de retour, et actuellement nous ne pouvons pas compter là-dessus», explique Teijón. Il arrive aussi que la peur pousse la personne concernée à se rétracter. Il est alors difficile de vérifier les faits.
Sonia, une des représentantes du SUTD a évoqué le cas d’une travailleuse uruguayenne qui a pris contact avec le syndicat: «elle disait qu’elle devenait folle parce que depuis décembre on ne l’avait pas laissé sortir. Nous avons suivi ce cas avec la police, qui a confirmé que la personne travaillait effectivement dans l’immeuble indiqué; nous y sommes allées et nous avons pu lui parler, mais bizarrement elle a ensuite reculé et nous a dit qu’elle ne travaillait plus là. Quelques jours plus tard, elle est venue au syndicat pour s’excuser, pour confirmer que tout ce qu’elle avait dit était vrai, mais qu’elle avait subi de telles pressions et se sentait si mal qu’elle a finalement renoncé à porter plainte. Ses employeurs sont une famille anglaise».
Pour tenter de tisser un réseau, la FUECYS de Maldonado a contacté le bureau des Migrations, où on leur a dit que si la travailleuse était entrée légalement, la question n’était pas de leur compétence. Au Consulat du Pérou on a expliqué aux représentants de FUECYS que le consulat ne disposait pas de logements, même si à Montevideo il pouvait se coordonner avec des institutions. Ne disposant pas d’une politique de rapatriement pour leurs compatriotes, le Consulat ne pouvait se charger des retours. Au Ministère des Relations étrangères la réponse a également été négative: «si la personne est légale et sans problèmes juridiques, nous ne pouvons ni l’expulser, ni la faire sortir du pays».
«Ils nous prennent pour des esclaves»
Diva a renoncé à sa sieste chez elle au bidonville Kennedy pour répondre aux questions de Brecha dans un coin de la cour, à l’abri du soleil. Elle est brésilienne et a environ 60 ans. Elle habite en Uruguay depuis 40 ans. Petite et corpulente, elle a des cheveux gris pris dans une longue tresse. C’est une de ces femmes que plus rien ne peut surprendre. Elle avait 9 ans lorsqu’elle a commencé à travailler en s’occupant d’enfants d’estivants riches sur la plage.
Ensuite, lorsqu’elle a déménagé à Rocha, des gens venaient chez elle à la recherche de domestiques. En faisant référence à ses 14 enfants, ils disaient à sa mère: «A quoi cela te sert-il d’en avoir autant? Donne-moi en une… Et moi je me proposais d’abord parce qu’on avait si faim...». Maintenant, elle ne travaille plus, en partie à cause d’une thrombose de la jambe et en partie pour des questions «d’esthétique»: personne ne veut plus engager des personnes âgées et obèses. Elle a également travaillé comme domestique à la campagne. Ses employeurs lui assuraient qu’ils conservaient sa paie pour la lui remettre quand elle partirait; elle a subi des fausses accusations de vol et plusieurs enfermements. Elle est aussi au courant des «étrangères» qui travaillent dans de mauvaises conditions ; c’est une histoire qui remonte à longtemps. Elle a discuté avec l’une d’entre elles qui lui a dit «nous ne recevons pas d’argent parce que nous sommes venues voir la mer».
L’année passée des «employeurs» sont venus au bidonville Kennedy en offrant 4’000 pesos [environ 200 dollars] pour travailler comme domestique. Parfois ils offrent 12-13’000 pesos, pour ne payer finalement que 7’000 pesos. Et comme tout cela se passe «au noir», il est difficile pour les gens de porter plainte ou d’émettre une revendication. «Maintenant c’est un peu mieux parce qu’il y a des syndicats et que le gouvernement a fait des lois, mais ils continuent à invectiver et à frapper» explique-t-elle, avant d’ajouter: «C’est bien que les étrangères travaillent, moi-même j’en suis une, mais quand ils vont les chercher en masse…».. Elle faisait référence aux discours de Mujica [l’actuel président de l’Uruguay] sur la nécessité d’engager une main-d’œuvre étrangère qualifiée. Pour elle, c’est contradictoire: «Comment peut-on avoir de la main-d’œuvre qualifiée, ici, si les gens ne gagnent que des salaires minimums ou quand ils travaillent 24 heures par jour? Quand vont-ils pouvoir se qualifier?»
En esquivant les flaques d’eau croupie des chaussées de Kennedy, Diva nous conduit à la maison d’une voisine. «L’autre jour, elle me parlait des hurlements et des coups que lui infligeait sa patronne». Mais la voisine en question explique depuis la porte de sa maison que maintenant il n’y a plus de hurlements: elle a été licenciée, une semaine plus tôt. Elle travaillait de manière intermittente depuis quatre étés pour une famille argentine. Son horaire était de 9 à 15 heures; même si elle ne partait jamais avant l’heure, on ne lui a jamais payé les heures supplémentaires et elle n’a jamais eu un congé. Elle encaissait 600 dollars et n’a jamais été déclarée. «La patronne passait les doigts sur les meubles pour voir s’ils étaient propres ; elle hurlait quand elle trouvait qu’une chemise était mal repassée ou qu’un drap avait été mal lavé. J’ai enduré et enduré encore, mais si elle me disait que quelque chose était mal je répondais que non. Elle n’a pas pu me dominer, et elle m’a fait dire par l’intermédiaire de l’intendante que je ne devais plus y aller parce qu’elle avait besoin de quelqu’un qui dorme sur place.»
«Ils te prennent pour une bonniche, une esclave» disait Diva un peu plus tôt. Et c’est justement ce que n’a pas supporté Daisy qui vit dans le bidonville derrière La Cilsa. L’année dernière elle a travaillé comme femme de chambre au Season Tower [immeubles d’appartements de luxe à Punta del Este] à côté de l’Hôtel Conrad. Son horaire était de 9h à 17h, avec une demi-heure pour manger. Son salaire était de 12’000 pesos nominaux. «Nous devions apporter nous-mêmes la nourriture et l’eau, et si quelqu’un d’un appartement nous offrait une pâtisserie, il fallait que nous demandions permission à l’employée pour la manger» raconte Daisy. Avant de partir du travail, on les fouillait (corps et sacs, etc.) pour s’assurer qu’elles n’avaient rien pris. Daisy est une de ces femmes fortes, qui affrontent ce qu’elles estiment être injustes. Elle dit: «Ils te crachent dessus toute la journée, je préfère manger du pain dans les poubelles et conserver ma dignité».
Suivant d’où «on vient»…
Le tarif conventionnel pour les travailleuses domestiques est de 7’975 pesos pour 44 heures hebdomadaires [soit 410 dollars, moins de 400 CHF]. Pendant la pleine saison, les tarifs varient selon les employeurs. Une des revendications du syndicat est la suivante: pendant la pleine saison, les salaires doivent plus élevés pour toutes, sinon les travailleuses employées à l’année se trouvent désavantagées par rapport à celles employées durant la saison estivale. Pendant l’été, les salaires varient, mais d’après les observations recueillies par Brecha, ils se situent autour de 12’000 pesos (bruts), soit 617 dollars. Si les personnes sont enregistrées, les salaires sont en général déclarés comme étant plus bas.
Pendant la pleine saison, les domestiques, les femmes de chambre et les portiers travaillent le plus souvent sept jours par semaine. Tous les travailleurs et les travailleuses avec lesquels Brecha s’est entretenu ont confirmé que, même si c’est contraire à la loi, il n’existe aucun repos pendant la saison.
D’après une représentante du syndicat, il arrive pendant l’été que certaines travailleuses domestiques atteignent des salaires de 20’000 à 30’000 pesos lorsqu’elles habitent sur place. Dans certains cas, les barèmes sont respectés, dans d’autres – et c’est le cas pour beaucoup d’«étrangères – lorsqu’elles vont chercher leur paie, elles la trouvent réduite de moitié.
Un travailleur a raconté que dans l’immeuble où il exerce ses fonctions, deux Paraguayennes reçoivent 700 dollars par mois entre les deux (leur employeur est un patron industriel argentin du coton), alors qu’une Uruguayenne est payée 1’500 dollars.
Contrôles de la Banque de Prévoyance sociale
Depuis 45 jours le PBS a effectué 1’840 inspections, dont mille étaient focalisées sur le travail domestique, a expliqué le président de l’institution, Ernesto Murro. Les fonctionnaires ont reçu 17 plaintes pour cause d’irrégularités, dont 16 ont été confirmées. Aujourd’hui, une négociation est en cours avec les employeurs sur les modalités de la régularisation.
Murro a signalé qu’au cours de cette dernière année il y a eu une augmentation de l’immigration de travailleuses boliviennes, péruviennes et paraguayennes, entre autres. Elles sont employées majoritairement en tant que travailleuses domestiques. Si la travailleuse vient au pays en tant que touriste et est engagée dans «une activité professionnelle», il lui faut demander un permis de résidence temporaire, ce qui est prévu dans les conventions bilatérales (entre pays). Cet accord n’a pas encore été ratifié avec le Pérou.
La BPS a proposé au Mercosur que les travailleuses domestiques puissent se déplacer sans difficultés dans les pays membres et rester en travaillant jusqu’à une année (actuellement la période est de trois mois). Si la travailleuse est régularisée dans son pays d’origine, les cotisations sociales continueront à être versées. Mais si elle est «au noir», alors elle devra être régularisée en Uruguay et les cotisations sociales seront versées ici. (Traduction A l’Encontre)
_______
Cet article est paru dans l’hebdomadaire uruguayen Brecha, en date du 10 février 2012.
Soyez le premier à commenter